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Ô toi que j’aime

© Jean Sentis

ou Le récit d’une apocalypse – texte, mise en scène, scénographie et lumières Fida Mohissen, Compagnie Gilgamesh Théâtre – au Théâtre Jean Vilar de Vitry, dans le cadre des Transversales.

C’est l’histoire d’une re-naissance que dessine avec minutie Fida Mohissen, artiste d’origine syrienne, à travers son personnage, Nour Assile. Détenu avec d’autre radicalisés, c’est par le questionnement et par le théâtre qu’il construit sa rédemption et s’affranchit petit à petit de la chape religieuse que son éducation lui a infligée. Son long chemin initiatique le métamorphose, au fil des rencontres il fait l’apprentissage de l’autre. « Nous avons le devoir de prendre la parole, il en va de notre responsabilité dans ces temps de trouble et de sang » dit l’auteur- metteur en scène.

Marie, jeune réalisatrice de documentaires (Clea Petrolesi) et Ulysse, metteur en scène, (Stéphane Godefroy) travaillent en prison avec les détenus et les invitent à monter un spectacle autour de Djalal Ad Dîn Rûmi, poète mystique du XIIIe siècle qui a profondément influencé le soufisme et dont l’œuvre est marquée par sa rencontre avec le maître spirituel, Shams, qui sera assassiné. « Je ne suis ni chrétien, ni juif, ni parsi, ni même musulman. Je ne suis ni d’Orient ni d’Occident, ni de la terre, ni de la mer. J’ai abdiqué la dualité, j’ai vu que les deux mondes ne sont qu’un » disait Rûmi.

C’est à travers cette démarche que Marie et Ulysse rencontrent Nour Assile, jeune détenu radicalisé, à la recherche de lui-même (Lahcen Razzougui). A partir de cette fiction-témoignage, écrite de façon métaphorique et poétique, se construit un processus de la connaissance, et de la reconnaissance des autres par la différence. Le texte, partant d’une Chronique historique du XIIIème siècle, fait un saut dans le temps jusqu’en 2015 et montre, par ses Chroniques contemporaines 1 et 2, que l’Histoire ne cesse de se répéter par la barbarie et la destruction : désintégration de Raqqa, Alep, Damas et Mossoul au XIIIème siècle, exactions et effacement de toute culture au XXIème : mosquées dites hérétiques, livres rares, théâtres et églises, réduits en cendres, là-bas ; série d’attentats, fusillades et attaques-suicides, ici, un 13 novembre 2015.

Le récit est construit en deux parties : la première, intitulée Les Intrigues, où tout explose et où Ulysse est tué par les détenus le jour de l’unique représentation, la seconde partie : Les Destinées quand Marie décide de reprendre le spectacle et incite Nour Assile à poursuivre son récit. Il confesse sa rencontre avec une amie de la fac et sa première expérience sexuelle à l’âge de vingt-trois ans, la culpabilité qui s’en est suivie et le rachat qu’il espérait auprès du Cheikh, dont il démonte les mécanismes d’endoctrinement ; la mort qui rôde. A certains moments, un conteur apparaît et raconte le voyage, par flash-back, et la quête de Nour Assile fait le lien entre les deux parties : « Qui me sauvera de moi-même ? » s’interroge-t-il au fil des jours, et plus tard, se retournant sur son parcours, il constate : « J’ai quand même mis des années avant de cesser de me considérer en territoire ennemi. » Son voyage au bout de la nuit le conduit vers une résurrection et celle qui aurait pu l’accompagner encore plus loin, Marie, dont ce n’est pas la destinée, s’efface : « Je dois partir, Nour ! Pour toi. Pour moi. Il faut que je parte. » Et Nour Assile reprend son destin en mains « tel le danseur qui, sorti de son tournoiement, doit fixer le sol, fixer un point pour que cesse ce vertige. Tout bouge, tremble, danse autour de moi et dans moi. » Il regarde la vie, droit dans les yeux.

Ô toi que j’aime ou Le récit d’une apocalypse est un choc, par l’écriture, sans concession, comme un conte et un poème et par la puissance du langage scénique : ses lumières extrêmes qui sculptent les personnages dans un espace vide à la Peter Brook, emblématique (Fida Mohissen) ; la bande-son qui en arrière-plan, fait entendre la prison ou le Bataclan (David Couturier, Michel Thouseau) ; les images vidéo projetées sur un tulle qui accompagnent les moments les plus tendus (Benoît Lahoz) ; la révélation d’un acteur, Lahcen Razzougui, dans le rôle de Nour Assile, incarnation même du trouble qui l’habite sur ce Chemin de Damas.

La rigueur du travail de Fida Mohissen se confirme de spectacle en spectacle, nous l’avions découvert dans le Livre de Damas et des prophéties qu’il avait mis en scène il y a plusieurs années dans ce même théâtre, à partir de deux pièces de Saadalah Wannous : Un jour de notre temps et Le viol. Plus intime et personnel donc plus difficile encore, car s’inscrivant dans un réel occidental sensible et collectivement meurtri, Ô toi que j’aime engage l’irrationnel et le tragique. Et l’auteur dénonce courageusement « la conspiration contre notre civilisation, notre nation, notre existence » et « l’art de la rhétorique religieuse musulmane » quand elle est dévoyée, qu’il résume par : « une pensée politique qui attise l’animosité, la détestation, la haine de l’occident. »

Balloté entre Liban et Syrie pour raisons de guerre quand il était enfant, Fida Mohissen s’inscrit très tôt dans la jeunesse du parti Baas et pratique le théâtre qu’il développe ensuite dans une troupe universitaire, se forme comme acteur et joue dans de nombreux spectacles. En 1992 il crée la troupe Ouchak al Massrah soutenue par la partie française, à Damas et anime les ateliers théâtre du Centre culturel français où il monte Camus, Beckett et Molière, entre autres. « Un 4 octobre, il y a tout juste vingt ans, un avion m’a jeté ici alourdi de valises, de livres et de visions claires, de certitudes. J’avais pleuré pendant les quatre heures de vol qui séparaient Paris de Damas. Et si l’objet de mes larmes n’était pas uniquement la perte de familles, d’amis ou de la terre natale, mais une intuition prémonitoire de la perte de celui-là même qui partait ? » Installé en France depuis, il développe courageusement son éloge de l’ombre et ses partitions théâtrales entre différentes villes dont Avignon et Paris. Son talent est immense.

Brigitte Rémer, le 22 avril 2019

Avec : Stéphane Godefroy, Ulysse – Lahcen Razzougui, Nour Assile – Benoit Lahoz, le Cheikh –  Clea Petrolesi, Marie – David Couturier, guitare électrique live – Michel Thouseau, contrebasse live. Assistanat mise en scène Amandine du Rivau – régie Générale Olivier Mandrin – création musicale et sonore David Couturier, Michel Thouseau – scénographie et lumières Fida Mohissen – vidéo Benoît Lahoz. Le spectacle a été créé en juillet 2018 au 11è/Gilgamesh-Belleville. Le texte est publié aux Éditions Lansman.

Du 8 au 18 avril 2019, Les Transversales, festival des arts mélangés de Méditerranée, Théâtre Jean Vilar de Vitry, 1 Place Jean Vilar, 94400 Vitry-sur-Seine – Navettes AR au départ de Châtelet, sur réservation – Tél. : 01 53 53 10 60 – Site : www.theatrejeanvilar.com – En tournée : les 20 et 21 novembre 2019, à L’Heure Bleue de Saint-Martin d’Hères – Les 11 et 12 décembre 2019 au Théâtre Charles Dullin de Chambéry.

 

Gilgamesh Épopée ou La Passion d’Enkidu

© Catherine Peillon

Opéra pour huit instrumentistes, électronique et vidéo – Ensemble Mezwej – avec la complicité de l’Ensemble Achéron – conception, composition et direction Zad Moultaka – au Théâtre Jean Vilar de Vitry, dans le cadre des Transversales.

Le coup d’envoi des Transversales a été donné par la directrice du Théâtre Jean Vilar de Vitry, Nathalie Huerta, qui a élaboré la quatrième édition de ce Festival des arts mélangés de Méditerranée. À l’affiche, neuf spectacles sur quinze jours parlent de l’Histoire avec un grand H, de notre monde et d’altérité.

Gilgamesh Épopée ou La Passion d’Enkidu lance le cycle. Cet opéra a été créé à Nantes puis à l’Arsenal de Metz avant d’être présenté pour la première fois en Île de France. Il a pour source d’inspiration une légende de plus de quatre mille ans, qui continue à voyager dans le temps, Gilgamesh, récit épique composé de douze tablettes sumériennes rédigées en akkadien, une des œuvres littéraires les plus anciennes de l’humanité. Par son désir de gloire et d’immortalité, Gilgamesh, roi de la ville d’Uruk en ancienne Mésopotamie, s’attire la colère des dieux. Au titre de représailles ils lui envoient Enkidu, pour le combattre. « Debout dans la grand-rue d’Uruk-les-clos, Enkidu ( ) faisait preuve ( ) de violence ( ), Barrant la route à Gilgamesh. Devant lui se tenait la population (entière) d’Uruk, (Tout) le peuple s’était attroupé alentour, La foule se pressait devant lui… » Mais Gilgamesh et Enkidu scellent entre eux une puissante amitié « à la vie, à la mort », triomphent du géant Humbaba et du Taureau céleste.  A la recherche d’actes héroïques, Gilgamesh entraine Enkidu dans un long et périlleux périple à l’issue duquel ce dernier trouve la mort. Son agonie et sa perte de sens plongent Gilgamesh dans le désespoir. Il improvise un rituel pour ses funérailles puis part à la recherche de la fleur de l’immortalité. Son errance solitaire le mène jusqu’aux confins du monde et de l’enfer. « Sur son ami Enkidu, Gilgamesh Pleurait amèrement En courant la steppe. Devrais-je donc mourir, moi (aussi) ? Ne (me faudrait-il) pas ressembler à Enkidu ? L’angoisse M’est entrée au ventre ! C’est par peur de la mort Que je cours la steppe ! »

Zad Moultaka a mis en musique avec une grande subtilité et complexité cet incroyable récit, où « les personnages SONT la parole. » Ni illustrative, ni emphatique, la musique est chaude et développe sa narration, détachée du texte, comme un commentaire. Elle pleure et soupire avec son héros, monte au combat et les notes voyagent entre la mort, les dieux, les enfers, la solitude et la puissance. « Je vagabonde par la steppe » dit Gilgamesh. Les huit instrumentistes sont en demi-cercle face au chef et au public, avec leurs instruments grecs et leurs techniques spécifiques de jeu : la lyra (Sokratis Sinopoulos), le ney (Harris Lambrakis), le kanun (Stefanos Dorbarakis), le santuri (Vangelis Pashalidis), le yaili tanbur (Evgenios Voulgaris) ; avec les percussions (Claudio Bettinelli) ; avec deux violes de gambe (Marie-Suzanne de Loye et Andreas Linos). Les instruments méditerranéens se mêlent aux so­norités des instruments baroques et impriment puissance et fragilité au texte.

Le récit s’imprime sur écran, austère, beaucoup de mots sont manquants, espaces blancs mis entre crochets. Le regard du spectateur parfois hésite entre écran et musiciens, « Le temps a mangé l’histoire » dit le compositeur, « c’est comme un individu qui perd la mémoire… » Les tablettes originelles disparues, le texte doit beaucoup à la transmission orale et de nombreuses versions et interprétations ont traversé le temps. Zad Moultaka a choisi la version de l’épigraphiste, Jean Bottéro, qui a réalisé un énorme travail scientifique pour faire découvrir les mythes et les dieux. Dans Gilgamesh Épopée ou La Passion d’Enkidu il a travaillé par cycles, répétitions, et mouvement en spirales. Il a respecté les lacunes et les imprécisions d’un texte raviné par le temps, qui deviennent comme des respirations et conduisent jusqu’au chuchotement final et à l’écran blanc. Parfois, les lettres se perdent et dansent sur l’écran, tombent et s’entrechoquent en un geste artistique. A d’autres moments des images s’affichent,  comme un poème.

Car Zad Moultaka est non seulement compositeur mais il est aussi plasticien. Né au Liban, il avait présenté en 2016 au Théâtre Jean Vilar de Vitry, son oeuvre précédente, intitulée Um. Formé à l’IRCAM puis auprès de l’Ensemble 2 e 2m, en résidence à l’Arsenal de Metz et à l’Institut du Monde Arabe, il travaille entre les modalités et les rythmes de la musique arabe, et l’écriture contemporaine occidentale. Il a créé l’Ensemble Mezwej en 2004, d’abord en résidence pendant trois ans à la Fondation Royaumont et travaille entre Paris, Marseille, Beyrouth et Athènes. Pour Gilgamesh Épopée ou La Passion d’Enkidu, les musiciens ont travaillé en Grèce et en France au cours de trois résidences expérimentales. Leur recherche puise dans les profondeurs de la tradition mêlée à la créa­tion d’aujourd’hui. Certains courts moments appellent le vocal dans une grande expressivité, semblable à un chœur, et la montée dramatique nous mène dans l’essence même du sujet, la question de la vie et de la mort.

Dans ce récit d’initiation et d’apprentissage de la sagesse chez Gilgamesh, Zad Moultaka, compositeur talentueux et ses musiciens, sont porteurs d’une belle énergie et grande simplicité en mariant modalités orientales et occidentales dans les subtiles nuances d’une mémoire fragmentée. On se laisse porter.

Brigitte Rémer, le 16 avril 2019

Avec les Solistes des Ensembles Mezwej et Achéron – direction Zad Moultaka : Sokratis Sinopoulos, lyra –  Evgenios Voulgaris, yaili tanbur – Harris Lambrakis, ney –  Stefanos Dorbarakis, kanun – Vangelis Pashalidis, santuri – Claudio Bettinelli, percussions – Andreas Linos, Marie-Suzanne de Loye, violes de gambe – Commande et coproduction Onassis Cultural Center d’Athènes, Arsenal de Metz, Mezwej. Avec le soutien de la DRAC Provence Alpes Côte d’Azur.

Du 8 au 18 avril 2019, Les Transversales, festival des arts mélangés de Méditerranée, Théâtre Jean Vilar de Vitry, 1 Place Jean Vilar, 94400 Vitry-sur-Seine – Navettes AR au départ de Châtelet, sur réservation – Tél. : 01 53 53 10 60 – Site : www.theatrejeanvilar.com.