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Nôt

Chorégraphie de Marlene Monteiro Freitas (Cap Vert – Portugal) – Création Festival d’Avignon 2025, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes – en français et en anglais.

© Christophe Raynaud de Lage

Côté cour un lit et un grand miroir, on pourrait être dans la chambre et l’espace sacrificiel des jeunes femmes consommées puis tuées au petit matin par le roi Shāhrīyār, dans les contes des Mille et une Nuits auxquels se réfère Marlene Monteiro Freitas.

Côté jardin différents podiums, dont un à l’arrière-scène où se tiennent les musiciens, sorte d’appariteurs tout de noir vêtus et maquillés de blanc, comme des Monsieur Loyal, musiciens-acteurs talentueux et sérieux comme des papes. À l’avant de ce même côté jardin, trois lits parallèles étagés et une table où de temps en temps stationne un personnage. Au centre, de grandes grilles blanches barrent l’espace et la façade de la Cour, quelques caisses claires y sont accrochées. Derrière, trois grilles en forme de triangle isocèle, sorte de toile de tente pour exercice de survie – mot que la chorégraphe affectionne particulièrement – qui, au demeurant ne servent pas à grand-chose. Des micros partout autant que de cuvettes bleues et vases de nuit qui se baladeront sur les genoux des spectateurs, des sacs à linge sale que chacun tient comme un emblème.

© Christophe Raynaud de Lage

Si les Mille et une Nuits sont la référence comme le dit la chorégraphe, il y a sur scène des Schéhérazade petites et masquées, sortes de poupées au masque figé, répétées en plusieurs versions. L’une d’entre elles n’a pas de jambe mais sa mobilité est époustouflante, ses prothèses de tissu apportent une théâtralité marionnettique troublante. La petite chaise de poupée qui lui est destinée permet de créer une tension entre le grand et le petit, dans un jeu d’échelles intéressant par rapport au contexte de cette grande Cour d’Honneur.

Dans le prologue, apparaît un danseur noir aux jambes de gazelle portant une courte jupe blanche et jouant avec élégance et espièglerie de petits lancements de bassin/hanches déclinés en variations. « Can we begin ? » demande-t-il. Les lumières s’allument et s’éteignent avant que n’entre un homme qui se place derrière un micro sur pied pour haranguer et donner un fort discours mimographique, sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche.

On est loin des mythiques Mille et une Nuits où le roi Shāhrīyār a épousé la fille de son vizir, Schéhérazade remarquée par sa beauté et son intelligence à tel point qu’elle s’arrange, pendant mille et une nuits d’affilée, à faire durer son récit jusqu’à l’aube, le concluant au moment crucial du suspens pour que le roi son mari ait envie de connaître la suite, et la laisse vivre chaque jour, un jour de plus.

© Christophe Raynaud de Lage

Marlene Monteiro Freitas, danseuse et chorégraphe née au Cap-Vert et basée à Lisbonne – choisie comme artiste complice du Festival d’Avignon en cette 79ème édition – annonce s’être nourrie de contes persans, indiens et arabes pour préparer le spectacle, on n’en trouve cependant guère trace. Point de Shéhérazade ni de Sultan, point de Sinbad ni d’Aladin, point de contes enchâssés les uns dans les autres, point d’histoire. La chorégraphe aime le trash, l’hémoglobine et les draps souillés, les couteaux et la provoc, relookés par le grotesque et l’image très lointaine du carnaval originel de Cap-Vert. Seuls les musiciens dans leur distance chaplinesque et changements de rythmes nous sortent de l’ennui, y compris quand ils se syncopent et se mécanisent comme des mannequins, en robes noires ou jouant de la caisse claire à l’horizontale.

© Christophe Raynaud de Lage

Au milieu de cet hybride décousu et de ce vide sidéral on navigue à vue, d’énergie en hystérie, de repas régurgités en langages désordonnés et pièces détachées. La montée en puissance mène à la déstructuration. Il n’y a finalement ni texte ni chorégraphie, seul un univers contrasté mâtiné d’excès développés jusqu’à l’anomie.

Marlene Monteiro Freitas monte des spectacles chorégraphiques depuis une quinzaine d’années. Il y avait eu Guintche en 2010 un festival de grimaces, (M)imosa en 2011, en collaboration avec Trajal Harrell, François Chaignaud et Cecilia Bengolea, Canine Jaunâtre 3, en 2018, monté pour la Batsheva Dance Company et mis ensuite au répertoire du Ballet de l’Opéra de Lyon, Mal-Ivresse divine en 2021, d’après un intitulé de Georges Bataille. Le Festival d’Automne de Paris lui a consacré un Portrait en présentant plusieurs de ses œuvres en 2022. Elle a mis en scène en 2023 Lulu d’Alban Berg, à Vienne, coproduit par les Wiener Festwochen et le Theatre An der Wien. Elle a entre autres obtenu en 2018 le Lion d’argent pour la danse à la Biennale de Venise.

Avec l’hybride Nôt, contrasté et inattendu, minimaliste et radical, la chorégraphe est dans le chic destroy plutôt mode et sans aucun ré-enchantement du monde. Ce n’est pas à la hauteur du lieu ni des enjeux et la montagne accouche ici d’une souris.

Brigitte Rémer, le 19 juillet 2025

Avec : Marie Albert, Joãozinho da Costa, Miguel Filipe, Ben Green, Henri “Cookie” Lesguillier, Tomás Moital, Rui Paixão et Mariana Tembe – assistanat chorégraphique, Francisco Rolo  – conseil artistique, João Figueira – scénographie, lumière et direction tchnique, Yannick Fouassier – son, Rui Antunes – costumes, MMF, Marisa Escaleira – Régie générale Ana Luísa Novais. Production P.O.R.K – Coproduction Festival d’Avignon. – Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès – Résidence La FabricA du Festival d’Avignon – Captation en partenariat avec France Télévisions.

En tournée :  14 et 15 août 2025 : Berliner Festpiele Berlin (Allemagne) – 28 et 29 août 2025 : La Bâtie, Genève  (Suisse) – 11 au 14 septembre 2025 : Culturgest, Lisbonne (Portugal) – 19 et 20 septembre : Rivoli, Porto (Portugal) – 6 au 8 février : Onassis Stegi, Athènes  (Grèce)- 20 et 21 février 2026 : PACT Zollverein Essen (Allemagne) – 4 et 5 mars 2026 : Le Quartz, Brest – 25 au 28 mars 2026 et 14 au 17 mai 2026 : Chaillot hors-les-murs / Parc de la Villette, Paris – 22 et 23 avril 2026 : La Comédie, Clermont-Ferrand – 28 et 29 avril 2026 : MC2, Grenoble – 6 et 7 mai 2026 : Maison de la Danse, Lyon – 14 au 17 mai 2026 : Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles (Belgique).

Les 5, 6 juillet, et du 8 au 11 juillet 2025, à 22h – Cour d’Honneur du Palais des Papes. Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

Les Mille et Une Nuits

© Elizabeth Carecchio

Une création de Guillaume Vincent très librement inspirée des Mille et Une Nuits, à partir de la traduction du Dr Joseph-Charles Mardrus – Compagnie MidiMinuit – à l’Odéon/Théâtre de l’Europe.

Deux documents des IXème et Xème siècle ayant pour source un recueil persan, sont à l’origine de ces Mille nuits et une nuit, cent seize contes populaires, de format, nature et dialecte très divers selon les ajouts intervenus au fil du temps et selon les régions du monde traversées. On se souvient d’histoires associées et de personnages comme Aladin, Ali Baba ou Sindbad. Pour son montage dramaturgique, assisté de Marion Stoufflet, Guillaume Vincent a choisi une douzaine de contes dans la traduction du Dr Joseph-Charles Mardrui auxquels il a adjoint d’autres textes, d’autres séquences.

Médecin égyptien issu d’une famille fortunée d’origine caucasienne, engagé un temps aux Messageries maritimes, Mardrus (1848-1949), a visité le Moyen-Orient, l’Asie du Sud-Est et la Chine. Porteur d’exotisme lui-même, il s’est installé à Paris et a pénétré le milieu littéraire de l’époque, fréquentant le 89 rue de Rome chez Mallarmé où il s’est lié d’amitié avec André Gide. Les différentes éditions de sa traduction des Mille nuits et une nuit, exécutée à partir de l’édition égyptienne de Bûlaq datant de 1835, puis sa nouvelle traduction intitulée Les Mille et une nuits, lui attirent les foudres des milieux scientifiques qui émettent des réserves sur son talent de traducteur. Ils préfèrent se référer à la traduction plus classique d’Antoine Galland, publiée au tout début du XVIIIème siècle et que défend Marcel Proust, contrairement à la sienne défendue par Gide, version plus proche du terroir arabe, plus sensuelle et érotique, donc plus transgressive.

L’Histoire du Roi Schahriar – qui signifie Maître de la ville, en persan – est la première du recueil, elle définit le cadre. Apprenant par son frère l’infidélité de son épouse, le Roi Schahriar décide de se venger. Après avoir tué l’épouse il « ordonna à son vizir de lui amener chaque nuit une jeune fille vierge. Et chaque nuit, il prenait ainsi une jeune fille et lui ravissait sa virginité. Et la nuit écoulée, il la tuait. » La fille aînée du vizir, Schahrazade, « qui avait lu des livres, les annales, les légendes des rois anciens et les histoires des peuples passés » inventa un stratagème avec sa jeune sœur, Doniazade, et demanda à son père de la marier au Roi. A contre cœur le vizir finit par céder. Tandis qu’il en informait le Roi, Schahrazade complota avec sa jeune sœur et lui expliqua son plan : « Lorsque je serai près du Roi je t’enverrai mander : et lorsque tu seras venue et que tu auras vu le Roi terminer sa chose avec moi, tu me diras : Ô ma sœur, raconte-moi des contes merveilleux qui nous fassent passer la soirée ! Alors, moi, je te raconterai des contes qui, si Allah le veut, seront la cause de la délivrance des filles ! » Et, dès la première nuit, elle engage son premier conte. Elle l’arrête au petit matin, comme il en sera chaque matin qui suivra ces mille et une nuits pendant lesquelles elle détournera l’attention du Roi, avec les mots magiques consignés dans la traduction de Mardrus : « Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et ne prolongea pas davantage le fil de son récit. Et lorsque fut la… énième… nuit, Schahrazade s’invente une nouvelle Histoire. » Et tournent en boucle des fables qui s’emboîtent les unes dans les autres comme autant de poupées russes au cours de Nuits qui n’épuisent jamais la conteuse et apaisent le Roi.

C’est ce conte majeur de Schahrazade – Schéhérazade – qui englobe tous les autres avec une multitude de personnages mis en miroir les uns par rapport aux autres, dont Guillaume Vincent s’empare. Il en fait une décoction à sa manière, y ajoute sa fantaisie et ses anecdotes, emmène le spectateur de Bretagne en Egypte, en passant par Paris. L’entreprise est périlleuse. Il ne joue pas l’orientaliste, sa version est occidentale et théâtrale selon sa vision esthétique – que nous avions notamment rencontrée dans Songes et Métamorphoses d’Ovide et Shakespeare, spectacle présenté aux Ateliers Berthier/Odéon en 2017 (cf. notre article du 3 mai 2017). « Dire mille et une nuits c’est en ajouter une à l’infini » disait joliment Borgès.

La scène initiale débute avant même l’extinction des feux de la salle alors que le public s’installe : une demi-douzaine de sacrifiées en robes blanches et voiles de mariées, qui, dans les fauteuils plastique d’une salle d’attente au carrelage vieillot, impersonnelle et inexpressive, attendent d’être appelées par un avertisseur sonore, leur arrêt de mort pour la jouissance du Roi. On les voit monter le grand escalier central et dérobé dont la porte s’ouvre, elles ne redescendent pas. Au fil de leur disparition, les murs de l’escalier se couvrent de traînées de sang, de plus en plus apparentes (scénographie François Gauthier-Lafaye, lumière César Godefroy). On ne verra pas le Roi, même si, dans la tradition, ce sont les femmes que l’on cache. On verra surtout, dans ce livre d’images où le comique côtoie le tragique et l’humour le cliché, une poignée d’hommes, noeuds pap, restes de smocking ou bien survêtement, se faire émasculer. Pour compléter la scénographie, de chaque côté de cet escalier Barbe-Bleue, une porte menant aux maisons, dans des géographies non identifiées. Quelques guirlandes, des couleurs, un peu d’étoiles, beaucoup de kitsch. Côté jardin, un musicien joue quelques intermèdes avec son oud d’orient et sa bombarde bretonne. Sa discrète musique se joint aux poncifs orientalistes comme Shéhérazade de Rimsky-Korsakoff ou La Danse du sabre de Khatchatourian (composition musicale Olivier Pasquet, son Sarah Meunier-Schoenacker). La tradition orale ayant traversé la Perse, l’Inde, la Chine, le Monde Arabe, nous voyageons, entre le réel et le fantasmé des Mille et une nuits et des anecdotes ajoutées au fil des sinuosités, parfois simplistes et caricaturales, proposées.

A la fin, et puisqu’il faut bien en finir au bout de 3h30 de spectacle, Guillaume Vincent s’invente un scénario comme si les mille et une pages n’y suffisaient pas : le Roi découvre que Shéhérazade aurait eu des enfants, sans doute aussi les siens ; et une femme couronnée Roi en couronne une autre et dévoile son identité féminine. Happy end et fin de la barbarie par le pouvoir des contes et par celui des femmes qui s’imposent, kalachnikov au poing, robes rose bonbon, jaune citron et bleu layette années 60 (costumes Lucie Ben Dû, coiffure, maquillages Mityl Brimeur). On se balade dans un certain flou au fil des histoires, sans trop de repères ni de dates ni de lieux, sans trop de complexité. Au loin passe Oum Kalthoum, silhouette au foulard, quatrième pyramide, suspendue dans le temps et le pastiche, les gennis qui croisent Schéhérazade comme des peluches en action, sans trop de fantastique. Déconstruction, travestissements, rebondissements, bouffonnerie et parodie, tel est le vocabulaire du metteur en scène, Guillaume Vincent, porté par des acteurs qui réussissent à tirer les fils de la pelote.

Monter Les Mille et Une Nuits a sûrement demandé un énorme travail pour la recherche des fables et leur articulation. Étrangement la parole s’y dilue dans une lecture occidentale en décomposition où des images polymorphes volatiles deviennent insuffisantes et où se pose une fois encore la raison d’être du théâtre.

Brigitte Rémer, le 12 novembre 2019

Avec Alann Baillet, Florian Baron, Moustafa Benaïbout, Lucie Ben Dû, Hanaa Bouab, Andréa El Azan, Émilie Incerti Formentini, Florence Janas, Makita Samba, Kyoko Takenaka, Charles-Henri Wolff. Dramaturgie Marion Stoufflet – scénographie François Gauthier-Lafaye – collaboration à la scénographie Pierre-Guilhem Coste – lumière César Godefroy – collaboration à la lumière Hugo Hamman – composition musicale Olivier Pasquet – son Sarah Meunier-Schoenacker – costumes Lucie Ben Dû – collaboration aux costumes Charlotte Le Gal, Gwenn Tillenon – regard chorégraphique Falila Tairou – assistant à la mise en scène Simon Gelin – coiffure, maquillages Mityl Brimeur – régie générale Jori Desq.

Du 8 novembre au 8 décembre 2019 – Odéon/Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006. Paris – métro : Odéon – site : www.theatre-odeon.eu – En tournée – 2019 : 13 et 14 décembre, Maison de la Culture d’Amiens – 19 et 20 décembre, Espace Malraux/scène nationale de Chambéry/Savoie – 2020 : 7 et 8 janvier, Comédie de Valence/CDN – 15 et 16 janvier, CDN de Besançon – 21 et 22 janvier, La Filature/scène nationale de Mulhouse – 26 et 27 janvier, scène nationale de Chateauroux – 4 au 8 février, Théâtre du Nord/CDN Lille/Tourcoing – 12 au 14 février, Théâtre de Caen – 25 et 26 février, scène nationale d’Albi – 3 au 7 mars, TNB Rennes/centre européen théâtral et chorégraphique – 19 au 21 mars, La Criée Marseille/CDN – 25 et 26 mars, Le Quartz/scène nationale de Brest.