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Confession publique

Conception, mise en scène et chorégraphie Mélanie Demers – interprétation Angélique Willkie avec la participation d’Anne-Marie Jourdenais, au CDCN Les Hivernales d’Avignon, dans le cadre du Festival Avignon off.

© Chloé Pluquet

Le spectacle débute sur une partition endiablée pour percussions, avec ses instruments – caisse claire, grosse caisse et autres cymbales – posés sur une table côté jardin. La musicienne frappe fort et donne rythmes et roulements.

Le son enfle comme les gestes, en un crescendo où la danseuse – qui est aussi la percussionniste, (Angélique Willkie) distribue déjà toute son énergie, menant le public à la baguette. Les splendides vases chinois qui l’entourent sont éloignés un à un, pour éviter le pire. Une ombre glisse pour les déplacer, ombre-témoin ou gardienne, ou encore son double et qui l’accompagne tout au long du spectacle (Anne-Marie Jourdenais).

Après les vases on retire les instruments, et la déesse aux percussions prend son temps pour se préparer, tel un sportif, après avoir ôté tous ses bijoux. Elle porte une tunique blanche. Elle ouvre le récit, petit à petit et lance le micro autour d’elle comme un lasso, devenant amazone. « Il était une fois… » son double, valet muet, est assis sur un banc côté cour, portant une casquette. Au début le texte est en anglais, sans traduction, on y va à tâtons.

© Chloé Pluquet

Sur une bande son attentive et intense la danseuse se dépouille de ses différentes couches de vêtements. Elle est nue et chante une berceuse, puis s’allonge prête pour le sacrifice et se pétrit comme on pétrit la terre, se balance et tangue comme la mer. Son ange gardien la recouvre d’une couverture.

On dirait, quand elle se relève, qu’elle renaît. Un cercle de lumière la guide. Du vase chinois elle sort des pages qu’elle effeuille et qu’elle lit, en français. « Je suis ça ! » dit-elle, scandant les mots. Et le texte évoque les tragédies de la femme et tragédies humaines : avortement, prostitution, soins palliatifs. « Je préférerais être ailleurs » poursuit-elle.

De dos, assise sur la table, elle écoute le bruit de la vaisselle qui se casse. Son ombre porte une casquette d’officier russe, bruits de bottes pas loin. Plus tard il/elle prendra des notes. On l’habille comme une enfant ou comme une malade ayant perdu tête et mobilité. Le texte enregistré dans une langue inconnue dérape dans les aigus du bord de la folie, rappelant Antonin Artaud dans ses délires et imprécations. L’effondrement est proche.

© Chloé Pluquet

Le dévoilement la conduit à s’absenter d’elle-même. Assise dans une fourrure, elle en état de sidération, se place devant le micro mais ne dit mot, comme frappée de mutisme. « Once upon a time… » revient dans la bande-son et la déborde jusqu’à ce que la parole lui revienne, non maîtrisée, sur un corps éteint. Elle s’est retirée du monde, tente de parler sans articuler, sans voix. Sa descente aux enfers se termine devant les percussions dans lesquelles elle excellait au début du spectacle.

Réalisé avec une grande précision et magnifiquement porté par Angélique Willkie, danseuse-performeuse, Confession publique dessine un parcours de vie entre poésie et tragédie. L’ombre et la lumière qui cernent la scène et la protagoniste, ponctuent ses reliefs intérieurs et extérieurs avec sensibilité (lumières de Claire Seyller). Le spectacle est d’une facture précise et rigoureuse, tant dans la scénographie qui travaille les pleins et les déliés (Odile Gamache) que dans la dramaturgie musicale (écrite par Frannie Holder, compositrice, chanteuse et multi-instrumentiste) émettrice de signes forts au cœur des fêlures, de l’introspection et des aveux.

© Chloé Pluquet

Angélique Willkie qui dégage une puissante force magnétique a été formée à l’École du Toronto Dance Theatre, avant de passer une vingtaine d’années en Europe où elle a notamment travaillé en Belgique avec Alain Platel et Sidi Larbi Cherkaoui des Ballets C de la B, la compagnie Karin Vyncke ainsi que la Needcompany de Jan Lauwers. Elle a aussi beaucoup travaillé la voix et collaboré avec Zap Mama, dEUS, DAAU et Zita Swoon Group. Récemment établie à Montréal elle y a rencontré Mélanie Demers, chorégraphe et artiste multidisciplinaire, qui a fondé à Montréal sa compagnie, Mayday, en 2007, Mayday étant le signal de détresse émis par un avion ou un bateau selon l’usage radio-téléphonique en vigueur. La chorégraphe cherche entre le théâtre et la danse, ses spectacles ont souvent été primées.

Confession publique repose sur la complicité qui s’est tissée entre ces deux femmes-artistes qui poussent le curseur du corps et de la pudeur assez loin et sans concession, par lambeaux de vie. Une génération les sépare, elles jouent de cet écart et livrent une chorégraphie coup de poing sur le ton de la confidence et de la révélation. Angélique Willkie a reçu le Prix interprétation lors des Prix de la danse de Montréal en 2022 – catégorie interprète et Mélanie Demers le Prix de la Meilleure oeuvre chorégraphique de la saison artistique, attribué par le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) la même année. Elles proposent, sur ce territoire du corps vulnérable un parcours sensible et engagé.

Brigitte Rémer, le 1er août 2025

© Chloé Pluquet

Conception, mise en scène et chorégraphie Mélanie Demers – interprétation Angélique Willkie, avec la participation d’Anne-Marie Jourdenais – direction des répétitions Anne-Marie Jourdenais – dramaturgie Angélique Willkie – musique originale Frannie Holder – musique additionnelle extrait de The Fairy Queen, composé par Henry Purcell et chanté par Angélique Willkie – scénographie Odile Gamache – lumière Claire Seyller – costumes Elen Ewing – direction technique et régie Hannah Kirby – direction de production Alec Arsenault – coproductions : La Chapelle Scènes Contemporaines, Montréal, Canada – Agora de la danse, Montréal, Canada – Centro per la Scena Contemporanea,Bassano del Grappa, Italie – Remerciements Éléonore Loiselle.

 Du 10 au 20 juillet 2025 (relâche le mardi), au CDCN Les Hivernales, 18 rue Guillaume Puy, Avignon – tél. : 04 90 82 33 12 – site : www.hivernales-avignon.com

Every-body-knows-what-tomorrow-brings-and-we-all-know-what-happened-yesterday

Chorégraphie et interprétation Mohamed Toukabri (Tunisie – Belgique) – texte et voix off Essia Jaïbi, dramaturgie Eva Blaute – création 2025 Festival d’Avignon, avec Les Hivernales/CDCN d’Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage

Mohamed Toukabri présente un solo et explore les liens entre la danse, la mémoire et l’histoire. Il écrit sa genèse et nous apostrophe, il danse avec les mots : « Ceci est le début du début… Un silence étrange est suspendu. C’est un rituel et vous en faites partie, témoins et participants… Je suis juste une voix, une présence sans corps. Je n’ai pas de réponse. »

Mohamed Toubakri est au cœur d’une multiplicité d’influences. Né à Tunis où il a pratiqué le breakdance dès l’âge de douze ans, il vit et travaille à Bruxelles. Il a collaboré pendant quatre ans avec Syhem Belkhodja, grande référence de la danse en Tunisie puis s’est formé à l’Académie Internationale de danse à Paris et à l’école P.A.R.T.S d’Anne Teresa De Keersmaeker, à Bruxelles. Son parcours croise celui de nombreux artistes dont Sidi Larbi Cherkaoui. Après sa première œuvre autoproduite, en 2018, The Upside Down Man, il a créé en 2021 un émouvant duo avec sa mère, The Power (of) the Fragile (cf. Ubiquité-Cultures(s) du 16 février 2024).

© Christophe Raynaud de Lage

Au cœur de son travail, l’identité, la langue et la culture. Avec Every-body-knows-what-tomorrow-brings-and-we-all-know-what-happened-yesterday on est sur le territoire de la langue arabe, thème du Festival d’Avignon 2025. Sa proposition est superbe. Il met en jeu différentes langues dont l’arabe, l’anglais et le français, à travers des signaux-sémaphores et des images vidéo qui lancent les mots en plusieurs langues. Mohamed Toubakri pose nombre de questions autour de la langue, qu’il introduit dans sa gestuelle : quelle responsabilité avons-nous dans ce que nous transmettons, dans ce que nous effaçons ou maintenons ? « Certaines parties de moi ne veulent pas être traduites » affirme-t-il avec justesse.

Il réfléchit à la traduction, à la perte entre les langues quand elles passent par ce filtre de la traduction. « Une voix vous parle dans une langue étrange, étrangère. Elle ne cherche pas à être traduite. C’est une invitation à écouter autrement. Peut-être que le corps parle plus que les mots. Des mots volants, éparpillés. Peut-être que cela nous entraine dans un pays qu’on connaît ou croit connaître… » Il donne des signes dans le registre des arts martiaux, travaille la marche et les accélérations, exécute des figures de break et des équilibres, s’invente un impressionnant personnage sans visage, masqué. Le texte est rythmé, répété, écrit et dit. Les mots défilent à différentes vitesses. Mohamed Toubakri ne nous lâche pas.

© Christophe Raynaud de Lage

Il garde des aspects ludiques, gentiment provocateurs dans ce qu’il présente sur des thèmes plus graves et vitaux, ceux de l’identité, de la culture arabe en général, de sa langue originelle et culture, tunisiennes. Les nombres de 1 à 10, le brouillage de mots accompagnés de mouvements coulés, de figures complexes, d’apostrophes chaleureuses, une grande concentration, traversent le plateau avec élégance. Des soleils rouges fixent le spectateur. Le corps porte, transmet, résiste, se cabre. Les mots défilent et autant de questions. Le positionnement est poétique autant que politique, l’énergie est réelle. Rythmes, bras, mains. Il parcourt le plateau, agite un tissu, voile, bannière, cagoule, masque. Il est félin et nous renvoie le monde, son monde.

L’image et le son participent de la réussite de l’ensemble, pour une nouvelle écriture qu’il construit et dans laquelle il se glisse. Il occupe l’espace avec instinct, harmonie et composition. On traverse les bruits, les coups, les chants d’oiseaux. La réflexion sur la langue est récurrente et juste, l’artiste Essia Jaïbi en a écrit et enregistré le texte,  Eva Blaute construit avec lui le discours dramaturgique. On traverse la complexité des langues, la nuance, la contamination, au sens où le sociologue Jean Duvignaud l’entendait quand il parlait de la contamination des cultures au sens positif du terme. « Quand je change de langue, qu’est-ce qui change en moi ? Qu’est-ce qui se perd ? » propose Mohamed Toubakri. « Il n’y a pas une langue contre l’autre poursuit-il, mon langage parle sans se révéler. » Quand il arrive face à nous, sans visage, masqué de noir, il devient l’ombre, l’autre qui s’éloigne, l’étranger. Le bruit d’un mouvement de foule augmente, sa main guide les signaux sonores. On a la mort en face.

© Christophe Raynaud de Lage

Dans le rythme de la langue à l’accompli, le passé composé, il trébuche. Il est une ombre qui exécute des mouvements répétitifs sur discours enregistrés et rythmes militaires. Il joue avec ces tempos qu’il défie, retire sa cagoule et sa veste, revient pailleté et lumineux déclenchant les éclairs du stroboscope qu’il habite de gestes break, coulés piqués. Le rideau de l’arrière-scène se gonfle comme une voile, il est l’ombre portée sur fond de discours jusqu’à ce qu’un grand silence descende « Burning silence ». Il nous regarde et tourne à en perdre le mot, le langage et la tête, puis soudain s’élève. Il est oiseau, ou alors drone. « Je suis dans les airs. Je m’élève encore. Les pays disparaissent. Des murs se dressent, d’autres s’effondrent. »

C’est un beau parcours que propose Mohamed Toukabri où le breakdance s’enracine dans le geste et côtoie d’autres alphabets. Le danseur-chorégraphe construit un syncrétisme entre danse de la rue et danse contemporaine et joue de la diversité de ses influences culturelles et artistiques. Introspection, extrospection, l’intensité et la virtuosité sont au rendez-vous. Every-body-knows-what-tomorrow-brings-and-we-all-know-what-happened-yesterday pose la question du présent – qui sommes-nous  et en quelle langue, demande-t-il  dans son intranquillité.

Brigitte Rémer, le 26 juillet 2025

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

De et avec Mohamed Toukabri – texte Essia Jaïbi – musique DEBO collective – dramaturgie Eva Blaute – scénographie Stef Stessel – lumière Stef Stessel, Matthieu Vergez. Avec le regard de Radouan Mriziga – costumes Magali Grégoir – son Annalena Fröhlich, DEBO Collective – voix off Essia Jaïbi. Remerciement Estelle Baldé. Production Caravan Production (Bruxelles) – coproduction Needcompany (Bruxelles), Viernulvier (Gand), Charleroi danse Centre chorégraphique de Wallonie-Bruxelles, STUK (Louvain), Théâtre Les Tanneurs (Bruxelles), Concertgebouw (Bruges), Beursschouwburg (Bruxelles), Perpodium (Anvers), Le Gymnase CDCN (Roubaix). Coréalisation Festival d’Avignon, Les Hivernales/CDCN d’Avignon. Représentations en partenariat avec France Médias Monde

Du 10 au 14 juillet et du 16 au 20 juillet 2025, à 10h.  CDCN Les Hivernales, 18 rue Guillaume Puy, Avignon – Festival d’Avignon : Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com et www.hivernales-avignon.com