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Le Cadavre encerclé

Texte de Kateb Yacine – mise en scène Arnaud Churin – scénographie Léa Jezequel et Elsa Markou – composition musicale Jean-Baptiste Julien – compagnie La Sirène tubiste, à L’Échangeur, Théâtre de Bagnolet.

© Alain Rauline

Kateb Yacine est un immense poète, qui a vécu et pensé en trois langues, l’arabe, le tamazight et le français. Il est issu d’une famille berbère chaouie lettrée, de la wilaya de Guelma – appelée Kbeltiya ou Keblout, à l’est de l’Algérie et appartient à la tribu de Nador imprégnée des récits populaires et de la geste hilalienne, ce très ancien poème de tradition orale ; entourée de symboles comme les sacrifices de coqs ou de moutons et la figure du vautour ; de pouvoirs surnaturels, d’un important patrimoine poétique et mythique où le lyrisme se grave dans la langue de tous les jours. Kateb Yacine est lié à cette oralité, même s’il écrivait en français, la langue du colonisateur, qu’il qualifiait de « butin de guerre pour les Algériens », il s’en servait comme d’une arme, ou d’un cri.

© Alain Rauline

Né en 1929 à Constantine, mort en 1989 à Grenoble, ni musulman ni arabe, mais Algérien, Kateb Yacine fut aussi journaliste, auteur d’essais, de poèmes – dont les premiers, Soliloques, ont été publiés en 1946 quand il avait seize ans à Bône, près d’Annaba, puis, deux ans plus tard, en 1948, Nejma ou le poème et le couteau au Mercure de France – auteur de romans, dont Nedjma, son roman emblématique publié en 1956. Dramaturge et metteur en scène, il fut aussi directeur d’une troupe itinérante en Algérie dans les années 1970, où il revint après dix ans d’exil, sillonnant le pays et défendant un théâtre en langue vernaculaire, Le Théâtre de la mer, qui deviendra l’Action Culturelle des Travailleurs (ACT). Il tourna notamment avec Mohamed prends ta valise, La Voix des femmes, La Guerre de deux mille ans et avec La Palestine trahie, pièce écrite en 1977 qui lui valut quelques tracas, où il mêlait à la forme théâtrale des chants et des danses.

Le Cadavre encerclé fut publié en deux parties en décembre 1954 et janvier 1955, dans la revue Esprit, puis en 1959 au Seuil sous le titre Le Cercle des représailles, englobant trois autres textes – La Poudre d’intelligence, Les Ancêtres redoublent de férocité et Le Vautour, avec une introduction d’Édouard Glissant. C’est un réquisitoire contre le colonialisme alors que l’Algérie est département français. Quand Jean-Marie Serreau la met en scène en 1958, Gilbert Amy, compositeur et chef d’orchestre en signe la musique scénique, la pièce est aussitôt censurée. Le tragique est au cœur du sujet – au sens de Sophocle, Euripide ou Eschyle dans leurs récits mythologiques – indissociable de la vie de Kateb Yacine et de la guerre d’indépendance pour l’Algérie dans laquelle la France colonisatrice a fait de nombreux morts. Ici, il s’agit de la réalité du politique et de l’Histoire longtemps passée sous silence, de la vie et de la mort d’un peuple. La pièce est à la fois populaire et universelle, chaque personnage apporte sa contribution au récit.

© Alain Rauline

Nous sommes le 8 mai 1945 à Sétif, dans le département de Constantine là où commence la pièce, quand la répression fait rage face aux manifestations anticolonialistes. C’est jour de marché, la foule est dans les rues, femmes, paysans, tous. Le massacre est immense et durera trois semaines. Kateb Yacine a seize ans, quatorze membres de sa famille sont tués. Lui est arrêté et emprisonné pendant deux mois, à la prison de Sétif, puis dans un camp. Là, il dit qu’il a appris à connaître le peuple. Sa mère en perd la raison. Il fait écho dans la pièce à ce qu’il a vécu, aux coups de feu, à la panique, aux interrogatoires, à la torture et à la répression par le récit épique de Lakhdar, le personnage central, magnifiquement interprété dans ses imprécations, son combat et sa souffrance par Mohand Azzoug, son double. Il évoque la terreur des mères cherchant leurs fils et fait apparaître la figure de Nedjma, femme idéale et grande figure de l’Algérie qui traverse toute son œuvre, ici incarnée avec intensité par Emanuela Pace. « Je suis né quand j’avais seize ans, le 8 mai 1945. Puis, je fus tué fictivement, les yeux ouverts, auprès de vrais cadavres et loin de ma mère qui s’est enfuie pour se cacher, sans retour, dans une cellule d’hôpital psychiatrique. Elle vivait dans une parenthèse, qui, jamais plus, ne s’ouvrira. Ma mère, lumière voilée, perdue dans l’infini de son silence… » écrit-il.

© Alain Rauline

Le jeu, la troupe, la mise en scène d’Arnaud Churin, dans une économie de moyens mais une ardeur de tous, nous plongent dans la rue de Sétif, mise à sac par les forces coloniales, comme dans d’autres villes de l’Est algérien, comme Guelma et Kherrata. Les acteurs ouvrent la pièce par la chanson Douce France quelque peu ironique, à l’origine écrite et interprétée par Charles Trenet, donnant un petit caractère brechtien à l’ensemble. Chants et piano reviennent de manière récurrente dans une composition musicale de Jean-Baptiste Julien, et portés par la troupe qui, au-delà des deux protagonistes, se compose de Marie Dissais, Hassan – Arnaud Churin, Tahar, beau-père de Lakhtar avec qui les relations sont difficiles – Shannen Athiaro-Vidal, Marguerite, la Parisienne – Mathieu Genet, Mustapha – Noé Beserman, Ali, Marchand d’orange et pianiste, tous militants dans la même cellule du Parti du peuple.

La scénographie est ouverte : au centre, dans une sorte d’abri précaire, un piano arrangé autour duquel la troupe fait chœur, un espace tantôt local, tantôt bistrot où on lit le journal, on joue aux cartes ou aux dominos, on boit, on discute, où Lakhdar rencontre un avocat, autre trait biographique, car le vrai père de Kateb Yacine, disparu en 1950, était avocat. « Je pense à cet homme qu’on vient de condamner. Lui aussi est inscrit au barreau pour vingt ans, mais de l’autre côté du prétoire… » lui lance Lakhdar ; dans un coin, un vieux poste de télévision pour quelques images d’actualité ; la rue comme personnage principal (scénographie de Léa Jézéquel et Elsa Markou, lumières de Gilles Gentner). Lakhdar, blessé et comme un revenant, témoigne et raconte : « Ici est la rue des Vandales. C’est une rue d’Alger ou de Constantine, de Sétif ou de Guelma, de Tunis ou de Casablanca. Ah ! L’espace manque pour montrer dans toutes ses perspectives la rue des mendiants et des éclopés, pour entendre les appels des vierges somnambules, suivre des cercueils d’enfants, et recevoir dans la musique des maisons closes le bref murmure des agitateurs. Ici je suis né… »

© Alain Rauline

Nedjma enjambe les cadavres à la recherche de Lakhdar et tous essaient de la retenir. « Ici est la rue de Nedjma mon étoile, la seule artère où je veux rendre l’Âme. C’est une rue toujours crépusculaire, dont les maisons perdent leur blancheur comme du sang, avec une violence d’atomes au bord de l’explosion. » La figure de cette femme qu’il sublime – une cousine – un amour d’enfance, une quête inaccessible, la femme-patrie, poursuivra Kateb Yacine toute la vie. Dans la pièce, les amoureux viennent de se brouiller le matin même de la manifestation, c’est un arrachement. La douleur de Nedjma est cinglante. « Jamais tu n’as voulu achever ma conquête. Souviens-toi du matin où tu m’as quittée, avec des sarcasmes en guise d’adieu » chuchote-t-elle. Sur scène, Nedjma et Lakhdar, blessé, se rencontrent. Elle l’adosse à un oranger avant de disparaître. L’oranger, dont la fleur tressée en couronne ornait les cheveux de la mariée, jadis. Ici repris avec le marchand d’oranges, homme du peuple, pragmatique dans sa philosophie de vie. Un messager-narrateur à certains moments commente l’action. Les didascalies donnent le climat et ce qui se traduit en langage scénique : « Un temps. Ténèbres. Silhouettes de Lakhdar et de Nedjma. Coups de feu. Ordres, gémissements. Hurlements de la foule grisée par son propre massacre. Bagarres. Mêlée. » Marguerite, la Parisienne, fille d’un officier, prête main forte à Lakhdar tout en anéantissant ses espoirs : « N’espérez pas que Paris désavoue l’armée. » Hassan exécute le père qui fait soudain irruption, à bout portant, Marguerite fuit avec Lakhdar et ses compagnons.

© Alain Rauline

De retour à Paris en 1947, dans la gueule du loup disait-il, Kateb Yacine avait prononcé dans la Salle des sociétés savantes, cercle d’érudits et de scientifiques, une conférence qui avait fait date, sur l’émir Abdelkader, savant soufi qui au milieu du XIXe siècle, menait déjà la lutte contre la conquête de l’Algérie par la France. Il avait adhéré au Parti communiste algérien. Le Cadavre encerclé est aussi une pièce métaphorique qui met en jeu les revenants, Lakhdar à la lisière de la folie, Nedjma au bord du désespoir, chaque personne de la rue, comme une ombre, raconte sa tragédie. « Qu’est-il advenu de Nedjma ? » demande une Femme, au marché. « Autrefois c’était la Grande Ourse. Après cela j’ai dormi. Comment la distinguer en plein jour ? » répond Lakhdar. Tous les personnages du Cadavre encerclé apparaissent et disparaissent comme dans le révélateur surgit soudain la photo. On flotte entre réalisme et illusion à travers la langue puissante de Kateb Yacine, qui par sa poétique rejoint la sensibilité des Nerval et Rimbaud, la puissance de l’écriture de Büchner.

Tué par Tahar, Lakhdar, qui sacrifie tout pour la libération de son peuple meurtri,  son amour pour Nedjma comme sa vie, jette : « Adieu, camarades ! Quelle horrible jeunesse nous avons eue ! » Les didascalies finales suivent et sont enregistrées : « A ce dernier mot Lakhdar s’écroule devant l’oranger foudroyé… son cadavre disparaît peu à peu sous un nuage de feuilles mortes. Ali est assis à califourchon au sommet de l’oranger. Il taille une branche fourchue pour en faire une fronde… » Et malgré les injonctions de Nedjma l’invitant à descendre, « Ali ne descend pas. Il puise des oranges dans ses poches, les place dans sa fronde, et vise en direction du public. Pluie d’oranges dans la salle. Le rideau tombe, criblé de coups de fronde, tandis que la voix du chœur murmure dans le lointain Militants du Parti du peuple. Ne quittez pas vos refuges. Noir. Lumière. Coups de gong prolongés. »

© Alain Rauline

Le Cadavre encerclé, ce chant profond et originel d’un peuple et de sa destinée, entre Histoire et autobiographie, a valeur de prophétie. Arnaud Churin et les acteurs portent avec justesse cette langue dense et impétueuse de Kateb Yacine dans son souffle poétique hors du commun et l’esprit du Diwan. Ses textes sont étrangement peu montés en France. Jean-Marie Serreau dans les années 60/70 les avait portés sur le devant de la scène en présentant en 1963 au théâtre Récamier, La Femme sauvage, incarnation de la Résistante algérienne ; en 1967, Les ancêtres redoublent de férocité à Chaillot et L’Homme aux sandales de caoutchouc sur la guerre du Viêt-Nam. Alain Olivier avait mis en scène La Poudre de l’intelligence et obtenu le Prix des Jeunes compagnies d’Arras, Kateb Yacine avait présenté en 1972/73 au Théâtre de la Tempête, dans sa propre mise en scène, Mohamed, prends ta valise, en kabyle.

Signataire d’un théâtre populaire, épique et satirique, Kateb Yacine n’eut de cesse de rechercher un nouveau langage entre les deux rives de la Méditerranée. Son imagination métaphorique dans une langue à la fois réaliste, à la fois pure poésie, trace une ligne de partage entre son engagement militant et l’art théâtral. Arnaud Churin s’est emparé de cette langue pour faire revivre l’Histoire, ses douleurs et ses fantômes. Formé au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, Il a travaillé avec de nombreux metteurs en scène, entre autres Olivier Py et Éric Vigner, Stuart Seide et Éric Lacascade, Alain Olivier. Il a monté les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, ainsi que plusieurs projets avec D’ de Kabal, auteur metteur en scène issu du mouvement hip pop, dont Agamemnon d’Eschyle en 2014 puis Orestie Opéra hip hop en 2018. Artiste associé à la Scène Nationale 61 d’Alençon, il  s’est emparé des fantômes de l’Histoire qu’il a fait sienne – son propre père étant marqué par la guerre d’Algérie, où il est parti en appelé – et mis en scène avec générosité ce grand texte sous haute tension.

Brigitte Rémer, le 31 octobre 2024

Avec : Shannen Athiaro Vidal, Mohand Azzoug, Noé Beserman, Arnaud Churin, Marie Dissais (en alternance avec Melanie Malgorn), Mathieu Genet, Emanuela Pace.Dramaturgie Emanuela Pace. Son Amélie Polachowska – lumières Gilles Gentner – costumes Sonia Da Sousa – assistantes à la mise en scène Mélanie Malgorn et Suzanne Traup – regard extérieur Bertrand Cauchois – régie générale Nicolas Martinez Sanchez – régie son Marc Rousseau

Du 9 au 19 octobre, à 20h30 du lundi au vendredi (sauf jeudi 17 octobre) à 18h le samedi, à 14h30 le jeudi 17 octobre, relâche le dimanche – à l’Échangeur de Bagnolet, 59 avenue du Général de Gaulle, 93170 – métro Galliéni – site : www.lechangeur.org – tél. : 01 43 62 71 20.

La Terre entre les mondes

© Sylvain Martin

Texte Métie Navajo – mise en scène Jean Boillot, Compagnie La Spirale – à l’Échangeur, Bagnolet.

Nous sommes au Mexique dans la communauté Amérindienne, chez les Mayas, « le pays le plus proche des dieux, là où avant il n’y avait rien, il n’y avait que nous… » rappelle un paysan indigène vivant avec sa fille, Cecilia, dans un petit village agricole. Il nous prend à témoin de sa vie, son identité, son métier, sa région en pleine mutation. D’emblée, la lumière envahit la scène d’une belle clarté, dans une scénographie blanche et ouverte à l’avant, sombre à l’arrière où l’on aperçoit un ceiba sacré destiné à être abattu et qui symbolise l’axe du monde, et comme la fin d’un monde.

L’agriculture se meurt dans ce village où l’industrie remplace avec brutalité les méthodes et savoir-faire ancestraux, où les paysans n’arrivent plus à nourrir les leurs. Nous suivons la famille de Cécilia et son père, rassemblant leur force de travail pour tenter de survivre. Une certaine fatalité et un grand désarroi habitent le père, sa fille marche sur ses pas et se lance dans la révolte et les actions à entreprendre pour faire entendre leur identité et défendre leur environnement, leur outil de travail et leur culture. Chaque jour, les blessures et déflagrations infligées au village, détruisent un peu plus l’agriculture traditionnelle, et rongent le père. Le combat est inégal, les machines agricoles vrombissent et « font en deux heures ce que nous faisons en deux mois » constate l’homme, resté seul, sa femme étant un jour partie à la ville et jamais revenue.

© Sylvain Martin

À la force du poignet, Cecilia trouve une place dans une famille mennonite pleine de règles, de morale et de principes où on l’emploie. Elle y bat le linge, penchée sur une grosse bassine tandis que les filles de la maison qui ont son âge, s’épient, se jalousent, se battent, parfois cousent des poupées, coincées dans leur vie routinière. Il y a des jeux pervers entre les soeurs, des accusations, des histoires cachées de sexe, le viol comme une banalité. « Nous ne manquons de rien, c’est une belle vie… » lui fait-on croire. Elles ont interdiction de parler à Cecilia. Pourtant, l’une d’entre elles, Amalia, déroge à la loi familiale et se lie d’amitié avec elle, dans une inextinguible soif d’apprendre et de découvrir le monde, les autres, un nouveau mode de vie. Cecilia se fera renvoyée mais Amalia la rejoindra pour découvrir cet autre monde dans sa quête éperdue de liberté, à la fin du spectacle.

La Terre entre les mondes montre le quotidien de deux familles aux modes de vie radicalement éloignés et parle principalement des injustices sociales et de la lutte que mène le milieu agricole traditionnel pour préserver ses terres que de puissants industriels leur arrachent, et leur volent. Le constat est accablant dans ce combat entre David et Goliath : « Il n’y a plus d’arbres mais du soja à perte de vue, le soja et le sorgho ont remplacé le maïs » ; les pesticides répandent leurs cancers et la pollution touristique gagne la campagne. « Ils ont encerclé la forêt de barbelés, il faut chercher à résister, mais qu’est-ce que nous y pouvons ? » dit le père avec résignation, tandis que Cecilia reprend le flambeau du combat et part à la ville pour défendre ses pairs et leurs propriétés. « La communauté internationale vous regarde » dit-elle avec témérité aux fonctionnaires qu’elle rencontre, plus prompts à promettre qu’à agir. Et elle raconte son voyage, peu confortable quand on est pauvre, parlant de la démocratie comme d’une fête. « Nous faisons partie d’un cycle » conclut-elle.

© Sylvain Martin

Autre combat, avec elle-même, sa grand-mère qu’elle vient d’enterrer, Abuela, la hante, sa présence magique la rassurait. Pleine de bon sens et telle une revenante, Abuela fait des apparitions sur scène, apportant tendresse et humanité, sagesse et mémoire de la culture Maya et de sa langue, dans laquelle elle échange avec sa petite fille, une langue ancestrale si proche de la langue des oiseaux… Le spectacle nous mène au cœur des archétypes de l’identité mexicaine, notamment de la Malinche, mère symbolique du peuple mexicain et d’Emiliano Zapata, l’un des principaux acteurs de la révolution mexicaine de 1910, défendant la restitution des propriétés collectives confisquées dans les villages, et nationalisées. Ensevelie à la hâte, on donne à Abuela une sépulture digne. Placée dans son cercueil, elle chante et les ombres portées sur le mur l’accompagnent.

La Terre entre les mondes convoque les esprits mais ne s’éloigne pas de la réalité paysanne dont le texte de Métie Navajo porte la cause et qui, aujourd’hui, résonne dans le monde entier. Poétiquement éclairé par Ivan Mathis, le spectacle traduit les mutations du paysage où « même le lac est asséché et où la vie s’enfuit du pays, où, derrière les plantations il n’y a plus rien, qu’une croix sans Christ, une croix du diable. » La bande son, réalisée par Christophe Hauser, participe de l’élaboration d’un univers aussi magique que réaliste, donnant à percevoir les bruits de la nature et de l’environnement agricole. Jean Boillot, qui signe la mise en scène, en a finement ciselé le langage théâtral et dirigé les acteurs. Il a fondé en 1995 la compagnie La Spirale qu’il dirige et qui est installée à Metz, et débute une résidence de trois ans à Bords 2 Scènes, lieu de diffusion conventionné de Vitry-le-François. La Spirale s’attache à développer des écritures qui mêlent théâtre, musique et numérique, avec une adresse particulière aux adolescents. La Terre entre les mondes est un spectacle sensible qui contient une puissance onirique dans lequel tous les éléments s’emboîtent pour servir le propos, et c’est très réussi.

Brigitte Rémer, le 12 octobre 2023

Avec : Lya Bonilla, Sophia Fabian, Christine Muller, Giovanni Ortega, Cyrielle Rayet, Stéphanie Schwartzbrod
- assistanat à mise en scène Philippe Lardaud
- conseil dramaturgique David Duran Camacho – scénographie Laurence Villerot – création lumière Ivan Mathis – création costume Virginie Breger – création sonore Christophe Hauser – régie générale Perceval Sanchez – stagiaire Augustin Pot. Le spectacle a été créé au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine en novembre 2022, dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin. Lauréat Artcena 2021, le texte est publié aux Éditions Espace 34.

Du lundi 2 au Jeudi 12 octobre 2023 à 20h30, le samedi à 18h00, relâche le dimanche – Théâtre de l’Echangeur, 59 Av. du Général de Gaulle, 93170 Bagnolet – métro Galliéni – tél. : 01 43 62 71 20 – sites : www.lechangeur.com et www.laspirale-jeanboillot.com – En tournée : 17 au 21 octobre 2023 : Théâtre La Joliette, Marseille – Avril 2024, EBMK de Metz, – 4 mai 2024 au Théâtre Jean François Voguet de Fontenay-sous-Bois – 14 mai 2024 au Théâtre L’Onde, de Vélizy Villacoublay.

Le Verso des images, une histoire de Louis Braille

© Agathe Pommerat

Conception, écriture et mise en scène Pascale Nandillon et Frédéric Tétart, Atelier Hors Champ (Le Mans), à L’Échangeur de Bagnolet.

« – Qu’est-ce que tu fais, Louis ? – Je dessine ! – Qu’est-ce que tu dessines ? – Je dessine la neige… » L’enfant vient d’étaler sa peinture noire sur une grande feuille, il vit dans le noir depuis qu’il s’est blessé avec un poinçon dans l’atelier de son père, bourrelier, où il s’est faufilé pour jouer comme il le faisait souvent. Il a cinq ans et malgré les soins prodigués l’infection a gagné l’autre œil. A comme accident.

Librement inspiré de l’histoire de Louis Braille (1809-1852) le spectacle dessine son parcours, de l’enfance assombrie par des yeux pleins de brume, à ses nombreuses années passées à Paris à l’Institut pour non-voyants, comme élève d’abord, puis comme professeur. On le suit dans sa détermination absolue, la recherche d’une technique pour construire un alphabet. Louis a cette passion des livres, pour lui territoires inconnus, et l’obsession d’en éditer pour ouvrir le savoir et la connaissance à tous les non-voyants.

© Agathe Pommerat

Petit, il écoute les bruits de l’école par la fenêtre. En 1815 on ne va pas à l’école quand on a un handicap, pourquoi apprendre ? Pourtant, à force de persuasion, il finit par s’y faire admettre et s’y révèle brillant. Il va plus vite que les autres, mais quand le maître dit : « Prenez vos livres » son cœur se serre. Dans la cour, dans la classe, il entend la carte du monde. « Je veux lire et apprendre tout seul » se dit-il résolument. B comme Bord, exister à la lisière : « où vont les chemins ? » se demande-t-il. L’enfant est réceptif à tout par l’écoute et le toucher, et retient tout, le spectacle le montre magnifiquement. C’est une actrice, remarquable de simplicité et de poésie, qui interprète le rôle de Louis (Aglaé Bondon), écoute les oiseaux, la craie sur le tableau, le tic-tac de la pendule, l’écho dans le puits, qui regarde la mathématique de la nappe brodée, qui joue du violon et qui fait passer avec finesse toutes les perceptions et sensations reçues par Louis enfant et plus tard adulte, comme des électrochocs.

À dix ans Louis convainc ses parents de le laisser partir à Paris dans une école spécialisée pour non-voyants dont il a entendu parler. « Le village est trop petit pour toi, sois fort, tu es courageux ! » lui dit sa mère, interprétée par l’excellente Sophie Pernette qui est aussi la narratrice puis le directeur de l’Institution royale des jeunes aveugles, fondée par Valentin Haüy où Louis arrive seul en 1819. La Seine a gelé, la visite de l’institution avec le médecin-directeur est tout aussi glaciale : remise de l’uniforme, visite éclair des ateliers – il faut apprendre un métier, de la chapelle – on est tenu d’assister aux offices. « Ils me regardent tous » dit-il – quatre-vingt-dix élèves de sept à seize ans. On ne lui montre pas la bibliothèque et le dortoir, pour peu qu’on réussisse à trouver son lit après un parcours labyrinthe, ouvre sur des nuits de cauchemar. Louis pourtant prend ses repères et noue des amitiés avec les enfants de l’institution. « Est-ce que les bruits gèlent ? » s’interroge -t-il.

© Agathe Pommerat

Un jour, derrière une porte repérée, il atteint la bibliothèque. On y trouve quelques livres pour non-voyants sur lesquels sont collées des lettres en relief, livres qui pèsent plusieurs kilos. L’obsession de Louis est désormais de lire ce qui est écrit et d’écrire ce qu’il a dans la tête, dans un livre des métamorphoses et pour que les livres ne soient plus jamais blancs comme la neige. « Le livre que tu écriras… » et sa vie se tend comme un arc à la recherche exclusive de cet alphabet rêvé. Il repasse dans sa tête les systèmes d’écriture et langues magiques qui ont traversé le temps : les hiéroglyphes et leur décryptage par Champollion à partir de la pierre de Rosette trouvée dans le delta du Nil, en 1822 ; le morse ensuite, suivi du télégraphe qui donna l’accès au savoir pour tous, puis l’écriture de nuit, première méthode tactile, inventée vers 1815 par Charles Barbier de la Serre. C’est à partir de là qu’il commence à travailler au stylet en faisant des points dans un carton et les aménageant pour construire un alphabet qu’on suit du bout des doigts. Le système de Barbier travaillait avec douze points, Louis en invente un à six points et construit vingt-six combinaisons, soit vingt-six lettres. « Voici mon alphabet ! » dit-il mais au début personne ne s’y intéresse : « je suis invisible constate-t-il, nous sommes invisibles. » La nuit, tous les enfants se mettent secrètement au travail pour écrire des partitions et des livres, selon sa méthode. « On écrit comme on entend et tout le monde cherche. » Et quand l’Institut recherche de l’argent, le directeur ordonne aux enfants de lire devant son cercle de donateurs, plein de condescendance. Le violon de Louis/l’actrice grince et se met en colère, dans une véritable danse du diable.

À dix-neuf ans Louis rafle tous les premiers prix, fait du piano, du violoncelle, il est grand organiste à l’église Saint-Nicolas des Champs et travaille à la transcription de partitions. Son environnement est sonore, entre métronome, cloches et instruments de musique. Il enseigne avec douceur dans cette institution peu douce pour non-voyants qui va jusqu’à brûler les livres écrits selon sa méthode alors qu’il est rentré chez lui quelque temps soigner une tuberculose. « Ce n’est pas la première fois qu’une bibliothèque brûle ! » dit-il avec philosophie devant cet autodafé, avant de se remettre au travail avec les élèves, à son retour. Le 22 février 1818, une petite fille lit pour la première fois un poème en braille et c’est pour tous le signe et l’expression de la liberté.

Sur le tableau noir, il y a des nuages rouges, il y a un ciel, des bateaux… L comme Livre, M comme Musique, O d’Opposition, P de percevoir. Le spectacle décline son alphabet avec une grande intelligence et finesse. La scénographie se compose de structures mobiles qui modulent un espace intemporel et servent d’écran où s’affichent écritures et couleurs. Ce que ne voit pas Louis le public le voit, les jeux d’ombre et de lumière alternent et la sculpture qu’on lui demande de toucher l’émeut particulièrement : « La sculpture, c’est vous ! » Elle fait pour lui fonction de miroir.

© Agathe Pommerat

Pascale Nandillon et Frédéric Tétart ont fondé L’Atelier Hors Champ en 2001 et mêlent des matériaux fictionnels et documentaires, comme ils l’avaient fait avec Annette (oratorio) d’après les écrits d’Annette Libotte, internée à plusieurs reprises (cf. notre article  du 25 janvier 2019). Ils ont fait ici, avec Le Verso des images, un remarquable travail de recherche sur l’histoire de Louis Braille, un travail d’observation et d’interviews avec les non-voyants, et ont écrit un texte sensible et puissant qu’ils ont superbement mis en espace et en son pour les non-voyants, en images pour ceux qui ont la chance de voir. Les deux actrices, Aglaé Bondon et Sophie Pernette habitent l’histoire et rendent poétique ce qui en soi ne l’est pas et nous mènent dans la détermination, le combat, l’engagement et la résistance de Louis Braille – qui fut enterré en 1852 au Panthéon.

Le spectacle est aussi un dialogue qui s’est construit tout au long de la création et autour des représentations, en initiant des rencontres et des ateliers croisés entre voyants et non-voyants ; c’est une composition sonore, musicale et immersive pour les non-voyants en même temps qu’une composition sonore et visuelle pour les voyants ; c’est un récit poignant et un spectacle, rare.

Brigitte Rémer, le 22 avril 2023

Avec : Aglaé Bondon et Sophie Pernette – assistanat mise en scène Saul Marais – collaboration artistique Serge Cartellier – création et régie lumière, régie générale Soraya Sanhaji – création sonore et vidéo Frédéric Tétart – stagiaire son Théophile Rey – construction décors François Fauvel et Frédéric Tétart – chargée de diffusion Bureau Rustine, Jean-Luc Weinich – spectacle tout public et jeune public à partir de 9 ans, pour voyants et non-voyants.

Mercredi 19 avril 2023, à 14h30 – jeudi 20 avril à 10h30 et 14h30 – vendredi 21 avril 2023 à 14h30 – samedi 22 avril à 14h30, à L’Échangeur de Bagnolet, 59 avenue de Général de Gaulle 93170 Bagnolet – métro Galliéni – site : www.lechangeur.org et www.atelierhorschamp.org – tél. : 01 43 62 71 20. Le Verso des images a été créé au Théâtre Les Quinconces et L’Estal/scène nationale, Le Mans, à l’automne 2022.

K ou le paradoxe de l’Arpenteur

Photos de répétitions © Hervé Bellamy

D’après Le Château de Franz Kafka – adaptation et mise en scène Régis Hébette, Compagnie Public Chéri – au Théâtre de L’échangeur de Bagnolet.

« Il était tard lorsque K. arriva. Une neige épaisse couvrait le village… » Ainsi commence le roman de Kafka, son dernier roman écrit deux ans avant sa mort, en 1922, et resté inachevé.  Kafka se serait inspiré d’un texte de Heinrich Von Kleist, Michael Kohlhaas, connu pour être une de ses lectures favorites.

L’Arpenteur K. (Ghislain Decléty) chemine dans la neige pour se rendre au château situé dans un lieu reculé, muni d’une promesse d’embauche. Il fait face à de nombreuses embûches et se trouve affublé de deux aides de camp plutôt grotesques, Arthur et Jérémie, deux mouchards en quelque sorte (François Chary et June Van Der Esch). Il n’atteindra jamais le château, faisant face à la suspicion de tous et décide de se mettre à la recherche de Klamm, le haut fonctionnaire du village, pour faire valoir son droit. Il n’atteindra que son secrétaire, Erlanger.

On suit donc K l’Arpenteur dans un récit tragi-comique, plein d’énigmes, d’étrangetés et de rebondissements. Sa rencontre avec la patronne de l’hôtel (Cécile Saint-Paul) et avec l’hôtelier (Pascal Bernier), avec Barnabé (Antoine Formica) messager du château qui l’emmène chez lui et lui présente ses parents et ses sœurs, Olga et Amalia, sa rencontre avec l’instituteur, avec Frieda (Cécile Lesgage) l’amie de Klamm qu’il rencontre à l’auberge des Messieurs, qu’il séduit et qui le suit, puis qui le quittera, lui préférant Jérémie. Pepi, son éphémère remplaçante qui tente de le séduire.

D’écueil en écueil, sur son chemin de Damas et face à une absurde bureaucratie, l’Arpenteur K cherche ses vérités. On assiste à sa mise à mort dans une démultiplication de lieux, de dysfonctionnements, de rires et pouvoirs maléfiques. Le récit de la famille de Barnabé poussée à la disgrâce par le pouvoir local, l’éclaire. Pour lui tout tangue et chavire, pour le public tout se trouve entre naïveté à la Buster Keaton l’homme qui ne rit jamais, et présages d’un redoutable Méphistophélès. Le rêve des justiciables que fait K. avec l’évocation d’un couloir interdit fermé par une porte qui n’en est pas une, met en lumière la dépossession de l’individu face aux arcanes bureaucratiques et son isolement, thème qui se trouvait dans d’autres romans de Kafka comme Le Procès et La Colonie pénitentiaire.

« J’ai dormi plus de douze années… » La notion du temps se brouille et Le Château devient comme une métaphore de l’état, ou encore un paradis inaccessible, ou peut-être est-on dans la pure confusion mentale et suit-on le destin d’un homme que l’on broie, l’expression de ses angoisses, vertiges et humiliations. Il y a du polar, du fantastique, de l’absurde et des malentendus dans ce parcours un tant soit peu pathétique où se joue la partie entre le côté servile de certains, la domination et le rapport de force d’autres.

À travers K ou le paradoxe de l’Arpenteur, Régis Hébette propose une lecture fine du roman de Kafka. Son concept de scénographie mobile (qu’il réalise avec la collaboration d’Eric Fassa) sur un plateau vide, se compose de praticables qui glissent et dessinent les différents espaces du village, les auberges, la nature. Tout est simple et dépouillé, efficace, et tous les acteurs sauf K. habitent plusieurs rôles, avec une grande fluidité. C’est un processus que le metteur en scène met en marche au fil des répétitions et qu’il laisse maturer. Il construit le spectacle au plateau et réalise avec les acteurs le travail d’un coureur de fond. Dans K ou le paradoxe de l’Arpenteur chacun est à sa place, l’essence des idées et le trouble des personnages de Kafka y prennent vie magistralement

 Brigitte Rémer, le 30 octobre 2021

Avec : Pascal Bernier, François Chary, Ghislain Decléty, Antoine Formica, Julie Lesgages, Cécile Saint-Paul, June Van Der Esch – création lumière Eric Fassa, avec la collaboration de Saïd Lahmar – scénographie Régis Hébette, avec la collaboration de Eric Fassa – création sonore Samuel Mazzotti – création costumes Zoé Lenglare, Cécilia Galli – construction Marion Abeille – régie générale Saïd Lahmar – collaboration artistique Félicité Chaton – assistant à la mise en scène Nathan Vaurie.

Du 13 au 23 octobre 2021 à 20h, dimanche à 17h, relâche mardi 19 octobre – au Théâtre de L’échangeur (Bagnolet) – 59 avenue Général de Gaulle – 93170 Bagnolet – métro : Gallieni – tél. : 01 43 62 71 20 – site : www.lechangeur.org

En tournée : Théâtre de l’Union – CDN du Limousin et au Théâtre du Beauvaisis, Scène Nationale de Beauvais.

Notre sang n’a pas l’odeur du jasmin

© Filipe Roque

Une création écrite et mise en scène par Sarah Mouline – Compagnie Si ceci Se sait – Théâtre l’Échangeur de Bagnolet.

Entretiens, recherches documentaires, souvenirs et rêves inachevés, font partie de la méthodologie de Sarah Mouline pour poser les fondations de sa pièce, second volet d’un cycle où se croisent la petite et la grande Histoire. Le premier volet, Du sable & des Playmobil® – Fragment d’une guerre d’Algérie, traitait de la guerre d’indépendance dans ce pays.

Notre sang n’a pas l’odeur du jasmin, le nouveau spectacle de la Compagnie, fait référence au soulèvement de la fin 2010 début 2011 appelé Révolution du Jasmin, en Tunisie, premier pays de la Région à avoir lancé de manière ouverte la lutte contre les injustices sociales, le chômage, la corruption et la répression. Ce fut le coup d’envoi des Printemps arabes. Une tragédie en avait été le déclencheur, l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, jeune vendeur ambulant de fruits et légumes, qui s’était vu confisquer sa marchandise par les autorités, à Sidi Bouzid, ville du centre-ouest du pays. Un crime d’état en somme, ce 17 décembre 2010, qui a ouvert sur une grève générale et entrainé le renversement du président Ben Ali, quelques mois plus tard. Des images ont tourné en boucle sur les réseaux sociaux

Autour de cette période, également connue sous le nom de Révolution de la dignité, Sarah Mouline a construit une dramaturgie, transcrivant l’énergie individuelle et collective qui a émergé de ce moment. Une jeune femme journaliste, Salwa, décide, depuis la France, de partir pour couvrir les événements tunisiens. On la suit dans son observation puis dans son engagement, à travers les reportages qu’elle envoie, à travers ses amitiés et ses doutes, son choix des images, sa réflexion, la brutalité des événements. Son travail et la révolution tunisienne la dévorent, son père malade, les reproches de son frère, rien n’y fait, elle est broyée dans la mission qu’elle s’est donnée : témoigner.

Un grand espace vide au sol brun, comme une place, quelques chaises pour la discussion où chacun cherche sa place, une table qui fait office de bureau ou de lit, quelques brancards, telle est la scénographie, signée de Margaux Michel qui laisse libre cours au jeu des acteurs. Par les lumières d’Antoine Duris, l’atmosphère suit la déclinaison des journées, entre clair-obscur et contre-jours de brume lacrymogène, et l’univers sonore de Martin Poncet traduit la rue et la ville, la trace et la mémoire. Dans sa quête, Salwa résume à elle seule la montée de la tension, portée par ses camarades militants. Actrices et acteurs révèlent la violence de la rébellion et nous mènent de l’espace public à l’espace privé, de personnages qu’ils incarnent à certains moments, au chœur qu’ils forment à d’autres : Nour la jeune battante, Ali qui est arrêté, Fares, Adam, et Ugo l’ami qui répète un rôle de l’autre côté de la Méditerranée, image du théâtre dans le théâtre. Salwa, submergée, se perd dans la langue à certains moments, et ne trouve plus les mots. De scènes de rue en réunions politiques, des militants se rencontrent, des hommes et des femmes se trouvent. L’effervescence finale teintée de rouge, et le désarroi inscrit sur les visages et dans les gestes, conduit du début-symbole de l’opposition au final-paroxysme des blessures, dans une société qui s’est délitée. Là, la théâtralisation se brouille légèrement.

Dans le paysage théâtral d’aujourd’hui la diversité esthétique et politique passe souvent par le fil de l’Histoire et/ou l’écriture au plateau. Sarah Mouline est allée en Tunisie faire ses recherches à partir de 2017 pour élaborer le spectacle et a proposé une première lecture de son texte en avril 2019, à la Maison des Auteurs de la SACD. Elle a ensuite été accueillie en résidence de création avec sa Compagnie, au théâtre L’Échangeur de Bagnolet et au Grand Parquet/Théâtre Paris-Villette. Traiter de révolution sans le faire à gros traits ou sans l’illustrer n’est pas chose facile. Certains ont collecté la parole des victimes, d’autres ont pris le chemin de la métaphore. Dans tous les cas cela pose le problème de la représentation. Ici, le récit s’articule autour du parcours, géographique et mental de Salwa où se croisent différents thèmes – journalisme, militantisme, sentiment national, arrachement, solitude – en même temps que mise en récit et fiction. Du texte à la scène le cahier des charges est rempli, entre journal de guerre et reconstitution, drame documentaire et vérité recherchée.

Brigitte Rémer, le 4 mars 2020

Avec : Gabriel Acremant, Anna Jacob, Jean Joude, Adil Laboudi, Amdi Mansour, Théodora Sadek. Dramaturgie Zelda Bourquin – scénographie Margaux Michel – création lumière Antoine Duris – création sonore Martin Poncet – Le texte est lauréat de l’association Beaumarchais-SACD, et de l’aide à la création de textes dramatiques Artcena.

Du 25 février au 7 mars 2020 – Théâtre l’Échangeur de Bagnolet, 59 avenue du Général de Gaulle, 93170 Bagnolet – métro : Galliéni – tél. : 01 43 62 06 92 – www.lechangeur.org

D comme Deleuze

© Didier Crasnault

Ecriture collective autour de l’œuvre de Gilles Deleuze – Mise en scène Cédric Orain – Compagnie La Traversée.

Il s’agit d’une « conférence un peu mouvementée autour de l’œuvre de Gilles Deleuze » informe le dossier de presse. Deleuze lui-même est un mouvementé dans la vitalité de sa pensée, il transforme notre perception de la vie et du monde, travaille sur le sens et le non sens, sur le sens interdit le désir, sur l’inconscient.

Né en 1925, agrégé de philosophie en 1948, il est au zénith de sa pensée dans les années 68 et nommé professeur en 69 à l’Université naissante donc expérimentale de Paris 8 Vincennes (devenue Saint-Denis) après soutenance de sa thèse sur les concepts de différence et répétition. Il marque de son empreinte l’Université comme il marque les étudiants qui l’ont approché et se précipitaient à ses séminaires, sorte de causeries et de temps d’échange des plus conviviaux. On affichait complet chez Deleuze, on réinventait la relation maître/élève, on construisait des labyrinthes.

Le philosophe s’intéresse d’abord aux auteurs les moins en vogue à l’époque comme Hume, Spinoza, Nietzsche et Bergson qui l’inspire particulièrement, Foucault plus tard, fait une rencontre magistrale avec le psychanalyste Félix Guattari. Ensemble ils commettent plusieurs ouvrages dont deux devenus phares, dans la série Capitalisme et schizophrénie : L’Anti-Œdipe en 1972 où ils posent la question de l’inconscient : « Ce n’est pas un théâtre, mais une usine, un lieu et un agent de production. Machines désirantes : l’inconscient n’est ni figuratif ni structural, mais machinique… » et Mille Plateaux en 1990, où ils « retraversent tous les régimes de signes : la linguistique et l’écriture, mais aussi la musique, la philosophie, la psychiatrie, l’économie et l’histoire : celle des peuples et celle de l’appareil d’État. » Tous deux s’intéressent aux transformations du champ social, parlent d’art, de science et de politique, Deleuze reste pourtant fidèle à l’histoire de la philosophie, s’intéresse au cinéma et écrira sur ce thème deux ouvrages qui ont fait date, L’image-mouvement en 1983 et L’image-temps en 1985.

Alors que faire avec un tel agitateur d’idées, un franc tireur et libre penseur comme Deleuze quand on désire le porter au théâtre ? Lui, l’anti-héros, ne se laisse pas mettre en boîte si facilement. La compagnie a choisi de travailler sur les quatre premières lettres de son Abécédaire, long entretien télévisé élaboré par son ancienne étudiante Claire Parnet en 1988, réalisé par Pierre-André Boutang. La condition qu’il y mettait, lui qui n’acceptait pas d’être filmé, était de ne le diffuser qu’après sa mort.

A comme animal, B comme boisson, C comme culture, D comme désir. Cédric Orain, le metteur en scène, a choisi le thème de la conférence comme mise en situation et en espace. Trois acteurs sont autour d’une table, diffusant la parole jusqu’à ce que tout se dérègle. Il y a celui qui soliloque, celui qui ressemble furieusement au philosophe et celui qui vole, il est acrobate. L’esprit y est, le sérieux comme la dérision. On termine sur quelques mots dits par Deleuze et son immense éclat de rire, alors que, luttant contre la maladie, il se donne la mort, en 1995. « Ce sont les organismes qui meurent, pas la vie » avait-il écrit. La mise en scène est raisonnablement mouvementée et toute approche de Deleuze offre à penser.

Brigitte Rémer, le 18 novembre 2017

Avec Olav Benestvedt, Guillaume Clayssen, Erwan HaKyoon Larcher – lumière, régie générale Germain Wasilewski – administration, production, diffusion La Magnanerie : Julie Comte, Anne Herrmann, Victor Leclère, Martin Galamez – Site : www.latraverse.net

Du 30 octobre au 9 novembre 2017, 20h30 – L’Échangeur, Bagnolet 59, avenue du Général de Gaulle 93170 Bagnolet – Métro Galliéni –  www.lechangeur.org – Tél. : 01 43 62 71 20.

Spectacle créé le 1er mars 2017 au Phénix, Scène nationale de Valenciennes dans le cadre du festival cabaret de curiosités.

Etats singuliers de l’écriture dramatique

© Iconographie Bram van Velde « Braises » MP 334 lithographie - 100 épreuves Maeght éditeur - © adagp - Photo Alberto Ricci

© Iconographie Bram van Velde « Braises » MP 334 lithographie – 100 épreuves Maeght éditeur – © adagp – Photo Alberto Ricci

Avec : Gilles Aufray, Julien Gaillard, Claudine Galéa, Jean-René Lemoine, Mariette Navarro, Christophe Pellet, Julien Thèves, à L’Echangeur de Bagnolet.

Depuis le mois de novembre ces sept auteurs ont investi L’Echangeur de Bagnolet, en une « utopie réaliste, point de départ et non pas d’arrivée » comme le dit Gilles Aufray. Régis Hébette et Johnny Le Bigot leur ont confié les clés et donné carte blanche sur certains temps forts de l’année.

Ils se sont réunis, entre eux, à plusieurs reprises, pour définir leurs besoins, leurs manques, leurs désirs et fédérer leurs énergies. En commun, ils ont rédigé un Manifeste sur la place de l’auteur dramatique dans le théâtre d’aujourd’hui, au titre paradoxal de Ceux qui vont mourir vous saluent. Un cri.

Ils avaient convié le public déjà, en janvier, autour de lectures et de débats. Ils récidivent au cours des deux derniers week-end du mois de juin, proposant un programme de lectures, conversations et performances. Une exposition est aussi présentée, intitulée L’éternELLE féminin, sur un texte de Claudine Galea et les photographies de Anne-Lise Dehée, montrant les portraits des femmes de Bagnolet de différentes générations, qui ont accepté de se prêter au jeu de la pose.

Les discussions vont bon train dans ce lieu convivial et sans concession. Les auteurs partagent et interagissent entre eux tout en développant leurs processus d’écriture. « L’écriture n’est pas spectaculaire » comme le dit Mariette Navarro. Beaucoup d’actions ont été entreprises au fil de l’année, dans les médiathèques, les librairies, les centres socio-culturels, avec les écoles, les collèges et les lycées, et toutes les occasions de rencontres avec les publics ont été explorées. Une sélection d’ouvrages faite par les auteurs – La librairie idéale, à la manière du Musée imaginaire cher à Malraux – est présentées avec le soutien de la librairie Le comptoir des mots. Une belle idée.

Etats singuliers de l’écriture dramatique est un projet de l’inquiétude décliné de manière sensible par des auteurs bien vivants, de l’écriture à la profération. Les lectures partagées y sont d’une grande intensité. « Serait-il possible de dire que ce monde a terriblement besoin de fables, terriblement besoin d’être raconté, transfiguré par les mots » dit Jean-René Lemoine. L’occupation d’un théâtre… A suivre, absolument !

Brigitte Rémer, 23 juin 2016

Vendredis 17 et 24 juin à partir de 18h30, samedis 18 juin à partir de 16h et 25 juin, à partir de 14h30, dimanches 19 et 26 juin 2016 à partir de 14h30 – Au Théâtre L’Echangeur Bagnolet – 59, avenue du Général de Gaulle, 93170. Bagnolet – Métro : Galliéni – Tél. : 01 43 62 71 20 – Voir programme détaillé sur le site : www.lechangeur.org

Publication d’un dossier avec des extraits de textes des sept auteurs partie prenante dans les Etats singuliers de l’écriture dramatique, ainsi que du Manifeste et d’un entretien avec Johnny Le Bigot, co-directeur de L’Echangeur, dans le numéro 26 de la Revue Frictions, dirigée par Jean-Pierre Han.

Les Vagues

©Frédéric Tétart

©Frédéric Tétart

Théâtre-Vidéo. D’après le roman de Virginia Woolf, traduction Marguerite Yourcenar – Adaptation et réalisation Pascale Nandillon, Frédéric Tétart – Création à l’Echangeur de Bagnolet – Compagnie Atelier Hors Champ.

Six amis – Rhoda, Jinny, Suzanne, Neville, Louis et Bernard – se réunissent pour un repas autour de Perceval, l’ami qui part pour l’Inde et y meurt. Une conversation ininterrompue s’engage et croise les fils ténus de la présence-absence. Le mystère est au rendez-vous, par le langage littéraire et métaphorique de l’écrivaine et de sa traductrice : « Je n’essaie pas de raconter une histoire, mais il serait peut-être possible de procéder de cette manière. Un esprit en train de penser. Ce pourrait être des ilots de lumière. Des îles au milieu du courant que j’essaye de représenter… » écrivait Virginia Woolf au sujet de son roman.

Ces éléments de littérature, organisés comme les interventions d’un chœur où chaque récitant est une pièce maitresse, sont rythmés par un important travail de création, visuelle et sonore – dicté entre autre par une caméra in situ qui à certains moments balaye les restes d’un banquet sans convive, sorte de cérémonie funéraire. La mémoire agit, les sentiments se suspendent aux brûlures de la vie, à l’amitié, à la mort. « Je ne crois pas à la valeur des existences séparées. Aucun de nous n’est complet en lui seul » énonce l’un des personnages.

Plusieurs plans scénographiques structurent cette chambre des révélations, comme les plis d’un cerveau à travers lesquels les personnages sont en errance : un écran à l’arrière plan, un pan de mur, cette grande table pleine de verres et de carafes, de fruits et de fleurs, qui s’affichent, grossis par l’objectif de la caméra.

On entend ce spectacle comme une petite musique de nuit trouée de présences fantomatiques et poétiques. De belles images arrivent en flux et en reflux. La table couverte de fleurs et de plantes au final, prend l’allure d’un cercueil. Tout reste un peu énigmatique et légèrement solennel, préciosité du texte oblige. Il n’est pas sûr que l’abstraction des mots et la situation en suspension soient transposables sur un plateau, malgré ici la précision et l’intensité données par les acteurs, la mise en lumières et la mise en sons, vivantes et lancinantes, l’approche sensible de la réalisation.

Brigitte Rémer

Avec : Serge Cartellier, Nouche Jouglet-Marcus, Jean-Benoit L’héritier, Aliénor de Mezamat, Sophie Pernette, Nicolas Thevenot – Vidéo Frédéric Tétart – Lumière Soraya Sanhaji et Frédéric Tétart – Costumes Odile Crétault – Son Sébastien Rouiller – Construction décor François Fauvel

Du 5 au 12 mars 2016 – L’Echangeur de Bagnolet, 59 avenue du Général de Gaulle, Bagnolet – Métro : Galliéni – Site : lechangeur.org – Tél. : 01 43 62 71 20 – Site de la compagnie : www.atelierhorschamp.org – En tournée : automne 2016, Théâtre du Soleil (Cartoucherie de Vincennes) et Les Quinconces/L’Espal (Le Mans) – 2017, Le THV (Saint-Barthélémy d’Anjou).

Dyptique Hélène Bessette

© Tristan Jeanne Vallès Compagnie Public Chéri-Théâtre de l'Echangeur. Comédie de Caen-Centre Dramatique National de Normandie,Théâtre des Cordes. 13 03 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

© Tristan Jeanne Vallès

Prière de ne pas diffamer ou La véridique histoire d’Hélène Bessette de chez Gallimard, texte de Régis Hébette et Gilles Aufray, avec Laure Wolf et Régis Hébette et Si ou le bal au Carlton, d’après le roman Si, d’Hélène Bessette, mise en scène et adaptation Régis Hébette, interprétation Laure Wolf.

On peut voir les deux spectacles le même soir à certaines dates, même si chacun a sa vie propre : un concepteur Régis Hébette, une complicité avec l’auteur Gilles Aufray, une même actrice Laure Wolf. L’histoire d’Hélène Bessette – née en 1918 – s’inscrit hors du commun et dans la révolte qui sourd à chaque page de son oeuvre. Ecrivaine d’exception reconnue par Queneau, Duras, Sarraute, Malraux et d’autres, elle entre dans l’écurie Gallimard et publie treize romans entre 1953 et 1973. Mais on ne la reconnaît pas. Pire, elle est désavouée, son œuvre consciencieusement rayée et la femme oubliée. « Née obscurément » comme elle le dit, n’appartenant à aucune caste, sa vie est une tragédie dont s’emparent Régis Hébette et Gilles Aufray, écrivain en résidence à l’Echangeur de Bagnolet. Ils en ont retracé les épisodes et livrent – par la merveilleuse actrice Laure Wolf dont la narration puis l’incarnation ne s’inscrit ni dans le pathos ni dans le misérabilisme – une biographie aux profondeurs abyssales, d’une simplicité et d’une évidence sidérante, qui bouleverse.

Prière de ne pas diffamer ou la véridique histoire d’Hélène Bessette de chez Gallimard est écrit à partir de la biographie de Julien Doussinault et du texte-manifeste d’Hélène Bessette Le Résumé. Régis Hébette et Gilles Aufray ont travaillé à quatre mains pour restituer un texte d’une grande précision et d’une puissante musicalité, comme un tempo. Proche du public dans la petite salle de l’Echangeur, l’actrice vêtue d’une blouse sans couleur se raconte, et le plateau nu témoigne d’un récit de haute intensité. D’une famille modeste, Hélène Bessette vise l’Ecole normale supérieure. Très tôt la bibliothèque est son refuge et elle écrit journal, romans et poésies. Elle arpente les petites villes de province avec son mari, pasteur de profession, mais son seul souhait est d’être à Paris. En attendant c’est à Roubaix que naissent ses deux fils tandis que la liste de ses romans s’étend, avec Lili pleure en 1954, puis MaternA, suivi de Vingt minutes de silence. Au fil de ses écritures, elle obtient à plusieurs reprises des voix, pour le Prix Goncourt. Pourtant, Les petites Lecocq marque le début de ses ennuis car Jacqueline Lecocq, de la famille d’accueil qui l’avait jadis accueillie, se reconnaissant, porte plainte et la fait condamner. Puis, ce sont les parents d’élèves de l’école où elle enseigne qui la sanctionnent, et Gallimard qui met ses livres au pilon. Hélène Bessette échafaude un plan pour émigrer aux Etats-Unis mais n’y parvient pas et s’enfonce dans la solitude et la difficulté de vivre avec les petits boulots qu’elle exécute, de serveuse à femme de ménage. Elle édite pourtant ses cinquième et sixième romans, La Tour, puis Suite Suisse où elle parle de la problématique de l’EAS – Emploi, Argent, Santé -. Viennent ensuite Les Mondes seuls puis Ida ou le délire son dernier roman, publié en 1973, où la musicalité des mots rejoint les notes jazz. « Un livre c’est beaucoup… comme une lampe qui brille ou qu’on brise » dit-elle. Gallimard lui refuse la publication de trois pièces de théâtre, elle se défend puis repart sur les routes avec ses valises pleines de manuscrits : « ce qui m’inquiète, c’est mon œuvre…. car l’ensemble a du poids » dit-elle avec humour et lucidité. Elle meurt dans l’indifférence, en 2000. Sur la porte de son petit appartement du Mans était écrit, sur un carton : « Prière de ne pas diffamer. Hélène Bessette de chez Gallimard ».

Le second spectacle, Si ou le bal au Carlton met en exergue la parole de l’écrivaine, par l’adaptation de son roman, Si, publié chez Gallimard en 1964, et repris comme d’autres titres, par les éditions Léo Scheer qui se sont attelées à la tâche depuis 2006. Régis Hébette en signe l’adaptation ainsi que la scénographie en collaboration avec Gilles Aufray pour la dramaturgie et la scénographie, et celle de Renaud Lagier pour la scénographie et les lumières. On retrouve Laure Wolf seule en scène sur le grand plateau et, dans un angle, François Tarot ponctuant les séquences par les pulsations de sa création sonore. On est face aux pulsions de mort de la narratrice, Désira, qui n’envisage que le suicide comme réponse aux préjugés, aux faux-semblants et aux désillusions des hommes. Auteur autant que victime, elle le met en scène et en orchestre la répétition générale. Nous sommes dans une salle de soins, derrière un plastique glauque où le rouge est la couleur-maitre, mais l’idée du suicide avec sa forme d’abandon de la vie côtoie tout autant une grande envie de vivre. A Bagnolet, la profondeur du plateau nous conduit dans les plis du cerveau où s’exprime la solitude de la vie tout autant que celle de Bessette en littérature.

L’actrice, Laure Wolf, tout aussi magnifique en cette seconde partie – qui pourrait être le révélateur de la photo autant que la partie précédente son négatif – construit ces instants de théâtre sur un plateau où l’objet comme signe théâtral prend une signification clinique. Après tout Hélène Bessette ne fut-elle pas cataloguée comme quasi folle ? Elle retrace ici son itinéraire, comme si devant nous et devant la page blanche elle écrivait son roman, échappant à son destin par un imaginaire poétique posé noir sur blanc, dans la solitude de l’écriture.

« La littérature vivante, pour moi, pour le moment, c’est Hélène Bessette, personne d’autre en France » confirmait Marguerite Duras, en 1964. Régis Hébette et Gilles Aufray se sont emparés de cet univers vertigineux et ont remis sur le devant de la scène l’auteure, donnant avec une économie de moyens « l’épaisseur des signes » selon Barthes. Depuis 2013 le metteur en scène et l’auteur collaborent : Régis Hébette, également auteur, metteur en scène et directeur depuis vingt ans de l’Echangeur de Bagnolet avec la compagnie Public Chéri, Gilles Aufray dont plusieurs pièces ont été éditées en France, écrivant en français et en anglais, accueilli comme artiste en résidence. Ensemble, ils travaillent sur la poétique et la musicalité de la langue et sur la relation à la narration qu’ils font partager par des lectures autour d’Hélène Bessette dans les librairies, médiathèques, lieux culturels et lycées du quartier.

« Le langage poétique est forcément celui des Temps difficiles. Il est celui de la souffrance et l’expression quotidienne normale d’un Temps de guerre. Dans un monde bruyant, angoissé, une phrase qui se fait entendre. Une phrase qui doit être lancinante et douloureuse. Voisine du jazz. Qui retient l’attention. Cruelle peut-être. Ce qui prouve qu’elle est à sa place » dit Hélène Bessette dans son Manifeste sur le langage poétique.

Brigitte Rémer

Du 21 au 30 novembre 2015 à l’Echangeur de Bagnolet, 59 avenue du Général de Gaulle. Métro : Gallieni – Prière de ne pas diffamer ou la véridique histoire d’Hélène Bessette de chez Gallimard, les lundis 23, 30 novembre 7 et 14 décembre, à 19h – Si ou le bal au Carlton, les vendredis et samedis à 20h30, les dimanches à 17h et lundis à 21h – Compagnie Cie Public Chéri – Site : www.lechangeur.org – Tél. : 01 43 62 71 20 – Editeur : www.leoscheer.com. La revue Frictions a consacré un numéro à Hélène Bessette et édité Prière de ne pas diffamer : www.revue-frictions.net