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Le Sacrifice

© John Hoog

Chorégraphie de Dada Masilo, d’après Le Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky – musique Ann Masina, Leroy Mapholo, Tlale Makhene, Nathi Shongwe – à la Grande Halle de La Villette.

Originaire de Soweto, Dada Masilo s’est formée à la danse contemporaine dès l’âge de onze ans puis à la danse classique. En Belgique elle a fréquenté le centre PARTS fondé par Anne Teresa De Keersmaeker – inspirée de l’école Mudra de Béjart – et qui fut un laboratoire multiforme ouvert aux grands chorégraphes internationaux dont Trisha Brown, William Forsythe et Pina Bausch. De retour en Afrique du Sud, en 2008 elle fonde sa compagnie puis devient artiste associée de la Dance Factory, à Johannesburg. Elle a présenté en 2012 au Festival d’Avignon le spectacle Refuse the hour, auquel William Kentridge avait collaboré, et elle relit aussi les classiques de la danse occidentale dans une pure réinterprétation métissée de danse africaine. Son Lac des Cygnes fut nominé aux Bessie Award en 2016, Giselle reçut le Prix Danza & Danza de la meilleure Performance, en 2017, elle s’est aussi penchée sur Roméo et Juliette et sur Carmen dont elle a donné sa libre interprétation.

© John Hoog

Dada Masilo cherche son langage entre la danse contemporaine et la danse rituelle du Botswana, appelée danse tswana – du nom de petits animaux qui se meuvent avec élégance – et qui s’exprime en des styles différents selon les événements de la vie qu’elle accompagne, tels que mariage, naissance, fête traditionnelle ou enterrement. La danseuse-chorégraphe avait appris cette forme de danse pendant plusieurs mois, avec un professeur particulier. « À Johannesbourg, la danse tswana fait partie de notre paysage quotidien ; si on se promène dans un centre commercial, on peut voir les jeunes danser, c’est fascinant. J’ai voulu explorer cela » dit-elle. L’hybridation est sa matière vive.

Le Sacrifice a été conçu il y a quatre ans, il était programmé au Festival d’Avignon et fut reporté deux fois en raison de la pandémie, avant sa présentation l’été dernier. Après La Villette, le spectacle poursuivra sa route, en France et à l’étranger.

© John Hoog

Sa référence et source d’inspiration puisent dans Le Sacre du Printemps que Dada Masilo avait découvert par la chorégraphie de Pina Bausch lors de ses études à Bruxelles. Elle s’interrogeait sur la manière de s’approprier l’œuvre à travers rituels et traditions d’Afrique du Sud. La composition de quatre musiciens sud-africains présents sur scène (Ann Masina, Leroy Mapholo, Tlale Makhene, Nathi Shongwe) s’est substituée à la musique d’Igor Stravinsky. Voix, violon, clavier et percussions rythment le cérémoniel qui a gardé pour titre le second tableau de l’œuvre de Stravinsky, Le Sacrifice, tandis que le premier, L’Adoration de la Terre glorifie le printemps et prête ici à des rythmes scandés par les dix danseurs, frappant le sol des pieds et tapant des mains. On aurait voulu davantage encore la voix et la présence habitées d’Ann Masina, à la fois à elle seule Terre, Mère et Cosmogonie. Une expression de contraste basée sur les rituels et traditions de l’Afrique du Sud s’organise dans un dialogue entre danseurs et musiciens où Stravinsky est présent-absent. « J’entrevis dans mon imagination le spectacle d’un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, et observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps » écrivait le compositeur.

© John Hoog

Dada Masilo, qui tient le rôle de l’élue travaille la confrontation des styles. Elle ouvre le spectacle par un solo et reste omniprésente tout au long de la chorégraphie. Son groupe, composé de magnifiques danseurs et danseuses, est d’une grande cohésion et fait communauté autour d’elle. De couleur au départ, les costumes se métamorphosent en un blanc majestueusement symbole de pureté (costumes David Hutt), de même que le lys, autre signe porté. Lignes, diagonales, cercles servent un académisme aux géométries parfaitement maîtrisées et une danse partant de l’intérieur pour aller vers l’extérieur tout en jouant de rythmes complexes. Pour la chorégraphe c’est un peu un retour aux sources et à ses racines, une manière de reconnaître ses ancêtres. Dans un esprit de transmission de la tradition, d’hybridation et de fusion entre les registres de danse, elle expérimente. Ici le printemps se dessine, malgré le sacrifice.

La chorégraphie est d’une grande beauté formelle et marque le passage d’une saison à l’autre, d’un état à l’autre par cette célébration rituelle d’un être humain, évoquant le renouveau de la nature. L’interprétation que fait Dada Masilo de son rôle d’élue est pleine de grâce et sa chorégraphie tirée au cordeau dans une recherche du plus que parfait chargée d’énergie et qui communique pour le public, avec l’émotion.

Brigitte Rémer, le 23 décembre 2022

Avec les danseurs : Leorate Dibatana, Lwando Dutyulwa, Thuso Lobeko, Dada Masilo, Lehlohonolo Madise, Songezo Mcilizeli, Refiloe Mogoje, Steven Mokon, Thandiwe Mqokeli, Eutychia Rakaki, Tshepo Zasekhaya – compositeurs et interprétation Ann Masina, Leroy Mapholo, Tlale Makhene, Nathi Shongwe – costumes David Hutt – lumières et vidéo Suzette Le Sueur – son Thabo Pule – assistant production Thabiso Tshabalala.

Vu le 7 décembre 2022 à la Grande Halle de La Villette – En tournée : le 13 décembre, Théâtre Jean Vilar de Suresnes – 15 et 16 décembre, Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines – 13 janvier 2023, Teatro Central de Séville (Espagne) – 16 janvier 2023, Equilibre-Nuithonie, à Villars-sur-Glâne (Suisse) – 20 et 22 janvier 2023, Desingel à Anvers (Belgiqe) – 25 au 28 janvier 2023, Théâtre de Caen.

Le Sacre du Printemps

© Maarten Vanden Abeele

Chorégraphie de Pina Bausch, précédé de Common Ground(s) de Germaine Acogny et Malou Auraudo – coproduction Pina Bausch Foundation, École du Sable, Sadler’s Wells – La Villette, espace Chapiteaux, Théâtre de la Ville hors les murs.

Deux parties composent cette soirée danse qui ont pour point commun Pina Bausch et le Tanztheater de Wuppertal, Germaine Acogny et l’École des Sables. Cette confrontation artistique prend deux formes. En première partie, Common Ground(s) met en espace la gestuelle ritualisée de deux danseuses : d’une part Malou Airaudo, danseuse au long parcours artistique avec Pina Bausch et créatrice de rôles majeurs au Wuppertal Tanztheater – notamment dans Iphigénie en Tauride (1974), Orphée et Eurydice (1975), Café Müller (1978) et bien d’autres – et qui fut aussi l’élue du Sacre du Printemps.

D’autre part Germaine Acogny, danseuse et chorégraphe, fondatrice et directrice de Mudra Afrique de 1977 à 1982, école pensée sur le modèle de Mudra Bruxelles créée par Béjart, qu’elle avait rencontré. Elle a ensuite créé à Toulouse en 1985 le Studio-École-Ballet-Théâtre du 3ème Monde, tout en présentant des chorégraphies et en dansant. De retour au Sénégal en 1995 elle fonde le Centre international de danses traditionnelles et contemporaines Africaines, lieu de formation et d’échange entre danseurs africains et danseurs du monde entier, puis poursuit son travail de transmission en même temps que de création avec L’École des Sables qu’elle créée en 2004, à Toubab Dialaw au sud de Dakar (cf. notre article du 22 février 2021).

Common ground[s] présenté en première partie de soirée est nourri de ce syncrétisme recherché entre la danse africaine traditionnelle et la danse contemporaine. Malou Airaudo et Germaine Acogny fondent leurs alphabets l’un dans l’autre dans une quête d’espace physique et mental et à travers quelques objets transitionnels sacrés et magiques qui habitent leurs univers. Cette courte pièce (30’) est suivie d’un entracte de même durée pour laisser le temps aux techniciens d’installer la tourbe du Sacre du Printemps, chorégraphie technique des plus précises.

Reprise pour 35’ d’un Sacre du Printemps interprété par trente-quatre danseuses et danseurs africains choisis parmi une centaine venant de toute l’Afrique. Célèbre composition musicale en deux tableaux : L’Adoration de la Terre où s’exprime la joie d’une terre féconde et Le Sacrifice où l’élue sera livrée et sacrifiée aux dieux. Pina Bausch l’avait chorégraphiée en 1975. Le passage de témoin s’est fait entre les deux continents et les deux compagnies, au cours de six semaines de répétitions et de transmission, sous la direction artistique de trois danseurs emblématiques du Wuppertal Tanztheater – Josephine Ann Endicott, Jorge Puerta Armenta et Clémentine Deluy. Le résultat est bouleversant dans l’énergie, le don de soi, l’explosion de joie puis de douleur, le statut de l’élue en robe rouge, vibrante d’une peur majuscule, à juste titre (Luciény Kaabral).

© Maarten Vanden Abeele

La pièce vient de si loin ! Chorégraphiée par Vaslav Nijinski pour les Ballets Russes et dansée en1913 au Théâtre des Champs-Élysées, tous les grands chorégraphes s’y sont intéressés, de Maurice Béjart en 1959 à Sasha Waltz en 2013, passant par Angelin Preljocaj en 2001, Emmanuel Gat en 2004, Jean-Claude Gallotta en 2011 pour n’en citer que quelques-uns, chacun avec sa sensibilité et son regard singulier l’a rêvé puis réalisé. Heddy Maalem chorégraphe franco-algérien a présenté la pièce en 2004 avec quatorze danseurs d’Afrique de l’Ouest. D’une musique lente et calme, parfois répétitive parfois affolée se lève le vent de sable jusqu’au cataclysme. Les danseurs montent en tension et en tremblements, en puissance, se séparent et se retrouvent, se placent en cortège, au son des clarinettes, cuivres, percussions et cordes. Le solo du basson revient en boucle, comme ces rondes de mélodies populaires.

© Maarten Vanden Abeele

De la dissonance à la montée rythmique et frénétique de la musique, comme des danseurs au cours de l’évocation des ancêtres et de leur action rituelle, se met en place la danse sacrée du sacrifice qui se fermera par un coup de timbale final. Les danseurs donnent toute leur énergie et font corps, face à la fragilité de l’élue. Tous sont à féliciter, ils habitent l’œuvre et sont en tension et à l’écoute du collectif dans leurs errances. Leur traversée chorégraphique est puissante et belle.

L’idée de cette transmission du Wuppertal Tanztheater aux danseurs de l’École des Sables pilotée par Germaine Acogny est un geste artistique autant que symbolique que Pina Bausch aurait sûrement apprécié!

Brigitte Rémer, le 26 septembre 2022

Common Groups – Chorégraphie et interprétation Germaine Acogny et Malou Auraudo – composition musicale Fabrice Bouillon Laforest, musique enregistrée sous la baguette de Prof. Werner Dickel, ingénieur du son Christophe Sapp – costumes Petra Leidner – lumière Zeynep Kepekli – dramaturgie Sophiatou Kossoko.

Le Sacre du Printemps – Chorégraphie Pina Bausch – musique Igor Stravinsky – scénographie et costumes Rolf Borzik – collaboration Hans Pop. Direction artistique Josephine Ann Endicott, Jorge Puerta Armenta, Clémentine Deluy – direction des répétitions Çağdaş Ermiş, Ditta Miranda Jasjfi, Barbara Kaufmann, Julie Shanahan, Kenji Takagi. Avec : Rodolphe Allui, Sahadatou Ami Touré, Anique Ayiboe, D’Aquin Evrard Élisée Bekoin, Gloria Ugwarelojo Biachi, Khadija Cissé, Sonia Zandile Constable, Rokhaya Coulibaly, Inas Dasylva, Astou Diop, Serge Arthur Dodo, Franne Christie Dossou, Estelle Foli, Aoufice Junior Gouri, Luciény Kaabral, Zadi Landry Kipre, Bazoumana Kouyaté, Profit Lucky, Babacar Mané, Vasco Pedro Mirine, Stéphanie Mwamba, Florent Nikiéma, Shelly Ohene-Nyako, Brian Otieno Oloo, Harivola Rakotondrasoa, Oliva Randrianasolo (Nanie), Asanda Ruda, Amy Collé Seck, Pacôme Landry Seka, Gueassa Eva Sibi, Carmelita Siwa, Amadou Lamine Sow, Didja Tiemanta, Aziz Zoundi.

Du 19 au 30 septembre 2022 à 20h, samedi et dimanche à 19h – Programmation du Théâtre de la Ville hors les murs, site : www.theatredelaville-paris.com, à La Villette, espace Chapiteaux site : www.lavillette.com, métro : Porte de Pantin.

Programme Stravinski – Malandain Ballet Biarritz

L’Oiseau de feu © Olivier Houeix

L’Oiseau de feu chorégraphie de Thierry Malandain, Le Sacre du printemps chorégraphie de Martin Harriague, par le Malandain Ballet Biarritz – Musique Igor Stravinski. Au Théâtre National de la Danse/Chaillot.

C’est une soirée Stravinski construite en deux temps à laquelle Thierry Malandain, directeur du Malandain Ballet Biarritz nous convie après avoir proposé à Martin Harriague, artiste associé à la Compagnie depuis 2018, de signer une création pour une programmation à quatre mains. Ce dernier a choisi Le Sacre du printemps, Thierry Malandain revisite, en première partie, L’Oiseau de feu. Superbe programme !

Ces deux œuvres emblématiques avaient placé le compositeur sous le projecteur en même temps que dans la polémique. C’est en 1910 que Les Ballets russes de Serge Diaghilev présentaient L’Oiseau de feu sous la direction musicale de Gabriel Pierné, dans une chorégraphie de Michel Fokine et des décors d’Alexandre Golovine et Leon Bakst, à l’Opéra de Paris. L’oeuvre avait fait l’objet d’arrangements pour piano et ensemble de chambre, et de trois suites pour orchestre en 1910, 1919 et 1945. C’est celle de 1945 qu’a choisi Thierry Malandain. Après L’Oiseau de feu, était présenté trois ans  plus tard, en 1913,  Le Sacre du Printemps dans une chorégraphie originelle de Nijinski. Depuis, tous les grands chorégraphes se sont intéressés à l’œuvre qu’ils ont chorégraphiée, chacun avec son style : Maurice Béjart (1959), Martha Graham (1984), Pina Bausch (1997), Angelin Preljocaj (2001), Emmanuel Gat (2004), Jean-Claude Gallotta (2012), Sacha Waltz (2013).

L’Oiseau de feu est issu de contes traditionnels russes : Alors qu’il se promène dans la forêt mystérieuse du sorcier Kastcheï, Ivan Tsarévitch, fils du tsar de Russie, voit un oiseau merveilleux, tout d’or et de flammes ; il le poursuit, le capture et accepte de le délivrer contre une de ses plumes, scintillante et magique, et le serment que l’oiseau lui sera fidèle. Plus loin, il tombe amoureux d’une princesse entourée de douze compagnes, avant d’être capturé par le sorcier Kastcheï. C’est la plume magique qui le délivrera et lui permettra, après avoir endormi les monstres, de retrouver son élue. Ainsi est le libretto qui avait aussi intéressé Balanchine dès 1949. Thierry Malandain prend le parti de l’épure. Pour lui « les oiseaux symbolisent ce qui relie le ciel et la terre » mettant quelque chose de mystique et de sacré dans le regard qu’il porte sur l’œuvre, en référence à François d’Assise. L’oiseau serait ce « passeur de lumière portant au cœur des hommes la consolation et l’espoir. »

La chorégraphie commence par un tableau d’ouverture où danseurs et danseuses portant des robes noires tournoient, tels les sujets infernaux de Kastcheï et jusqu’à l’arrivée de l’oiseau rouge et or, superbement interprété par le danseur Hugo Layer qui entre dans l’histoire. Sa rencontre avec Ivan et la princesse est pleine de grâce et d’une grande précision. Les magnifiques costumes de Jorge Gallardo – réalisés par Véronique Murat et Charlotte Margnoux  – signent les différents épisodes de l’histoire, avec ces robes noires du début du spectacle, suivies de robes blanches, puis d’autres, orangé et jaune comme des flammes virevoltantes dans leur fluidité et poétique des formes et des tissus. Le Malandain Ballet Biarritz tient sa force des vingt-deux danseurs de la Compagnie et de la notion de ballet qu’elle place au cœur de son travail. Le chorégraphe célèbre le corps et sa sensualité dans un style où s’équilibrent les aspects classique et contemporain de la danse. Les mouvements collectifs s’inspirent des danses populaires où les danseurs se croisent et forment des chaînes humaines, des rondes, et ondulent en des mouvements continus de flux et de reflux.

Le Sacre du Printemps © Olivier Houeix

Le Sacre du Printemps, sous-titré tableaux de la Russie païenne en deux parties, met en exergue le rythme et l’harmonie. C’est à cette œuvre mythique de Stravinski que Martin Harriague, artiste associé au Malandain Ballet Biarritz depuis plus de quatre ans a choisi de se confronter. Après avoir été l’un des lauréats du premier Concours de Jeunes Chorégraphes classiques et néoclassiques à Biarritz en 2016, il a créé trois chorégraphies : Sirène en 2018, imprégné de l’Océan auprès duquel il a grandi ; Fossile en 2019, pièce dans laquelle il développe l’art du duo ; La Serre en 2020 qui place l’homme face au changement inattendu de sa vie qu’est le confinement. La première partie, L’Adoration de la terre, commence avec la glorification du printemps et la danse à laquelle se livrent hommes et femmes, piétinant le terre. Sage parmi les sages, L’Aïeul prend part à cette glorification et doit s’unir à la terre abondante. La seconde partie, Le Sacrifice, met en scène les Adolescentes et leurs jeux mythiques. Parmi elles est choisie l’Élue qui sera sacrifiée pour la renaissance du printemps. Le rythme et les changements de mesure de cette danse sacrée créent une impressionnante montée dramatique avant le coup de timbale final.

Martin Harriague prend pour référence le commentaire de Stravinski décrivant le rite païen comme « la sensation obscure et immense à l’heure où la nature renouvelle ses formes, et c’est le trouble vague et profond d’une pulsion universelle. » Il évoque, dans une première scène et avec un certain humour, le compositeur, faisant sortir du piano, les uns après les autres, les vingt danseurs qui bientôt le submergent avant de crapahuter au sol. La vitalité du collectif, les sauts, les pulsations et vibrations se déploient avant qu’une certaine inquiétude ne s’invite. Un énorme projecteur brutalement dévoilé en ses rayons accusateurs lâche prise avant de progressivement s’éloigner et disparaître. Martin Harriague fait danser le collectif avec élégance et talent, avant que deux clans ne s’affrontent et que les Anciens ne désignent l’Élue – Petit bémol, on se serait passé de l’illustration réaliste de la vieillesse qui quitte le champ symbolique et force le trait – Cette mise à mort de l’Élue est une immense ronde où les danseurs s’asseyent autour d’Elle, tendus en des équilibres instables dans le tempo scandé de Stravinski. Debout sur une pierre, l’Élue lance ses invocations gestuelles et rituelles. Le Sacre du Printemps est blanc et léger en ses costumes (signés Mieke Kockelkorn), shorts et hauts qui se gonflent comme des voiles propulsées par la force de l’énergie de chacun, et du collectif.

Fondé en 1998 par Thierry Malandain et installé dans l’ancienne Gare du Midi, à Biarritz, le Malandain Ballet Biarritz – Centre chorégraphique national mène un travail rigoureux avec ses vingt-deux danseurs permanents. Formés à la technique classique, ils sillonnent les scènes française et internationale pilotés par le chorégraphe qui a su impulser un style personnel à ce bel Ensemble. La soirée Stravinski voulue par Didier Deschamps avant son départ comme directeur de Chaillot-Théâtre national de la Danse est une belle proposition.

Brigitte Rémer, le 18 novembre 2021

Avec les danseuses et danseurs : Alejandro Sánchez Bretones, Alessia Peschiulli, Allegra Vianello, Claire Lonchampt, Clémence Chevillotte, Frederik Deberdt, Giuditta Banchetti, Guillaume Lillo, Hugo Layer, Irma Hoffren, Ismael Turel Yagüe, Jeshua Costa, Julen Rodriguez Flores, Julie Bruneau, Laurine Viel, Loan Frantz, Marta Alonso, Mickaël Conte, Noé Ballot, Patricia Velázquez, Raphaël Canet, Yui Uwaha

L’Oiseau de feu, chorégraphie Thierry Malandain, lumières François Menou, costumes Jorge Gallardo, réalisation costumes Véronique Murat et Charlotte Margnoux, maîtres de ballet Richard Coudray et Giuseppe Chiavaro –  Le Sacre du printemps chorégraphie et scénographie Martin Harriague, assisté de Françoise Dubuc et Nuria Lopez Cortés, costumes Mieke Kockelkorn, lumières François Menou et Martin Harriague, réalisation costumes Véronique Murat, assistée de Charlotte Margnoux, réalisation décor/accessoires Frédéric Vadé.

Du 4 au 12 novembre 2021, au Théâtre National de la Danse/Chaillot. Place du Trocadéro, 75016. Paris – site : theatre-chaillot.fr – tél. : 0153 65 30 00 – Le 16 novembre à 20h30, au Théâtre L’avant-Seine de Colombes – Vendredi 10 décembre 2021 de 20h30 à 21h45, samedi 11 décembre 2021 de 19h à 20h15, Théâtre des Salins, à Martigues, du 16 au 18 décembre, au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, du 22 au 26 décembre, à la Gare du Midi, à Biarritz – Site : www.malandainballet.com

La Consagración de la Primavera

© Théâtre de la Ville

Mise en scène, chorégraphie et danse Israël Galván – Composition et piano, direction musicale Sylvie Courvoisier – piano Cory Smythe. Israël Galván Company, au Théâtre de la Ville/13ème Art.

Issu d’une famille sévillane qui dansait le flamenco, Israël Galván construit ses spectacles de manière personnelle et inspirée depuis une vingtaine d’années à partir de ce même vocabulaire, qu’il enlace et décale. Il présente ici sa déclinaison du Sacre du Printemps de Stravinski, pièce à laquelle les plus grands chorégraphes, au fil du temps, se sont confrontés, entre autres Vaslav Nijinski (1913), Maurice Béjart (1959), Pina Bausch (1975), Martha Graham (1984), Angelin Preljocaj (2001), Emmanuel Gat (2004).

Deux pianos à queue, tête-bêche – magnifiquement habités par Sylvie Courvoisier, compositrice et improvisatrice avec laquelle Israël Galván a déjà travaillé, et Cory Smythe, interprète rigoureux et improvisateur inspiré – s’inscrivent dans la scénographie à travers laquelle le danseur chorégraphe trace son chemin. Quand la pièce débute, portant une courte blouse et des bottines noires, une jambe gainée de laine rouge et comme blessée, il est crucifié sur la table d’harmonie d’un piano, mise à la verticale. Son corps devient instrument de percussion entre le sol et les cordes de ce piano inversé. Il dialogue avec les deux musiciens qui interviennent dans le corps de leurs instruments pour en faire vibrer les cordes, dans une introduction musicale intitulée Conspiración, prélude au Sacre. Le danseur, tel l’esprit frappeur frappe, avec énergie et insolence, avec la puissance d’un Méphisto qui se déchaîne.

Après cette brillante introduction on glisse dans l’univers de Stravinski, partition construite en deux parties : L’adoration de la terre, terre piétinée avec extase par le danseur et Le sacrifice, qui mène au rituel des ancêtres. On le retrouve sculptural au centre d’un plissé noir de 380 degrés, majestueuse robe avec laquelle, en grand ordonnateur, il va jouer, déployant rythme et force au sol, grâce et précision. Les espaces sur lesquels il se dirige et se pose, répartis sur l’ensemble de la scène, résonnent de manière singulière et minérale selon les supports : graviers, terre, pierre, bois, métal, subtilement disposés en labyrinthe, lui permettant de remplir l’espace. Il se faufile entre les deux pianos, danse sur une plateforme située derrière, passe à l’avant-scène ou se retrouve au centre. Plein d’une énergie vitale, jambes et bras d’une mobilité extravagante, Israël Galván invente, décline et joue de ses mains papillons, qui dansent aussi en émettant des sons. L’alternance entre pièces dansées et pauses musicales permet au danseur de reprendre souffle et/ou de changer de costume, et au public de se reposer de la scansion flamenca.

Le spectacle se ferme sur une éblouissante pièce musicale de Sylvie Courvoisier, Spectro, jouée à quatre mains, envol de notes cristallines virtuoses, dignes d’un Gaspard de la nuit de Maurice Ravel. Les pièces de la compositrice se fondent dans la partition de Stravinski et Israël Galván se fond avec intensité et légèreté dans l’univers sonore qui le porte. L’attention réciproque et les interactions entre danseur et musiciens dégagent une grande virtuosité et liberté. Galván prend racine dans le sol de manière ludique et déterminée, il sait puiser son énergie comme les racines des végétaux cherchent l’eau, poussant sa technicité à l’extrême. Il est de ces grands, comme le furent Nijinsky et Noureev en leur temps, faune parmi les faunes.

On connaît Israël Galván en France depuis une douzaine d’années. Son premier spectacle, Metamorfosis, inspiré de Franz Kafka, fut créé en 2000 mais c’est avec El Final de este estado de cosas – redux, un rite de mort à partir de l’Apocalypse de Jean, présenté à la Carrière Boulbon du Festival d’Avignon en 2009  et repris au Théâtre de la Ville en 2010 et 2011, qu’on le découvre. Le Théâtre de la Ville depuis l’accompagne en présentant chacune de ses créations. Ainsi, La Curva (le virage, la courbe) en 2012, où il est déjà entouré de Sylvie Courvoisier ; Lo Real en 2013 ; Torobaka avec Akram Khan en 2014/15 ; FLA.CO.MEN en 2016/17 ; La Fiesta, présentée à La Villette en 2018 et Gatomaquia au Cirque Romanès, dans les deux cas dans le cadre de sa programmation hors les murs.

La Consagración de la primavera mêle les différents styles musicaux – entre la musique néoclassique aux accents folkloriques d’Igor Stravinski, avant-gardiste en son temps, qui modifie la notion de rythme au tout début du XXème siècle et la recherche contemporaine et jazz de Sylvie Courvoisier, imprégnée de Thelonious Monk et des interprétations de Martha Argerich – au vocabulaire flamenco d’Israël Galván, figure majeure de l’évolution de cette tradition populaire dont il s’est emparé, et qu’il interprète avec une sauvagerie raisonnée. Une belle réussite !

Brigitte Rémer, le 13 janvier 2020

Musique : Conspiración, composition et piano Sylvie Courvoisier et Cory Smythe – Le Sacre du Printemps, composition Igor Stravinski – Réduction pour piano à quatre mains de l’auteur, sur deux pianos – Spectro, composition Sylvie Courvoisier, au piano Sylvie Courvoisier et Cory Smythe – créations lumières, Ruben Camacho – scénographie, Pablo Pujol – design sonore Pedro León – assistante mise en scène Balbi Parra – conseillère costumes Reyes Muriel del Pozzo.

Du 7 au 15 janvier 2020, Théâtre de la Ville – Le 13e Art – métro : Place d’Italie 75013. Paris. www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77