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Ukraine Fire

Oleksand R. Kosmach

Avec les Dakh Daughters – direction artistique Vlad Troitskyi – spectacle en ukrainien surtitré – Théâtre Le Monfort, dans le cadre du Festival Paris l’été.

C’est un spectacle coup de poing tant par son contenu que par sa forme. Son contenu est fait de l’actualité, tragique, la guerre en Ukraine. D’une grande densité, inventivité et virtuosité, sa forme relève du cabaret et mêle musique, danse, texte et images.

Le spectacle est porté par cinq musiciennes-actrices qui ont écrit des fragments, lambeaux de sensations, sentiments, couleurs et réactions face à la réalité de la violence russe qui les oblige à l’exil. « Chaque jour je suis dans une autre ville. Dans une autre ville, je suis différente… » dit l’une. Chaque mot est un projectile qui touche en plein cœur de cible, réaliste en même temps que poétique, qu’il soit chant ou psalmodie, récitatif ou mélopée. Les Dakh Daughters en maitrisent les différentes techniques et enluminent la parole de ponctuations musicales virtuoses, des plus graves aux plus débridées, dans un éventail de techniques allant des musiques traditionnelles au rock, des rythmes orientaux au slam et au punk. Chacune est dans son propre espace, scénographique, musical et mental : côté jardin, le violoncelle et les percussions ; côté cour, à l’arrière-plan sur une estrade, la contrebasse, devant, le violon et la guitare. Des images vidéo, réalistes ou fantasmatiques selon les séquences, donnent aussi le rythme dont elles s’emparent en une montée volcanique et un défi guerrier ouvrant sur la révolte des percussions et la déstructuration finale, comme une provocation magistrale.

Groupe théâtral et musical formé en 2012, on connaît les Dakh Daughters en France depuis leur présentation de Freak Cabaret création collective mise en scène par Vlad Troitskyi en 2014, qui déjà faisait valoir leur capacité de dérision et force de résistance. Plus qu’un metteur en scène, Vlad Troitskyi est un mentor qui en 1994 fonde le théâtre indépendant et centre d’Art contemporain Dakh – qui se traduit par le toit – dont il devient le directeur artistique, au rez-de-chaussée d’un immeuble résidentiel situé à un croisement de rues dans le centre de Kiev. Il y crée le groupe musical DakhaBrakha qui, partant des musiques traditionnelles, les revisite et travaille sur la polyphonie – certaines musiciennes des Dakh Daughters en font partie – et en 2007 donne le coup d’envoi du GogolFest, festival annuel multidisciplinaire international d’art contemporain et de cinéma. La mouvance artistique d’avant-garde qui règne au Dakh repose sur son seul maître-mot : liberté.

Les Dakh Daughters sont entrées en contestation et résistance dès décembre 2013 lors des manifestations pro-européennes ukrainiennes de la place de l’Indépendance / Place Maïdan, en réalisant un clip. Si, au départ, elles n’étaient pas particulièrement engagées, dès la création de leur compagnie artistique, l’Histoire les a rattrapées. C’est dans une grande spontanéité qu’elles développent un esprit révolutionnaire, luttant contre le désenchantement, à travers le théâtre et la musique. Elles s’appuient aussi sur des textes puissants issus entre autres de Shakespeare, Bukowski, du poète russe d’avant-garde Alexandre Vvedenski ou encore du grand poète romantique ukrainien Taras Chevtchenko auteur de Notre âme ne peut pas mourir.

Oleksand R. Kosmach

Dans Ukraine Fire le début du spectacle est saisissant et hypnotise les spectateurs, images de guerre et de destruction d’une violence inouïe vues dans l’actualité mais reprises en fondu enchaîné de manière démultipliée et superposée. Sur scène, la vie est comme arrêtée : les cinq actrices-musiciennes sont assises en contrebas, dans le noir, maquillées de blanc telles des âmes mortes, on les devine à peine dans le contre-jour, vêtues de leurs tutus noirs et guêpières, portant des tee-shirt noirs à leur effigie. Les mots qu’elles lancent sont autant de poignards. « Pourquoi y a-t-il la culture du mal, sur terre ? » posent-elles, plaçant l’art au rang de témoignage. Tout au long du spectacle elles dialoguent et commentent en musique, en chants et en mots ce qui s’affiche sur l’écran, chacune dans son espace musical et avec sa personnalité, de l’exhortation au plaidoyer. « Ce n’est pas une vague, juste des gens… » chuchotent-t-elles. Elles sont archi-douées en leur présence fantasmatique et respectueuse, pleine de bruit et de fureur en même temps que de grâce et font se rencontrer poésie et subversion. Apparaissent à l’écran Jérôme Bosch et Hitler jusqu’à l’Armageddon où se livre l’ultime combat entre le bien et les forces du mal.

Ukraine Fire est un message de lutte et d’espoir qui par sa force lyrique s’apparente à un oratorio, par son tragique à une Passion, par son récit-hommage aux morts, au peuple et aux combattants, à une chanson de la Geste ukrainienne. En même temps qu’imaginatif et fantaisiste, porté par l’esprit frondeur des Dakh Daughters, c’est un poème musical qui parle de la mer et des cendres, un cri pour la paix. « Ô mon destin…»

Brigitte Rémer, le 16 juillet 2022

Avec : Natalia Halanevych, Ruslana Khazipova, Solomiia Melnyk,Anna Nikitina, Nataliia Zozul, et la participation de Tetiana Troitska, comédienne – lumières, mapping vidéo Mariia Volkova – son Mickael Kandelman, Bruno Ralle.

 Jeudi 14 juillet à 20h – Le Monfort, 106 Rue Brancion, 75015 Paris – métro : Porte de Vanves, tramway : Brancion – Une partie de la billetterie sera reversée à des associations locales pour l’Ukraine.

Dialaw Project

© Joseph Banderet

Textes de Sinzo Aanza, Hamidou Anne, Ian de Toffoli et Le Fluide Ensemble – mise en scène Mikaël Serre – Spectacle en français et en wolof – au Monfort Théâtre.

C’est un work in progress construit autour de la figure emblématique de Germaine Acogny, danseuse, chorégraphe, fondatrice de l’École des Sables à Toubab Dialaw, près de Dakar, au Sénégal, réalisé par Mikaël Serre, metteur en scène franco-allemand.

Mère de la danse africaine contemporaine comme on aime à la nommer, Germaine Acogny a embarqué dans une aventure artistique unique dans le sillage de Maurice Béjart qu’elle a côtoyé et avec le soutien du président Léopold Sedar Senghor : la création de Mudra Afrique au Sénégal, une réplique de Mudra Bruxelles adaptée au contexte africain, qui a vu le jour en 2004. Secondée par Helmut Vogt, son époux, L’École des Sables – centre international de danses traditionnelles et contemporaines d’Afrique – est devenue un lieu d’échange et de formation professionnelle pour les danseurs africains et ceux du monde entier. Elle est l’incubateur de nombreux jeunes talents de la danse africaine.

© Joseph Banderet

Or l’inquiétude règne à Toubab Dialaw anciennement port colonial où la construction d’un nouveau port a commencé face à l’École des Sables, suscitant une vive réaction au sein de la population. C’est dans ce contexte que Dialaw Project, est né, de la collaboration entre Germaine Acogny et Mikaël Serre. Différentes étapes de création se sont mises en place à partir de 2021 à l’École des Sables, puis au Centquatre à Paris, suivi d’un temps de résidence en juin au Monfort Théâtre où le résultat du travail est montré, en une première version. La forme finale y sera présentée à la fin du mois d’août, après une dernière étape de résidence élaborée en présence de la chorégraphe.

Dialaw Project est un spectacle pluridisciplinaire qui mêle théâtre, danse et arts visuels. Son thème central en est l’impact du projet mégalomane de construction d’un port en eau profonde, signé entre le gouvernement sénégalais et la puissante société émirati Dubai Port World. Ce projet fera disparaître la côte et ensevelira une terre sous des kilomètres de béton. Face à cette catastrophe écologique et aux bouleversements géopolitiques qui suivront, face à cette négation philosophique et humaine, artistes et intellectuels de différents pays – Allemagne, Congo, France, Luxembourg et Sénégal – se sont mobilisés autour d’un projet théâtral. Ils questionnent la notion de développement et de responsabilité collective, chacun partant de son expérience personnelle en termes de perte de repères et d’exil.

© Joseph Banderet

Mikaël Serre et Germaine Acogny collaborent depuis 2015. Dans un premier solo intitulé À un endroit du début, sous le regard de Mikaël Serre – metteur en scène, acteur, performer, formé aux Beaux-Arts de Saint-Étienne et à l’École Jacques Lecoq, traducteur franco-allemand – la danseuse et chorégraphe remontait à ses origines et identités multiples, à ses ancêtres. Repartant du même point, Dialaw Project rappelle, de domination en domination, les anciennes puissances coloniales et nous mène jusqu’au développement économique à outrance et à la globalisation.

Au début du spectacle, par écran interposé, Germaine Acogny parle de sa cohabitation avec les esprits, les pierres, le sable, puis on entre dans le vif du sujet : la démonstration technique par un PowerPoint austère du Plan sénégalais émergeant 2014/2035 qui mêle discours technocratiques et états de droit, discours démagogiques reléguant les démarches solidaires au rang de lointaines utopies. Diverses communautés se partagent le territoire sénégalais – Toutcouleurs, Wolofs, Lébous entre autres – ces derniers étant implantés à Dialaw quand la ville était aux mains des Portugais. L’un questionne son père, le second est sur la réserve, « Tu sais jamais comment l’autre va t’accueillir. » Le troisième doute. Des images à l’écran complètent la causerie. Le spectacle s’est construit avec des textes de différentes natures et un travail documentaire approfondi : interviews et réactions face au projet du nouveau port, apostrophe au président, histoires de vie, odes au soleil et à la lune, au balafon et à la kora, à la danse, textes d’auteurs actifs sur la scène intellectuelle et artistique d’Afrique et d’Europe. Avec sa construction face à Toubab Dialaw se posent de nombreuses questions : Où va s’évaporer le sel, où se perdre la pêche ? Comment imaginer la disparition des pirogues ? Pourquoi oublier les ancêtres – eux bien présents jusque dans le vent – et piétiner les symboles ? « Si tu n’as pas de racines, comment veux-tu grandir ? » questionne le texte.

Germaine Acogny parlant d’elle disait en 2015 : « Ma vie a souvent été un mouvement, je suis de quelque part et quand je m’en éloigne, je n’échappe pas à mon histoire, c’est que je suis revenu, en moi peut être, à un endroit du début, à l’endroit d’où je viens, aux ancêtres, à ceux qui m’accompagnent. » Ses mots résument sa démarche et l’objectif du spectacle : questionner nos sociétés et notre Histoire partagée ; respecter les traditions qui traversent les âges ; imaginer l’avenir de nos relations économiques, politiques et humaines ; danser la vie.

Brigitte Rémer, le 28 juin 2022

Avec Germaine Acogny (en vidéo), Hamidou Anne, Aicha Dème (guest), Anne-Elodie Sorlin, Pascal Beugré-Tellier, Asssane Timbo. Dramaturgie Jens Hillje – scénographie John Carroll, Mikaël Serre – costumes Jah Gal Doulsy – vidéo Martin Mallon – musique Ibaaku, Antonin Leymarie – lumières et direction technique John Carroll – collaboration artistique Ninon Leclère – auteur et mythologue Ian de Toffoli – auteur et politologue Hamidou Anne – assistante à la mise en scène Anaïs Durand Mauptit.

Jusqu’au 25 juin 2022, cinq avant-premières au Monfort Théâtre à Paris, 106 Rue Brancion, 75015 Paris – tél. : 01 56 08 33 88 – site : lemonfort.fr – En tournée saison 2022/203 et suivante : 19 et 20 mai 2023, théâtres de la Ville du Luxembourg – 23 mai 2023, Théâtre et Cinéma de Choisy le roi – fin mai 2023, Scène nationale de Forbach dans le cadre du Festival Perspectives de Saarbrück – juin 2023 Africologne festival à Cologne (Allemagne) – septembre 2023, KunstFest de Weimar – novembre 2023 Festival EuroScene de Leipzig – novembre 2023 CDN Les 13 Vents àMontpellier.

Les Os Noirs

© Jean-Luc Beaujault

Sur une idée originale, dramaturgie, mise en scène et scénographie de Phia Ménard, compagnie Non Nova – créé et interprété par Chloée Sanchez – dans le cadre de la programmation hors les murs du Théâtre de la Ville – au Théâtre Le Monfort.

C’est un solo pour femme né de la rencontre de Phia Ménard, jongleuse, performeuse et metteuse en scène, avec Chloée Sanchez. C’est un poème, un chant nocturne qui met en œuvre la métempsycose, cette recherche de l’âme cosmique avec migration des âmes vers un nouveau corps après la mort. Phia Ménard, née Philippe Ménard, la travaille en noir profond, comme Soulages creuse son noir-lumière ou outrenoir. « J’aime l’autorité du noir, sa gravité, son évidence, sa radicalité » dit la metteuse en scène.

Le dispositif qu’elle propose relève du cycle des Pièces du Vent, avec ce matériau de plastique noir qu’elle sculpte et apprivoise pour devenir vêtement, scénographie et abysses. Elle crée, comme le dit Borges, un Jardin aux sentiers qui bifurquent. D‘abord un grand vent auquel rien ne résiste, puis une mer démontée dans laquelle se laisse porter une femme, déesse des eaux qui épouse les vagues avant de s’y lover (Chloée Sanchez). Suit une inquiétante forêt dans laquelle elle se perd et construit son histoire extraordinaire à la manière d’Edgar Poe. La déesse-fleuve sort des eaux, drapée d’un majestueux manteau en plastique noir à longue traine, avant de le plier, introduisant le thème de l’emballage, cher à Kantor, artisan du Théâtre de la Mort. Est-elle femme, ou marionnette ? La pièce se déploie devant un grand castelet. Elle y danse, vêtue d’une robe légère et noire, seins, sexe, visage noir, incendie. Une fin du monde, des cris rauques, des tremblements de lave, des fumerolles, des cendres, du soufre. Tentation du néant. Elle saute par la fenêtre. Se sauver ? Mourir ? L’illusion et la théâtralité sont puissantes.

La réapparition fantomatique et sépulcrale de cette Reine de la nuit à la manière d’Amadeus – Mort et désespoir flamboient autour de moi ! dit la partition mozartienne – est d’une grande force mystique. On dirait un resurgissement après apocalypse dans le chaos d’un désert noir aux blocs d’anthracite. Un personnage du feu, vêtu d’une combinaison ignifugée, sorte de sculpture d’amiante et de piéta, porte un cadavre calciné. Tout est douleur, on est aux extrêmes. La création lumières comme la scénographie commentent ces fins du monde et sont en osmose avec le geste de mise en scène. Sans texte apparent, le spectacle se nourrit de références qui se fondent dans le geste chorégraphique et artistique. A peine quelques mots enregistrés – un extrait du Métier de vivre de Pavese « La mort viendra et elle aura tes yeux » – et un conte péruvien sur les oiseaux et le clair de lune. L’actrice travaille sur le cri, le souffle, le râle. Une bande son très élaborée accompagne de ses variations cette méditation funèbre, entre musique électro-acoustique et musique répétitive, souffle du vent constant, battements d’ailes et mouvements de l’eau. Elle porte l’actrice, en prise avec les éléments et en lutte avec sa condition humaine – accompagnée en coulisses de trois régisseurs présents au salut, casques et lampes frontales de travail.

Par ses performances et ses chorégraphies, par son univers plastique et son imaginaire, Phia Ménard construit un parcours unique et singulier. Elle apprend le langage du corps et de l’objet, du mouvement et de l’équilibre par la jonglerie, auprès de Jérôme Thomas et travaille dans le registre Présence, mobilité et danse avec Hervé Diasnas et Valérie Lamielle. Elle fonde sa Compagnie, Non Nova, en 1998, qu’elle définit par son manifeste : « Non nova, sed nove, Nous n’inventons rien, nous le voyons différemment. » Elle cherche ses langages, est compagnie associée auprès de plusieurs scènes nationales dont celle de Château-Gontier puis de Chambéry et de la Savoie et présente ses spectacles performances au Festival Montpellier Danse et à Avignon dans Sujet à vif, ainsi qu’à la Documenta de Kassel. Elle travaille sur les matières comme la glace, l’eau, la vapeur et le vent et dans Les Os Noirs avec le plastique, le tissu, le papier et le métal.

Phia Ménard pose un acte politique en même temps que philosophique et esthétique dans ses spectacles et explore les interdits, « ces zones de flou, que l’on ne veut pas dire ni nommer, les questions de la norme, de la sexualité, du plaisir, du genre. » Certains de ses spectacles ont fait date et tournent toujours comme la pièce P.P.P. Position parallèle au plancher ou encore L’après-midi d’un foehn, pièce pour un interprète et un marionnettiste, qui joue de vents contraires et de poésie avec des sacs plastique.

Les plus désespérés sont les chants les plus beaux écrit Musset dans sa Nuit de Mai. Avec Les Os Noirs Phia Ménard ne dément pas l’adage et trace son cercle de l’infini entre Solaris de Tarkovski et Nuit Obscure de Saint Jean de la Croix. Ses trois passages à l’acte énoncés en voix off, passage à l’acte suivant s’entend, sont autant de jeux de mots et de métamorphoses dans cette pièce d’une grande beauté, d’une sensibilité et d’une intelligence rares.

Brigitte Rémer, le 12 avril 2018

Du 29 mars au 14 avril 2018, à 20h30 – Le Monfort Théâtre, 106 rue Brancion, 75015 – tél. 01 56 08 33 88 – site : www.lemonfort.fr – La Compagnie Non Nova sera présente au Festival Montpellier Danse avec Contes immoraux/Partie 1-Maison Mère en juillet prochain, puis au Festival d’Avignon avec Saison sèche.

Collaboration à la mise en scène et dramaturgie Jean-Luc Beaujault – composition sonore et régie son Ivan Roussel – créations lumières et régie lumière Olivier Tessier – création costumes Fabrice Ilia Leroy assisté de Yolène Guais – création machinerie et régie générale plateau Pierre Blanchet et Mateo Provost – construction décor et accessoires Philippe Ragot, avec Manuel Ménès et Nicolas Moreau.

Le dur désir de durer : après-demain, demain sera hier

© Fanny Gonin

Conception, mise en scène et scénographie Igor et Lily – Textes Guillaume Durieux – Théâtre Dromesko. Espace chapiteau, Le Monfort Théâtre, dans le cadre de la programmation hors les murs du Théâtre de la Ville.

Créé en 1990 par Igor et Lily son épouse, le Théâtre Dromesko, anciennement Volière, est un lieu de fabrique qui a posé son chapiteau avec veaux, vaches, cochons et couvées depuis une vingtaine d’années, à la Ferme du Haut Bois près de Rennes, sous l’aile du Théâtre National de Bretagne. Au fil des ans ils y ont développé un travail singulier et exigeant.

Le dur désir de durer – après-demain, demain sera hier fait suite à Le Jour du Grand Jour présenté en 2016 et parle du temps qui passe, de la vie et de la mort. Dans le même dispositif au plancher de bois, nommé La Baraque, et avec les mêmes personnages, acteurs, chanteurs et musiciens passent et traversent de cour à jardin, comme on traverse la vie, ou comme un défilé, une procession ou une manif. Les spectateurs se font face. « On pourrait parler d’une suite. Ou plutôt d’une suite en avant, une grande panique face aux lendemains qui déchantent, avec dans le dos les rengaines du passé et sous les pieds le vertige d’être encore là aujourd’hui » écrit Igor. Une suite de séquences montre des personnages baroques et des situations inventives, pleines d’autodérision.

Un petit homme à la Sempé essaye de dire quelque chose mais en vain, poussé par la foule. Trois jeunes femmes font des roulés boulés dans leurs robes printanières. Une vierge maquillée et décorée à outrance, portée comme un Saint-Sacrement par un mille pattes (quatre danseurs, acrobates à quatre pieds – cherchez l’erreur – cachés sous un dais).  On voit passer des lits d’hôpital à vitesse grand V accompagnés de quelques répliques des Bonnes de Jean Genêt. Des personnes passent et repassent pour aller à un enterrement, chacun avec sa compulsivité. Un torero mi-homme mi-taureau avec une corne au front et une queue de taureau, aiguise sa faux, image de la camarde s’il en est. Une chanteuse de flamenco joue la Bianca Castafiore. Une tornade de vent contredit la marche d’un groupe de personnes qui tentent d’avancer, se cramponnent et s’envolent. Deux vieux acteurs saluent une dernière fois le public, on les voit de dos, ô surprise, fesses à l’air, en une séquence pathétique et cruelle. On est dans les représentations de la mort à la mexicaine, avec gaieté et dérision.

Chez les Dromesko rien n’est gris, l’humour et la poésie l’emportent. Du côté des animaux, on y trouve un chien, sorte de minotaure affublé de cornes et un ardeidae de la famille des marabouts qui fait des figures et déploie ses ailes magnifiquement, en duo avec la duègne, toute de noir vêtue comme il se doit. Et du côté de la musique se côtoient plusieurs univers, des instruments baroques du début du spectacle connotant les peintures de Dominikos Theotokopoulos dit Le Greco, au Requiem de Mozart, passant par le violoncelle et l’accordéon, tout s’accorde et se désaccorde en relation avec les images. A la toute fin, le violoncelliste dans une chaise à bras et à trois roues d’avant-guerre pour paralytique, poussé par l’accordéoniste, rejoignent l’enterrement d’un jeune homme, pure mystification et tour de magie. Ils invitent en réalité le public à les rejoindre sur le plateau, boire un verre de vin.  Le corps fait place au vin. Buvez et mangez.

Il y a beaucoup de clins d’œil et de références dans un spectacle bon enfant même s’il parle de mort, sujet tabou s’il en est. Les ombres décalées sur les deux cloisons de bois de cour et de jardin amplifient l’aspect à la fois spectral et bon vivant et la puissance dramatique des séquences n’enlève rien à la bonne humeur et à la convivialité qui sont, une fois encore, au rendez-vous.

Brigitte Rémer, le 23 février 2018

Jeu/danse : Lily, Igor, Guillaume Durieux, Florent Hamon, Olivier Gauducheau, Zina Gonin-Lavina, Revaz Matchabeli, Violeta Todo-Gonzalez, Jeanne Vallauri – interprétation musicale Revaz Matchabeli (violoncelle), Lily (chant), Igor (accordéon) – construction décor Philippe Cottais – costumes Cissou Winling – création et régie lumières Fanny Gonin – création son Philippe Tivilliers – régie son Morgan Romagny – régie plateau Olivier Gauducheau.

Du 23 janvier au 17 février 2018 – Le Monfort, Espace Chapiteau – 106 rue Brancion, 75015. Tél. : 01 56 08 33 88 – Site : www.lemonfort.fr – En tournée du 22 au 26 mai 2018 à la Scène nationale de Sète.

Figaro divorce

© Simon Gosselin

© Simon Gosselin

Texte Ödon Von Horváth – Texte français Henri Christophe et Louis Le Goeffic – Mise en scène Christophe Rauck – Vu au Monfort/Paris.

Figaro divorce date de 1936, deux ans avant la mort d’Horváth à Paris, écrasé par la chute d’une branche d’arbre arrachée par la tempête, en sortant du Théâtre Marigny. Il n’a que trente-sept ans et a déjà obtenu le Prix Kleist, la plus haute récompense allemande pour Légendes de la forêt viennoise. Fils d’un diplomate de l’empire austro-hongrois, né en Croatie et de nationalité hongroise, il fut ballotté entre Belgrade, Budapest, Bratislava, Vienne et Munich et écrivait en langue allemande. Il fut contraint à l’exil pour fuir la répression nationale-socialiste qui avait interdit ses œuvres et avait pour projet d’émigrer aux Etats-Unis.

A travers la vingtaine de pièces qu’il a écrites – parmi les plus connues en France Casimir et Caroline ; L’amour, la foi, l’espérance ; Don Juan revient de guerre ; Légendes de la forêt viennoise – et ses trois romans – Jeunesse sans Dieu ; Un fils de notre temps ; l’Eternel Petit-bourgeois – Horváth s’intéresse aux gens de la rue et à l’aspect populaire des lieux qu’il traverse et qu’il réinterprète : « Dans toutes mes pièces, je n’ai rien embelli, rien enlaidi. J’ai tenté d’affronter sans égards la bêtise et le mensonge ; cette brutalité représente peut-être l’aspect le plus noble de la tâche d’un homme de lettres qui se plaît à croire parfois qu’il écrit pour que les gens se reconnaissent eux-mêmes » disait-il.

Dans Figaro divorce, Horváth part de la fin du Mariage de Figaro de Beaumarchais, comédie en cinq actes écrite en 1778 et jouée en 1784 après plusieurs années de censure, et mélange les temps. « Comme souvent chez Horváth, c’est une comédie douce-amère pleine d’ombre et de mélancolie » dit le metteur en scène. Le spectacle débute au moment de l’assassinat du roi – on ne sait lequel – avec la fuite du Comte Almaviva et de la Comtesse, accompagnée de Suzanne la camériste et de Figaro son époux, valet du Comte. Les personnages du Mariage de Figaro, sont au complet, on retrouvera plus tard Fanchette et Chérubin en action.

Sur un plateau vide et coulisses à vue, un jeu d’écran double pour images filmées en direct, affiche les acteurs en gros plans. Le spectacle s’écrit en séquences. Les personnages issus du Mariage avancent avec difficulté et divaguent, en pleine campagne et dans la nuit noire, sans repères, dans l’espoir de passer la frontière. On aperçoit à l’horizon un cerf, symbole de l’aristocratie. Plan suivant, le bureau des gardes-frontières qui se vantent d’avoir pris dans leurs filets de « gros poissons » et commencent leurs interrogatoires, à la manière d’un test d’immigration. Figaro se dévoile. Identité : enfant trouvé. Epuisée et malade suite à cette longue marche, sauvée in extrémis, la comtesse part en sanatorium. Les séquences se succèdent. On retrouve le couple Almaviva dans une station huppée de sports d’hiver, la comtesse fait du patin à glaces – des images s’inscrivent sur l’écran. Figaro et Suzanne portent gros pull et après-skis. Ils espèrent rentrer un jour chez eux, quand le politique sera calmé… « Un monde s’est effondré » dit-on. Très vite, Figaro se sent captif au service des Almaviva en exil et décide de reprendre son destin en mains. Il fait le projet de devenir coiffeur barbier, métier qu’il avait exercé auparavant. Suzanne n’est pas du même avis et pense qu’il déraisonne.

On retrouve le couple Suzanne Figaro dans le salon de coiffure où ils se sont installés. Dans le petit bourg de Grand-Bisbille, en Bavière, tout le monde se connaît et s’apprécie, mais on sait leur rappeler qu’ils restent des émigrés. Ragots et malveillances se cachent derrière les sourires et il devient compliqué de démêler ce qui est vrai de ce qui est faux. Suzanne s’ennuie et échange des lettres avec la Comtesse. Les relations du couple s’enveniment et Suzanne est mise sur la touche. Elle signe son infidélité. A la clé, la question de l’enfant qu’elle souhaiterait avoir mais que Figaro lui refuse et la stratégie de la doctoresse, comme un coup d’épée dans l’eau. La Saint-Sylvestre est une fête avortée malgré lumières et décorations qui scellent la séparation du couple.

Quelque temps plus tard, on retrouve Suzanne travaillant comme gouvernante au service de Chérubin, tout en restant secrètement amoureuse de Figaro. Almaviva réapparaît de son côté et confesse, après la mort de la Comtesse, avoir travaillé dans l’immobilier, et avoir séjourné en prison, pour malversations. Autre rebondissement, le retour de Figaro engagé comme intendant du domaine qui était propriété du Comte. Il est question d’une lettre qu’il aurait adressée à Suzanne, disant que le monde était bien gris, sans elle. Et la boucle se referme avec un retour au pays, dans les mêmes conditions qu’à l’aller – nuit noire et perte de repères – A l’arrivée, Suzanne joue le grand jeu de la distance avec son Figaro, et le Comte demande à son valet, désormais intendant du domaine, s’il peut rentrer chez lui, dans sa propriété, et dormir dans sa chambre. Suzanne enfin tombe dans les bras de Figaro, le nouveau maître des lieux.

La pièce d’Horváth est tendre et pétulante et remet en cause la relation maître-valet, les situations y sont à la fois graves et cocasses, avec la Révolution Française et la Première Guerre mondiale pour toile de fond, dans un contexte de pays déstructurés et de frontières approximatives. On ne se situe réellement ni dans le temps ni dans l’espace, les références viennent de divers univers. Christophe Rauck – directeur du Théâtre du Nord CDN Lille Tourcoing où fut créé le spectacle en mars 2016 – avait présenté en 2007 Le Mariage de Figaro à la Comédie Française. Il mène de mains de maître Figaro divorce, donne sa lecture des clivages et de la tension des rapports sociaux, dirige les acteurs avec précision et intelligence. Le spectacle est aussi musical et chanté, magnifiquement porté par toute la troupe. Il vient d’obtenir le Prix Georges-Lerminier de la critique.

Brigitte Rémer, 20 juin 2016

Avec : John Arnold, Figaro –  Caroline Chaniolleau, la Comtesse – Marc Chouppart, un garde frontière et le jardinier – Jean-Claude Durand, le Comte Almaviva – Cécile Garcia Fogel, Suzanne – Flore Lefebvre des Noëttes, un médecin – Guillaume Lévêque, un officier, le garde forestier – Jean- François Lombard, Chérubin – Nathalie Morazin Fanchette et la pianiste – Pierre-Henri Puente, Pédrille – Marc Susini, un garde frontière, un professeur. Dramaturgie Leslie Six – scénographie Aurélie Thomas – costumes Coralie Sanvoisin – son David Geffard – lumière Olivier Oudiou – conseiller musical Jérôme Correas – vidéo Kristelle Paré.

Du 26 mai au 11 juin au Monfort, 106 rue Brancion. 75015. Tél. : 01 56 08 33 88.  Site : www.lemonfort.fr – www.theatredunord.fr