Spectacle du Collectif F71 / La Concordance des Temps – texte et mise en scène Lucie Nicolas – Regard dramaturgique Stéphanie Farison – Vu à la MC 93Bobigny.
Fondé en 2004, le Collectif F71 se réinvente au fil du temps et de l’évolution de sa philosophie. Il présente des spectacles multiformes, grands ou petits formats s’adaptant à tous types de lieux. Le collectif interroge le réel, sa démarche s’ancre dans l’Histoire et les sujets contemporains et sociaux. Chaque thème appelle une nouvelle écriture scénique qui se tisse à partir d’un travail documentaire approfondi et d’une interaction entre les disciplines.
Avec Le Dernier Voyage (Aquarius), le Collectif s’est penché sur les mécanismes qui sous-tendent le refus de secourir six cent vingt-neuf migrants – récupérés in extrémis sur le navire humanitaire – devant lesquels les pays européens ont détourné la tête. La scène ressemble à un vaste hangar où se multiplient les signaux de détresse à travers les lampes de pupitres, les projecteurs sur poulies ou les lampes frontales. Lumière et son forment la clé de voûte du langage théâtral que déploie le Collectif F71. Un cercle de pieds de micros, des instruments de musique et des enceintes mobiles amplifient le son et la situation, dramatique, dont ils se font l’écho. Lanceurs d’alerte, les acteurs témoignent de tous ceux qui, contraints de fuir leurs pays, ont entrepris un long voyage au péril de leur vie, ceux qui ont travaillé dur ou emprunté là où ils le pouvaient, pour un jour tenter de s’offrir à prix pharaonique une traversée, croyant en leur destinée, en leurs rêves, en un avenir digne et libre. Pour beaucoup trop d’entre eux ce rêve s’échoue au fond de la Méditerranée comme autant de bouteilles à la mer qui ne parviendront jamais à leurs destinataires, leurs familles.
Une grande énergie circule entre ceux qui tentent de les sauver, au risque de tout perdre et de se perdre, le tout pour le tout, dans l’obscurité, la précarité et l’urgence du sauvetage. Le travail proposé par le Collectif F71 construit une dramaturgie de l’enquête où l’impuissance est à la hauteur de la détermination du sauvetage, comme idée fixe, généreuse et obstinée. Lucie Nicolas qui signe le texte et la mise en scène, a recherché les sauveteurs de l’Aquarius pour collecter leurs récits et reconstituer le puzzle, pour comprendre ce qui les anime, leur éthique et l’envergure d’une telle opération qui a duré dix jours, un enfer sur la mer. Elle a mis en écho un travail documentaire et d’archive à partir des dossiers de presse consultés, des déclarations émanant de personnalités politiques et décideurs européens refusant d’accueillir les migrants dans leurs villes sanctuaires, d’images télévisuelles et d’échanges émanant des réseaux sociaux.
Avec l’équipe, Lucie Nicolas a construit comme un oratorio à la mémoire des vivants et des morts, sans didactisme, ni paternalisme, autour des trois équipes qui, répondant aux appels au secours, sont parties les recueillir : l’équipage pour qui le sauvetage est un code d’honneur, SOS médecins et Médecins sans frontières pour tenter de soigner et de garder en vie. On est le 8 juin 2018 et l’Aquarius en est à sa quatrième rotation, le saxophone pour sirène, sonnant pour certains comme un glas.
Il y a le temps, le rythme, l’attente et la désespérance. Il y a les fils narratifs qu’elle tisse avec les acteurs (Saabo Balde, Fred Costa, Jonathan Heckel, Lymia Vitte). Tous à leur place comme on l’est sur un navire et avec une grande force, au-delà du côté narratif de la tragédie, ils provoquent la réflexion sur ce que solidarité et fraternité veulent dire. Plus de quarante-huit heures sur des canots à la dérive, une poignée de gilets de sauvetage, quelles priorités imaginer ? « Je me souviens des gens, du premier canot dans le noir, du second aux lumières qui clignotent… des familles qui se cherchent… » Un acteur-rescapé s’adresse au public et raconte le stock de bouteilles d’eau et de nourriture qui diminue, les ports qui ne répondent pas ni n’entendent la détresse et l’urgence. Mettre les femmes et les enfants en sécurité devient l’obsession des sauveteurs, par la recherche d’un port sûr. Sur le bateau elles et leurs enfants le sont, les hommes, eux, sont installés sur le pont. Une violente lumière nous fait face, sorte de mirador fouillant la mer ou sondant les consciences. Les micros se sont regroupés au centre du plateau, leurs fils ressemblent aux cordages des embarcations. Le refus de Malte, l’Italie qui annonce fermer ses ports, la France qui ne bouge pas, l’Union Européenne, tous sont appelés. Face au désarroi les politiques dégainent leurs arguments et s’empoignent, leur électorat en bandoulière, et malgré les conventions maritimes existant, les mails restent sans réponse.
La tension monte tout au long du spectacle où le spectateur fait la traversée avec eux, la théâtralisation est subtile et s’inscrit dans la justesse, en écho aux nouvelles transmises par les journalistes, dont un certain nombre sont tristement banalisées. Après le bruit et la fureur, la panique à bord qui s’est emparée de tous, Pedro Sánchez annonce qu’il accueillera l’Aquarius à Valence. Immense soulagement pour tous, sauveteurs et migrants, les mal-aimés, les exilés… Mais pourquoi donc quitter son pays ? L’un raconte sa quête d’une vie acceptable, le rançonnement au départ auprès de nombreux réfugiés, au Niger, en Turquie, en Libye, le chantage, la torture, les sévices sexuels. Une corne de brume sonne quand le bateau passe la ligne du port et s’amarre. Une logistique importante est en place avec des tentes, la police, des médecins et des avocats. Sauveteurs et rescapés se disent au revoir se souhaitant « tout le meilleur pour l’avenir » même si rien n’est ni décidé, ni réglé.
Ce fut le dernier voyage de l’Aquarius que SOS Méditerranée a renoncé à affréter ensuite, faute de volonté politique, aucune nation ne lui ayant concédé de nouveau pavillon. C’est la trace d’un combat mené par ceux qui croient que chaque vie est égale et précieuse, et c’est extrêmement bien réalisé.
Brigitte Rémer, le 23 décembre 2024
Avec : Saabo Balde, Fred Costa, Jonathan Heckel, Lymia Vitte. Création lumière Laurence Magnée – composition musicale et sonore Fred Costa – dispositif scénographique et sonore Fred Costa et Clément Roussillat – régie générale et son Clément Roussillat – costumes Léa Gadbois Lamer – construction Max Potiron – collaboration artistique Éléonore Auzou-Connes – stagiaires Julie Cabaret, Anaïs Levieil. Le texte est publié aux Éditions Esse Que. Tournée en cours d’élaboration.
Vu fin novembre à la MC 93/ Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, à Bobigny – sites : www. mc93.com – www.collectiff71.com
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