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Le Canard sauvage

Texte Henrik Ibsen, adaptation Maja Zade et Thomas Ostermeier – mise en scène Thomas Ostermeier, avec la Schaubühne Berlin, en allemand surtitré en français et anglais – création Festival d’Avignon, à l’Opéra Grand Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage

Thomas Ostermeier dialogue avec Ibsen depuis plus de vingt ans. Nommé à la direction de la Schaubühne Berlin en 1999, il a mis en scène au sein de sa troupe Maison de poupée en 2002, suivie de Solness le constructeur au Burgtheater de Vienne en 2004, de Nora et Hedda Gabler à Berlin en 2005, de John Gabriel Borkman en 2008 après une résidence au Théâtre National de Bretagne à Rennes, avec son équipe. C’est au Festival d’Avignon qu’il a présenté Un Ennemi du peuple, en 2012 – pièce écrite par Ibsen en 1882 – qui parle de vérité d’une toute autre manière que dans Le Canard sauvage. Autant dire que Thomas Ostermeier connaît bien l’auteur norvégien qui tend un miroir sur la société.

© Christophe Raynaud de Lage

Écrite en 1884, Le Canard sauvage est une pièce obscure et complexe sur ce thème de la vérité. Elle pose une question : la vérité est-elle nécessaire et obligatoire, autrement dit, faut-il tout dire ? Dans cette pièce cela conduit à la ruine d’une famille et au tragique. La pièce débute dans un salon bourgeois fêtant le retour de Gregers Werle (Marcel Kohler) chez son père, un grand industriel, après une longue période d’absence. Il a invité Hjalmar Ekdal (Stefan Stern), un ami d’enfance perdu de vue, devenu photographe, qui a épousé Gina dont il a une fille âgée de dix-sept ans. Derrière l’écran des retrouvailles l’air est sombre notamment lorsqu’ils évoquent leurs pères respectifs. Gregers est en mauvais termes avec le sien même si ce dernier lui propose de devenir son associé. Hjalmar voit passer le sien au cours de la soirée, venu chercher des plans.

Chez les Ekdal, on entre dans la honte avec la figure du père qui travaillait chez Werle avant de se quereller sur fond de malversations, de tout perdre et de faire de la prison. En idéaliste radical, Gregers prétend développer la philosophie de la vérité. Elle passe ce soir-là par des révélations touchant à Gina Ekdal, l’épouse de Hjalmar, anciennement employée de maison chez Werle et qui aurait eu une liaison avec son patron. Un monde s’écroule pour Hjalmar qui écourte la soirée.

Thomas Ostermeier a pris l’option d’un plateau tournant qui permet le partage des mondes et des castes (scénographie Magda Willi) : la bourgeoisie dans les salons d’un côté, le diable par la queue chez les Ekdal. Quand le plateau tourne apparaît Gina (Marie Burchard) une jeune femme simple dans un intérieur modeste, table en formica, canapé. Dans cette grande pièce se trouve l’atelier photo où elle travaille avec son mari et ses machines dont photoautomat ; apparaît Hedvig, leur fille (Magdalena Lermer), qui souffre d’un grave problème aux yeux et risque de devenir aveugle. La jeune femme se prépare à être journaliste, militante pour le droit des femmes, elle a ses propres idées bien affirmées et est en train de construire sa vie. Derrière la porte, côté cour, le territoire du vieil Ekdal, chasseur passionné. À l’arrière, un réduit où il élève des pigeons, des poules et le canard sauvage d’Hedvig, en convalescence après avoir été blessé.

© Christophe Raynaud de Lage

Hjalmar raconte sa soirée écourtée chez son ami, on sent monter sa rancœur. La blessure est ouverte, immense. Il retire le smoking emprunté pour l’occasion, prend sa guitare, discute musique avec sa fille lorsqu’on frappe à la porte. Brouillé avec son père, apparaît Gregers qui a quitté sa maison. Il dit vouloir donner du sens à sa vie. Hjalmar propose de lui louer une chambre et Gina n’a d’autre choix que de s’y résigner. La conversation s’engage entre Gregers et Hedvig qui lui répond franco de port : « J’écris sur les bourges et sur le féminisme. » Le docteur Relling apparaît en voisin et contredit la thèse de l’extrême vérité défendue par Gregers, il affirme a-contrario qu’on a besoin de certains mensonges pour survivre.

Au cours de la seconde partie tout se dégrade encore davantage, Gregers décuple ses couplets moralistes du droit chemin, son père se rend chez les Ekdal et essaie de le récupérer mais fait face à une fin de non-recevoir. Hjalmar questionne sa femme sur sa liaison avec Werle, qui ne nie pas et s’en explique. Il perd pied. Hedvig qui animait un journal avec un ami s’est fâchée et se retrouve sans ami ni journal. Madame Sørby, l’intendante de Werle, vient déposer une lettre adressée à Hedvig et annoncer à Gregers son mariage avec son père. Hjalmar s’en empare et la lit. Werle l’industriel propose de verser une rente à vie pour Hedvig. Comme elle, il est en train de devenir aveugle. Tout s’éclaircit pour Hjalmar, Hedvig porte les gènes malades de Werle, et lance à Gina, son épouse, la question la plus douloureuse qui soit : « Est-ce qu’Hedvig est ma fille ? » Réponse : « je ne sais pas. »

Hjalmar perd le contrôle, s’enfonce dans la folie, agresse sa fille, prend le pistolet caché dans la maison avant d’être raisonné par Gregers. Cer dernier, moralisateur déréalisé, surenchérit et se donne pour nouvelle mission, d’informer Hedvig de ses origines : il s’avance vers le public, lumière dans la salle, et le questionne : « Qui, parmi vous n’a jamais menti ? Mais qu’est-ce qui ne va pas avec la vérité ? » Puis il se retourne vers Hedvig et lance le couperet : « Werle est ton père. » La jeune femme s’écroule littéralement. On entend des tirs dans le jardin c’est le grand-père Ekdal, qui juste avant venait de lui lancer un clin d’œil :« Je vais me faire beau pour ton anniversaire. » C’est en effet l’anniversaire d’Hedvig, une petite fête est prévue chez ses parents. Mais le comportement d’Hjalmar dérape. « Va-t-en » hurle-t-il à sa fille, épouvantée. Gregers en justicier, toujours dans le calme et la maitrise, suggère à la jeune femme de tuer le canard sauvage – emblématique du lien et de l’innocence – pour s’émanciper. La jeune femme acquiesce, prend le pistolet et s’engage dans la cabane aux animaux. Un coup de feu claque. Ce n’est pas le canard sauvage qui gît au sol, c’est Hedvig. Le plateau tourne, le grand-père dans le jardin qui fixait les banderoles de Happy Birthday se précipite dans la cabane. L’effondrement est général. Il porte Hedvig perdant beaucoup de sang et la pose délicatement sur le canapé du salon. Herring le voisin-médecin appelé en urgence ne peut rien faire, Hedvig n’est déjà plus là. Hjalmar s’est immobilisé, Gina est anéantie.

© Christophe Raynaud de Lage

La question que pose la pièce, centrée sur l’intimité de la famille, représentée par la maison, hautement symbolique chez Ibsen, la maison comme lieu de protection ou de désolation, centrée aussi sur les non-dits. À la question, à quoi bon la vérité, elle ne donne aucune réponse. L’atmosphère est lourde comme dans les réalisations et mises en scène d’Ingmar Bergman qui a fait siens dans son art intimiste les débats au sein du couple – il avait lui-même créé Le Canard sauvage, en 1972. Les apports textuels de Thomas Ostermeier et de la dramaturge Maja Zade pour rendre la pièce plus contemporaine et proche de nous, posent un geste dramaturgique fort. Cet angle de vue se trouve très naturellement intégré à l’ensemble, il est magnifiquement porté par les acteurs. Thomas Ostermeier est un grand maître dans la direction d’acteurs menée avec beaucoup de finesse, le jeu est remarquable – Stefan Stern interprète magnifiquement Hjalmar, et Magdalena Lermer une Hedwig pleine de justesse – mais on pourrait citer tous les acteurs qui portent ce Canard sauvage plein de complexité, avec l’image du grand moralisateur – Marcel Kohler en Gregers – dans une montée dramatique, jusqu’à la tragédie finale. Deux images annonciatrices du désarroi sont frappantes, images brèves au moment où le décor tourne : le visage d’Hjalmar collé à la vitre embrumée, faisant le triste constat de sa vie : « Ma vie est un champ de ruines …»  La même image une seconde fois, lors d’un autre changement de décor, le visage d’Helvig collé à cette même vitre et dans cette même brume, avec la vie qui tourne comme un manège, la vie à la fenêtre.

Brigitte Rémer, le10 juillet 2025

Avec : Thomas Bading, Marie Burchard, Stephanie Eidt, Marcel Kohler, Magdalena Lermer, Falk Rockstroh, David Ruland, Stefan Stern. Texte Henrik Ibsen – adaptation Maja Zade et Thomas Ostermeier – mise en scène Thomas Ostermeier – scénographie Magda Willi – costumes Vanessa Sampaio Borgmann – musique Sylvain Jacques – dramaturgie Maja Zade – lumière Erich Schneider – production Schaubühne Berlin – coproduction Festival d’Avignon

Du 7 au 16 juillet à 17h, sauf le 13 juillet – le 5 juillet à 18h – Festival d’Avignon / Opéra Grand Avignon – Site : festival-avignon.com