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Le Mythe de Sisyphe

D’après l’œuvre d’Albert Camus – adaptation et interprétation Pierre Martot – collaboration artistique Jean-Claude Fall – compagnie Pierre Martot/Théâtre de Sisyphe, au Lavoir Moderne Parisien.

© MhLeNy

Le Mythe de Sisyphe est un essai publié en 1942 par Albert Camus, qui s’inscrit dans le « Cycle de l’Absurde » ainsi que son roman L’Étranger publié la même année, et deux pièces de théâtre, Caligula et Le Malentendu, deux ans plus tard. Né en 1913 dans le département de Constantine, en Algérie, Camus, tout au long de son œuvre – pour laquelle il obtient le Prix Nobel de Littérature, en 1957- s’interroge sur le sens de l’homme dans un monde inintelligible où l’âme a disparu, et sur l’absence de Dieu. Il reprendra ces mêmes interrogations dix ans plus tard, avec la publication de L’Homme révolté qui, avec Les Justes et La Peste, terminera son « Cycle de la Révolte. »

C’est un seul en scène qui est proposé par Pierre Martot. L’acteur apparaît dans l’aire de jeu par la salle. Pour point de départ et comme dans l’essai, c’est sur le suicide qu’il devise, prenant le public à partie. « Se tuer, c’est avouer que ça ne vaut pas la peine… » et cela montre, dit-il, le caractère dérisoire de la vie ordinaire, entre inutilité et souffrance. Il en cherche les causes et les questionne « car enfin, il s’agit de mourir… » Il nomme la routine, la lassitude et le pire ennemi de tout, le temps. Il nomme l’inhumanité de l’homme en reconnaissant : « Au fond de toute beauté, git l’inhumain. » Dans l’étrangeté qu’il évoque et l’hostilité millénaire du monde, plutôt que le suicide, Camus défend la révolte.

© MhLeNy

Dans l’espace vide du Lavoir Moderne Parisien aux murs de pierres qui, à elles seules, parlent, un bureau et un micro devant lequel se pose parfois l’acteur-écrivain dans son itinéraire labyrinthe. Une faible ampoule pend du plafond. Plus loin un micro sur pied. Ce clair-obscur convient bien au combattant de l’absurde auquel l’acteur prête vie, avec beaucoup d’expressivité. « Pour toujours je serai étranger à moi-même et à ce monde. » L’évocation par Camus de l’absurde face à sa propre image, relayée par l’acteur, donne du grain à moudre au spectateur. Pour Camus, le suicide est acceptation et résout l’absurde, il offre de mourir irréconcilié, c’est en même temps une méconnaissance. La mort est là, comme seule réalité, les jeux sont faits et il n’y a plus de lendemains.

© MhLeNy

Sur scène, Pierre Martot – qui a aussi réalisé l’adaptation de l’essai, pour une première fois proposée au théâtre par un acteur seul en scène – après le traitement du raisonnement absurde qu’il vient de mettre en espace et en volume, parle de l’homme absurde avant d’aborder la création absurde, troisième partie de l’essai, et de clôturer avec le mythe de Sisyphe, qui ferme aussi l’ouvrage. Il se déplace d’un point à l’autre de l’espace scénique, tantôt inquiet, tantôt en colère, toujours en recherche, toujours convaincant. Se parle-t-il à lui-même, s’adresse-t-il à Dieu l’inexistant, apostrophe-t-il le public ? Il ressasse, dans un monde peu raisonnable et très inflammable, réitère là où l’homme a désappris d’espérer, insiste, au-delà de l’intelligence, sur le chaos de tous côtés et jusqu’en soi. Et dans cette vie sans consolation ouvrant sur l’effondrement et le néant, il s’enflamme. « Je sais ce que veut l’homme. Je sais ce que le monde lui offre », poursuit-il.

© MhLeNy

C’est un texte sans filtre que porte Pierre Martot-Albert Camus, comme un lion en cage et dans sa soif d’absolu. Camus, le philosophe, parfois se réconcilie à la vie, notamment par les arts, « le verbe, l’art, la musique, la danse ont quelque chose de divin » dit-il, même si les oeuvres sont éphémères. Car il s’agit de vivre. Il s’interroge sur la place de l’œuvre d’art et évoque Goethe dans son expérience du temps, déclarant : « Mon champ c’est le temps. » Il nomme, pour penser le plateau, plusieurs héros de théâtre comme Iago, Alceste, Gloucester ou Sigismond, Phèdre comme héroïne, reprend les mots de Camus parlant de l’acteur dont le corps est roi, l’acteur comme voyageur du temps, voulant tout atteindre et tout vivre, se perdant pour se retrouver. Voyageur, Pierre Martot l’est aussi devant nous et nous fait voyager. « Il y a ainsi un bonheur métaphysique à soutenir l’absurdité du monde » insiste-t-il en référence à Dostoïevski. « De toutes façons, il s’agit de mourir à la scène et au monde » renchérit-il.

Debout devant le micro, l’acteur s’embrase dans les mots de l’auteur, en reconnaissant le créateur comme le plus absurde des personnages, même si créer c’est vivre deux fois et que c’est aussi donner une forme à son destin. Il revendique les chemins de la liberté, s’insurgeant contre la mort, suprême abus. Sisyphe, « condamné par les dieux à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids » devenu héros absurde malgré lui par ses passions et son tourment, dans ce travail inutile et sans espoir. « Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. » Tout n’est pas épuisé pourtant. Il n’y a pas de soleil sans ombre reprend l’acteur, qui fait un rappel à la conscience. Porteur de nuit, l’homme, toujours en marche, se retourne sur sa vie et sait qu’il restera pourtant dans le noir. « Nous finissons toujours par avoir le visage de nos vérités. »

Par sa formation en psychologie clinique et pathologique, Pierre Martot s’intéresse aux paysages intérieurs. Acteur depuis 1986 après s’être formé auprès de Philippe Adrien, Jean-Claude Fall, Ariane Mnouchkine et John Strasberg, il a tenu de grands rôles du répertoire tragique et joué dans les pièces d’auteurs classiques et contemporains, sous la direction de divers metteurs en scène. Et comme il est dit dans le spectacle « l’éternité n’est pas un jeu » et l’aventure du spectacle a quelque chose de déchirant dans son introspection. Cette invitation à réflexion sur la question du sens, prise dans le mouvement du spectacle que conduit Pierre Martot, amène le spectateur à une expérience sensible dans ce lieu d’exploration et d’épuisement qu’est le théâtre.

Brigitte Rémer, le 24 novembre 2023

D’après Le Mythe de Sisyphe, d’Albert Camus, publié aux éditions Gallimard – adaptation et interprétation Pierre Martot – collaboration artistique Jean-Claude Fall – assistanat, Baptiste Meilleurat – régie générale, Mathieu Rodride.

Vu le 29 octobre 2023, au Lavoir Moderne Parisien, 35, rue Léon, 75018 Paris – métro Château Rouge, Barbès Rochechouart – tél. : 01 46 06 08 05 – site : www.lavoirmoderneparisien.com – programmé le 25 novembre à 19h, au Moulin d’Andé, 65 rue du Moulin 27430 Andé – site : ww.moulinande.com – tél. :  02 32 59 90 89 – Tournée en cours.

Dans la solitude des champs de coton

© Cyril Isy Schwart

Texte de Bernard-Marie Koltès, mise en scène et scénographie David Géry, au Lavoir Moderne Parisien – Compagnie du PasSage.

C’est une pièce courte et sans artifice qui met face à face deux hommes, le dealer et le client. C’est une rencontre crépusculaire dans un espace indéterminé, quelque part à la périphérie, dans un espace de marginalité, sorte de hangar où ils se parlent mais ne s’entendent pas. C’est un échange basé sur l’offre et la demande, le licite et l’illicite, le monologue plutôt que le dialogue. Ce sont des silences, des ruptures, une attente. C’est un combat où du désir circule. C’est un duel.

La pièce de Bernard-Marie Koltès a été créée en février 1987 au théâtre Nanterre-Amandiers, dans une mise en scène de Patrice Chéreau, avec Laurent Mallet (le client) et Isaach de Bankolé (le dealer) acteur qui cette année-là reçoit le César du meilleur espoir. Emblématique, la pièce a fait date. Patrice Chéreau reprend le rôle du dealer, début 1988, puis à nouveau, dans une troisième version donnée à la Manufacture des Œillets d’Ivry en 1995, avec Pascal Greggory dans le rôle du client. Chéreau reçoit pour ce travail le Molière du metteur en scène, en 1996.

Dans la solitude des champs de coton consacre aussi la relation entre le metteur en scène et l’auteur, l’un des plus joués dans le monde. Koltès/Chéreau, les deux noms sont inséparables. De Koltès, Chéreau avait déjà monté Combat de nègre et de chiens en 1983, Quai Ouest en 1985. Il met en scène Le Retour au désert en 1988, La Nuit juste avant les forêts en 2013. Entre temps il aura monté les plus grands auteurs, une quinzaine d’opéras et tourné une douzaine de films. C’est une pièce à laquelle les metteurs en scène aiment s’affronter. Quiconque s’y risque n’échappe pas à la référence archétype. Œuvre littéraire plutôt que de théâtre elle offre un espace métaphorique puissant et incisif sur le thème de la solitude. A partir d’une transaction de négoce et de trafic, les personnages ne se répondent qu’en chassé-croisé, leurs paroles, philosophiques et poétiques, s’envolent dans la spirale du temps qui se suspend. Le mot repris par l’autre n’est pas porteur du sens premier et dérive, dans la limite et le labyrinthe de l’altérité.

Dans la mise en scène de David Géry, un immense lustre effondré occupe l’espace scénique, des morceaux de verre et de miroir jonchent le sol. Les personnages sont de ce fait éloignés l’un de l’autre, le dealer à l’avant-scène se positionne côté jardin, le client, en observateur et fond de scène côté cour. L’espace entre les deux ne se franchit pas, les quelques pas exécutés craquent sous les débris, monde brisé, monde qui se réfléchit dans ces morceaux empilés.

Le dealer, Souleymane Sanogo, est un danseur malien, à coups sûrs un excellent danseur. De ce fait le metteur en scène le met en danse. Tout au long du spectacle il est en mouvement, sans raison particulière et le texte porté perd en intensité, notamment dans l’ambigüité de sa relation à l’autre. On a logiquement envie de le voir danser vraiment, comme il l’a fait dans sa chorégraphie La Danse ou le chaos. La mise en scène le place ici dans un monde aquatique qui atténue la brutalité de l’échange. « Dites-moi donc, vierge mélancolique, en ce moment où grognent sourdement hommes et animaux, dites-moi la chose que vous désirez et que je peux vous fournir, et je vous la fournirai doucement, presque respectueusement, peut-être avec affection ; puis, après avoir comblé les creux et aplani les monts qui sont en nous, nous nous éloignerons l’un de l’autre, en équilibre sur le mince et plat fil de notre latitude, satisfaits d’être hommes et insatisfaits d’être animaux… »  Le client, Jean-Paul Sermadiras, quasi immobile c’est écrit dans la pièce, lointain et détaché, donne peu le change dans ce jeu de séduction et d’intimidation réciproque où il est plus spectateur qu’acheteur. « Alors je ne vous demanderai rien. Parle-t-on à une tuile qui tombe du toit et va vous fracasser le crâne ? On est une abeille qui s’est posée sur la mauvaise fleur, on est le museau d’une vache qui a voulu brouter de l’autre côté de la clôture électrique ; on se tait ou l’on fuit, on regrette, on attend, on fait ce que l’on peut, motifs insensés, illégalité, ténèbres. »

On reste un peu sur sa faim dans ce match aux balles souvent perdues où les nocturnes de la géométrie du temps se distillent à travers les méandres et la poétique d’un texte aux multiples facettes et écueils.

Brigitte Rémer, le 10 octobre 2020

Avec Souleymane Sanogo et Jean-Paul Sermadiras – collaboration à la mise en scène Laura Koffler – lumières Jean-Luc Chanonat – costumes Cidalia Da Costa.

Du 7 au 11 octobre 2020, du mercredi au samedi à 19h, dimanche à 15h – Le Lavoir Moderne Parisien, 35 Rue Léon, 75018 Paris – métro : Château Rouge – tél. : 01 46 06 08 05 – site : lavoirmoderneparisien.com