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La Fuite !

© Pascal Victor

Comédie fantastique en huit songes de Mikhaïl Boulgakov – Un spectacle de Macha Makeïeff.

On est en 1920 et la guerre civile qui suit le coup d’état bolchévique est perdue pour les Russes blancs qui n’acceptent pas la révolution et n’ont d’autre choix que de s’enfuir en Crimée, à Sébastopol, Constantinople et Paris. Boulgakov les suit, dans cette pièce intitulée La Fuite ! écrite en 1926/27. Macha Makeïeff croise la pièce avec son histoire familiale. Ses grands parents venaient de Russie et ont pris ce même chemin de l’exil, jusqu’en France. Sa grand-mère rêvait à haute voix, elle rapporte : « Premier théâtre pour moi que la chambre de ma grand-mère. Petite alors, je m’asseyais sur le parquet au seuil de sa porte, écoutais Olga et regardais ce qui, à la nuit tombée, se mettait à flotter de ses rêveries fantastiques, souvenirs de la guerre civile en Russie, de la perte d’un monde ancien, d’une maison, d’un pays, de paysages disparus. » Elle est cette petite fille d’une dizaine d’années présente sur le plateau tout au long du spectacle, témoin discret de l’Histoire.

Un grand portrait de Mikhaïl Boulgakov, photo reproduite sur un voile, accueille le spectateur. Né à Kiev, à l’époque partie de l’Empire Russe, en 1891, Boulgakov exerce quelques années son métier de médecin avant de se consacrer à l’écriture. En 1921, il s’installe à Moscou, collabore à diverses revues et écrit des feuilletons, sortes de sketches comiques inspirés de l’actualité quotidienne. Publié en 1925, son premier roman, La Garde blanche raconte le parcours d’une famille de l’intelligentsia proche des Blancs et évoque les évènements révolutionnaires de Kiev dont il tirera une pièce de théâtre, Les Journées des Tourbine. Ses écrits s’inscrivent dans un style satirico-fantastique. Il est peu publié, et, à partir de 1926, traqué par le régime, ses œuvres sont interdites. Staline lui refuse la permission de quitter la Russie. Il lui écrit le 30 mai 1931 : « Dans les vastes espaces des Belles-lettres russes, j’ai été en URSS le seul et unique loup de la littérature. On m’a conseillé de teindre mon pelage. Conseil inepte. Qu’un loup soit teint ou bien tondu, il ne pourra, quoi qu’on en fait, ressembler à un caniche. On m’a donc traité comme un loup. Et l’on m’a pourchassé plusieurs années d’affilée, selon les règles de la battue littéraire, dans un espace clos. Je n’en conçois pas de rancune mais je suis très fatigué, et à la fin de 1929, je me suis effondré. Aussi bien, même une bête sauvage peut se lasser. La bête a déclaré qu’elle n’était plus un loup, plus un homme de lettres. Qu’elle renonçait à sa profession. Qu’elle se taisait. Disons-le clairement, c’est de la lâcheté. Il n’existe pas d’écrivain qui puisse se taire. S’il l’a fait, c’est qu’il n’est pas un véritable écrivain. Et si un écrivain se tait, il périra. » Il travaille un temps comme assistant metteur en scène au Théâtre d’Art de Moscou, écrit des livrets d’opéra pour le Bolchoï, adaptations et travaux alimentaires se succèdent. Il donne sa pleine mesure dans Le Maître et Marguerite, texte commencé en 1928 où il traite de la problématique de l’écrivain face au pouvoir totalitaire et y travaille jusqu’à ses derniers jours. Il meurt en 1940 à l’âge de 49 ans.

Toute l’écriture de Boulgakov est marquée par sa passion du théâtre. Dans La Fuite, le contexte des émigrés apparaît sur un mode drôle et tragique, en même temps qu’onirique. Il y traite sur un mode insolent et provocateur de l’arbitraire stalinien et de la censure, du destin, de la revanche, de la trahison, de la nostalgie du retour. La pièce est construite en huit songes et présente une galerie de portraits – des déclassés, des réprouvés, des gens chassés, exclus et sans identité – entre rêves et cauchemars, dans une sorte d’électricité fantastique.

On retrouve tous ces ingrédients dans la lecture que fait Macha Makeïeff de la pièce où mélancolie, fantaisie et humour côtoient la noirceur de l’histoire collective. Auteure, metteure en scène et plasticienne, elle dirige La Criée, Théâtre National de Marseille après avoir créé avec Jérôme Deschamps de nombreux spectacles de théâtre. Elle présente ici un spectacle flamboyant et sensible, entre fresque ou épopée et intimité, avec une densité de jeu exceptionnelle, une gestuelle précise et des chants, avec une scénographie intemporelle et efficace, des lumières-écritures qui ponctuent les actions, de la verve et de la tendresse, dans un imaginaire terrien et onirique, et un rappel politique de ce qui a habité son enfance.

Brigitte Rémer, le 20 décembre 2017

Avec Karyll Elgrichi – Vanessa Fonte – Alain Fromager – Samuel Glaumé – Pierre Hancisse – Sylvain Levitte – Thomas Morris – Émilie Pictet – Pascal Rénéric – Geoffroy Rondeau – Vincent Winterhalter – Noémie Labaune – Salomé Narboni. Adaptation, mise en scène, décor et costumes Macha Makeïeff – lumière Jean Bellorini – collaboration Angelin Preljocaj – conseil à la langue russe Sophie Bénech – création sonore Sébastien Trouvé – coiffures et maquillage Cécile Kretschmar – assistanat à la mise en scène Gaëlle Hermant – assistanat à la lumière Olivier Tisseyre – assistanat à la scénographie et aux accessoires Margot Clavières – assistanat aux costumes et atelier Claudine Crauland – intervention et scénographie Clémence Bézat – Pavillon Bosio (Monaco) iconographie et vidéo Guillaume Cassar – régie générale André Neri.

Du 29 novembre au 17 décembre 2017 – Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis 59, boulevard Jules Guesde 93200 Saint-Denis – Tél. : 01 48 13 70 00 www.theatregerardphilipe.com – En tournée : 21 et 22 décembre, Théâtre Liberté à Toulon – du 9 au 13 janvier 2018, Les Célestins à Lyon – 19 et 20 janvier 2018, Le Quai à Angers.