Création sonore et visuelle de Caroline Gillet et Kubra Khademi – travail sonore réalisé par Caroline Gillet et Frédéric Changenet – programmation du Théâtre de la Ville au Théâtre de la Concorde, dans le cadre du Festival d’Automne-Paris.
C’est une installation immersive réalisée en complicité avec l’artiste Kubra Khademi, réfugiée en France depuis 2015, en coopération avec une équipe anonyme située à Kaboul. On est invité dans un salon afghan où l’on pénètre après avoir laissé manteaux et chaussures au vestiaire. Les murs sont recouverts d’un papier blanc parcouru de fines frises. Deux banquettes se font face, où prennent place une quarantaine de spectateurs, le lieu est cocon, recouvert de tapis.
Entre les deux banquettes de cet étroit couloir, une longue table et sa nappe bordée d’une dentelle sur laquelle sont posés divers objets de terre aux formes brutes, émaillées, certaines de ce bleu turquoise symbolique, un peu de l’âme afghane. On dirait que la table est mise et qu’on est attendu : assiettes et plats, pichets et bonbonnes à couvercle, fontaine à eau et fleurs séchées,
Quand on est bien calé sur l’une des deux banquettes, face à soi se trouve une fenêtre d’où sortiront les images et la narration qui constituent le coeur de l’installation. On voit quelques paysages, somptueux, une maison à fleur de montagne, la terre, hésitant entre brun et bordeaux, l’eau qu’on pompe pour remplir des jerricans, des enfants qui lancent des pierres. On entend des bruits lointains de foule et des oiseaux, seules traces de vie, une table qu’on débarrasse, c’est le paysage sonore qui environne la narratrice, Raha, une jeune femme Afghane de vingt et un ans, depuis sa chambre où elle est contrainte de garder fenêtre close, le confinement comme planche de salut.
En août 2021 Raha et Caroline Gillet, journaliste à France Inter, ont commencé à correspondre, Kaboul venait de retomber aux mains des talibans. Raha s’est mise à documenter son quotidien et Caroline Gillet a décidé de le faire vivre. Elle en a réalisé un podcast, Inside Kaboul, autour de deux jeunes Afghanes, puis ces témoignages sont devenus un film d’animation réalisé par l’artiste plasticienne et performeuse Kubra Khademi – qui a étudié les beaux-arts à l’Université de Kaboul, puis à l’université de Beaconhouse, à Lahore, au Pakistan. Elle a dû fuir en 2015 et est exilée à Paris. Aujourd’hui, cette installation immersive permet de poursuivre le dialogue et de faire entendre la voix de Raha et celle de nombreuses autres femmes autour d’elle. Elle présente sa famille – une mère enseignante, un père fonctionnaire, elle, qui travaillait dans le secteur privé et ne peut plus travailler. « Ici, tout est difficile. Que va-t-il nous arriver à nous, les femmes ? » se demande-t-elle à voix haute. Dans la ville, une circulation chaotique, des vendeurs ambulants, des drapeaux noir, rouge, vert, remplacés par les drapeaux talibans, noirs à l’écriture blanche – leur profession de foi musulmane, qui envahissent les rues, l’organisation de check point. « Le 15 août, il y a un an, on a tout perdu en une seule journée » dit-elle avec amertume. L’inquiétude des gens est palpable, certains ont tenté de fuir, sans succès, dans des aéroports saturés et la vie est désormais liée aux positions de la communauté internationale.
Tout-à-coup notre charmant salon afghan est plongé dans le noir, juste pour nous faire percevoir ce que sont les incessantes coupures de courant, à Kaboul. Alors la vie se suspend. Certaines institutrices tentent de poursuivre leur mission éducative en faisant classe par internet, mais la connexion souvent se coupe. Raha suit aussi des cours par visio, son prof a l’accent russe. Se concentrer à la maison dans tous les cas est difficile. Elle se raconte : elle avait obtenu une bourse et devait partir étudier à l’étranger au moment où les talibans ont pris le pouvoir. Elle s’est posé la question de partir ou de rester. Elle n’a pas eu le cœur de laisser ses sept sœurs, elle est restée. Elle se passionne pour l’histoire et la biologie mais désormais tout lui est interdit, comme pour toutes les femmes afghanes. Alors elle résume son emploi du temps : « je dors, je cuisine, je nettoie. »
Dans la ville les talibans arrêtent les taxis et les fouillent, comme ils fouillent chaque maison. Ils détruisent les instruments de musique, alors elle a pris les devants et a démonté et caché les cordes de sa guitare. « Une guitare bien morte dans un pays bien mort » dit-elle. « Je n’aurais jamais imaginé que les années les plus belles de ma vie seraient comme ça, on est retournés vingt et un ans en arrière. »
Et pourtant Raha s’accroche car elle pense que demain ne pourra être que meilleur. On entend une chanson qu’elle aime, on aperçoit une ligne d’horizon. Comment trouver le sommeil ? Il a neigé toute la nuit, les voitures roulent doucement et les oiseaux sont gelés. Payer le chauffage devient difficile. On voit des cages d’oiseaux sur les images, métaphore de sa maison-cage et de sa vie captive.
Et pourtant la vie continue, comme elle peut. Les huit ans de sa petite sœur donnent lieu à une fête, à la surprise générale. Le Ramadan arrive qui ponctue l’année, avec muezzin et hauts parleurs. Tout-à-coup des fumées jaillissent d’un quartier, c’est l’explosion d’une école, dévastée. Les talibans qui tirent en l’air font monter la tension, dernier jour de Ramadan, avant l’Aïd el-Fikr. La lumière vire au bleu turquoise. Il pleut des cordes en ce 11 août, le ciel pleure nous dit-elle. Beaucoup de gens regardent dehors, de leurs fenêtres fermées.
La suite rétrécit encore le monde des femmes afghanes, quand, en juillet 2023, la fermeture des salons de beauté est décrétée, et en octobre 2024, l’obligation de porter la burqa. Aujourd’hui il leur est interdit de chanter et même de parler en public, de lire à voix haute. Il est même conseillé de murer les fenêtres qui les laisseraient apparaitre.
Et pourtant monte un chant, et se constituent des récits. La lumière baisse, quelques images de femmes afghanes apparaissent encore aux fenêtres avant de s’effacer. Tout au bout de la table s’est assise une femme en tailleur, qui a posé une figurine, image emblématique de la femme afghane, et qui nous ouvre la porte.
Avec Kaboul, une chambre à soi Caroline Gillet et Kubra Khademi donnent l’alerte, rappellent, et rendent hommage à la Femme Afghane qui, envers et contre tout, résiste.
Brigitte Rémer, le 25 novembre 2025
Texte et son Raha – Récit sonore Caroline Gillet et Frédéric Changenet accompagnés de Anna Buy – Scénographie et installation plastique Kubra Khademi – Vidéo vidéastes et monteurs anonymes à Kaboul – Lumière Juliette Delfosse – Mixage Frédéric Changenet et Pierre Langlet – Sons additionnels depuis Kaboul Benazer – Régie générale François Lewyllie – Voix off en français Sofia Lesaffre – Production Maria-Carmela Mini.
Les vendredi 14 novembre, lundi 17 novembre, mardi 18 novembre, mercredi 19 novembre 2025 à 19h, 20h et 21h – samedi 15 novembre 2025 à 15h, 17h, 19h et 20h30. Programmation du Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne-Paris, au Théâtre de la Concorde, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – métro : Concorde – site : theatredelaville-pars.com – tél. : 01 42 74 22 77.



