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Journée de noces chez les Cromagnons

Texte et mise en scène Wajdi Mouawad assisté de Cyril Anrep à La Colline-Théâtre National – spectacle en libanais, surtitré en français.

© Simon Gosselin

Les bombes pleuvent sur Beyrouth. Une mère (Aïda Sabra) et son fils, Neel (Aly Harkous) tentent de trouver de la nourriture dans la ville. Les engueulades commencent, l’Arménien du coin de la rue n’a plus grand-chose à vendre et les gamelles de la voisine n’y suffisent plus.

Dimanche prochain, à Berdawné, on marie la fille de la famille, Nelly, et l’improvisation commence pour faire croire à un beau mariage. Neel, dont le frère jumeau s’est engagé dans la guerre et a disparu, se fait traiter d’incapable par la mère, qui l’insulte quand il ne ramène pas le nécessaire. Il se réfugie dans la musique, son transistor pour compagnon. Du fond de la maison on entend Nelly tourner en rond et perdre la tête. On ne la voit pas, on l’entend ressasser : « Dimanche prochain, à Berdawné… » sans comprendre. Elle semble dans son monde à elle et comme recluse. Le mariage s’annonce compliqué. La scénographie repose sur le plan astucieusement resserré de l’appartement familial (scénographie Emmanuel Clolus).

© Simon Gosselin

Arrive le père, Néyif (Fadi Abi Samra) et sa solution miracle pour faire fête, sacrifier le mouton, ce qu’il fait devant nos yeux à grand renfort de giclures carmin, quitte à le manger cru si l’électricité ne revient pas. Wajdi Mouawad n’épargne rien et dessine la famille et les préparatifs de la noce à très gros traits, tandis que les bombardements s’enchaînent, sorte d’orage plus ou moins rapproché. Le frère aîné, Jean (Jean Destrem) quatrième de la fratrie, ne sera pas présent, il vit à Montréal. On le voit par la fenêtre et dans les frimas parler avec son jeune frère au téléphone. Il neige à Montréal, havre de paix loin des bombes, des turbulences familiales, des coupures d’électricité et de sa langue maternelle. Petite respiration pour le spectateur aussi, avec un peu d’humour et de poésie, loin du psychodrame familial dont le degré sonore traverse la colline. « Les bombes c’est comme la neige ici » dit-il.

Ce frère écrit une pièce et comme dans les autres récits de Wajdi Mouawad la biographie s’entrelace, sa famille ayant fui Beyrouth pour raison de guerre. Une scène houleuse oppose père et fils à distance, ce dernier cherche la fin de sa pièce et raconte son cauchemar, il s’agit de violence et de massacre. À Beyrouth on rampe sous les fenêtres pour courir le moins de risques possibles. Les voisines à la curiosité aiguisée par le mariage, dont Souhayla (Bernadette Houdeib) proposent leurs services. Elles brûlent d’envie de rencontrer le fiancé. Le ton est celui d’une farce qui se balance entre comédie et tragédie. Jusqu’au pantalon de Neel pour la cérémonie, resté dehors sur le fil à linge, et qu’on ne peut aller chercher sans risque de recevoir un éclat de bombe.

© Simon Gosselin

Le quotidien des jours de guerre, d’un autre côté des jours de fête, se dessine. Entre la jeune mariée qu’on voit enfin, robe blanche, lancers de pétales de roses sous les youyous, photo de famille avant évanouissement. Seul grand absent, le fiancé qui, peut-être, n’a jamais existé. Jusqu’à l’apparition subite d’un jeune homme somptueusement coiffé – ou plutôt crêté – visage du frère plutôt que fiancé. Dans ce travestissement de la vérité tricoté par Wajdi Mouawad, entre mythomanie et sauve-qui-peut, on a du mal à distinguer le vrai du faux. Au final, Neel reçoit une balle, la mère explose.

La famille de l’auteur avait fui le Liban en guerre et s’était installée d’abord en France – il avait dix ans – avant d’émigrer cinq ans plus tard au Québec où il est resté jusque dans les années 2000 avant de revenir en France. Diplômé de l’École nationale d’art dramatique du Canada en 1991, il avait co-fondé le Théâtre Ô Parleur et créé en 1997 Littoral, suivi de Incendies, alors qu’il dirigeait le Théâtre de Quat’Sous à Montréal. Il dirige depuis 2016 La Colline-Théâtre National où il a monté nombre de ses pièces dont en ouverture, Tous des oiseaux, et plus récemment le cycle « Domestiques » avec Seuls, Sœurs et Mère. La guerre du Liban habite son théâtre. Avec sa tétralogie, « Le Sang des promesses », composée de Forêts, Littoral, Incendies, Ciels, on traverse les quatre éléments, l’eau, le feu, la terre et l’air et par le biais du conte on entre dans Racine carrée du verbe être. Wajdi Mouawad a aussi été acteur et travaillé avec d’autres metteurs en scène. Il a occupé en 2024 la chaire annuelle du Collège de France sous l’intitulé L’invention de l’Europe par les langues et les cultures. Sa palette est vaste.

© Simon Gosselin

Écrite en 1991 au cours de sa dernière année de formation à l’École nationale de Théâtre du Canada, Journée de noces chez les Cromagnons est une pièce de jeunesse que Wajdi Mouawad a joué à Beyrouth et présenté au Printemps des Comédiens de Montpellier, en juin 2024. En mars 2025 il a mis en scène à l’Opéra de Paris Pelléas et Mélisande de Claude Debussy sur un poème de Maurice Maeterlinck, sous la direction musicale d’Antonello Manacorda (cf. Ubiquité-Cultures du 2 avril 2025). Ses métaphores passent par l’ici et l’ailleurs – chez Maeterlinck l’amour et le lyrisme, dans ses propres textes la guerre au Liban et ses réminiscences, la famille. Dans Journée de noces chez les Cromagnons elles sont réalistes notamment par la direction d’acteurs qui servent avec habileté son propos. Et les femmes n’ont pas leur langue (ici langue originale) dans leurs poches. Le ton donné croise le comique et le dramatique, le tellurique et le volcanique.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2025

Avec : Fadi Abi Samra, Néyif – Jean Destrem, Jean – Layal Ghossain, Nelly – Aly Harkous, Neel – Bernadette Houdeib, Souhayla – Aïda Sabra, Nazha. Assistanat à la mise en scène, Cyril Anrep – dramaturgie et conception du surtitrage Charlotte Farcet – traduction en libanais et surtitrage, Odette Makhlouf – scénographie Emmanuel Clolus – lumières Laurent Matignon – costumes Isabelle Flosi – maquillage et coiffures Cécile Kretschmar – musique originale Nadim Mishlawi – vidéo Stéphanie Jasmin – son Annabelle Maillard – fabrication des accessoires, costumes et décor, ateliers de La Colline. Production La Colline/théâtre national, coproduction Festival Printemps des Comédiens, avec le soutien de l’Institut français à Paris et de l’Institut Français du Liban avec le concours du Théâtre Le Monnot (Beyrouth, Liban) – Le texte du spectacle, ainsi que de nombreuses autres pièces de Wajdi Mouawad, est édité aux éditions Actes Sud-Papiers.

Du 29 avril au 22 juin 2025, du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30 – à La Colline-Théâtre National, rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro Gambetta – site : www.colline.fr