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Et jamais nous ne serons séparés

Texte Jon Fosse, traduction Terje Sinding  – mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou – au T2G Théâtre de Gennevilliers/Centre dramatique national.

@ Jean-Louis Fernandez

L’absence est un de ses grands sujets, comme l’amour déchu, le ressassement, la déchirure, et la folie pas loin. Il y a chez Jon Fosse une densité similaire à celle de l’univers du réalisateur Ingmar Bergman. Le passé et le présent se heurtent et la mémoire hésite. Chaque petit mot, chaque petit geste – car rien n’y est spectaculaire – offre sa blessure, son abime.

Claude Régy, metteur en scène des ténèbres, comme l’est Soulages pour la peinture, a souvent traduit Jon Fosse sur la scène, et rendu plus mystérieuse et plus dure la chute. Il a monté en 1999, Quelqu’un va venir, au Théâtre Nanterre-Amandiers ; en 2001, Melancholia et en 2003 Variations sur la mort, au Théâtre national de la Colline. Nous avions rendu compte du spectacle Vent fort, mis en scène par Gabriel Dufay à la Maison des Arts de Créteil (cf. notre article du 18 mars 2025). L’œuvre théâtrale de l’auteur norvégien est minimale, radicale, et comme un pur diamant. Elle n’offre ni fioriture, ni échappatoire. Prix Nobel de littérature en 2023, Jon Fosse nous perd dans la forêt profonde d’un style répétitif où il oblige, inlassablement, à rebrousser chemin.

@ Jean-Louis Fernandez

Sur scène, une femme (Dominique Reymond) dans l’expression de sa détresse, tourne en rond et sur elle-même de la fenêtre au canapé, du canapé à la fenêtre. « Pourquoi as-tu été si long ? » demande-t-elle de sa voix grave. Dans une élégante robe orange (costumes Olga Karpinsky), la femme est fougueuse, fébrile, véhémente, se calme et repart, comme un ressac.  « Je sais qu’il va venir » se rassure-t-elle.  Au fond du canapé elle chante comme une berceuse, serrant son coussin dans les bras comme un enfant, se dirige vers le buffet, sort un verre et une bouteille mais ne se sert pas. Elle range le verre et la bouteille, efface au fur et à mesure les actions qu’elle lance, les fait et les défait, comme si tout était devenu vain. Une bande son, lointaine, à peine perceptible, laisse entendre la cymbalisation de la cigale. La vie, la mort, l’amour, l’abandon, la solitude, le temps, sont dans la pièce. L’homme n’y est pas. La simplicité de la scénographie (Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou, construction décor Théo Jouffroy, ateliers du Théâtre de Gennevilliers) sert le propos dépouillé de Jon Fosse et fait place aux arabesques du texte.

Quand la porte s’entrebâille laissant filtrer un faisceau de lumière et qu’il paraît dans son peignoir gris clair (Yann Boudaud), l’homme semble glisser du fond de la pièce comme s’il sortait de la chambre et s’installe dans le canapé. « Je suis si fatigué » dit-il. Il semble ne pas être là, son regard est au loin, pourtant elle l’enlace, pourtant ils s’étendent. « Je t’ai tellement attendu, maintenant tu es là… » Il repart, aussi fantasmatique qu’il est arrivé. Ne reste que le reproche : « c’est pas possible de s’en aller comme ça ! »

@ Jean-Louis Fernandez

Est-on dans l’inconscient de la femme, dans ses souvenirs, ses désirs, sa marée basse ? « Il a disparu, comme dans la mort ! » crie-t-elle, riant et pleurant. Et elle se reprend, poursuivant son offensive de séduction, « je suis belle, je suis grande, je suis superbe », répété à l’infini comme pour s’en persuader, ou s’excuser. « Je suis bien, j’ai mes objets » se raisonne-t-elle, continuant à lui parler. « Tu as faim, je vais aller chercher le dîner » les mots du quotidien…

Un long silence, le rideau est tombé. La table est mise sur guéridon, deux couverts et une bonne bouteille, une musique, répétitive, nous parvient (Olivier Pasquet). Elle est à la fenêtre, « il ne viendra pas » ressasse-t-elle. « Tu es là ? … Mais réponds-moi » demande-t-elle dans son désert.

@ Jean-Louis Fernandez

Jusqu’à ce que l’homme arrive par le côté jardin, suivi d’une jeune femme lui ressemblant étrangement (Solène Arbel). Est-ce elle, quelques années auparavant, est-ce son double  ? Elle enlace l’homme tous deux s’installent à table. « J’ai eu si peur de ne plus te revoir » dit la femme 1 ne voyant pas la femme 2, fantomatique elle aussi. On est au summum de l’abstraction et de l’inexprimé.

Dans ces chassés-croisés énigmatiques où les sensibilités sont à fleur de peau et les mirages-dérapages à chaque mot, on traverse l’absurde à la Ionesco, entre une phrase esquissée qui sitôt se déconstruit, des mots du quotidien adressés qui s’évaporent et se cognent dans le vide, allant de l’enfantillage à la gravité, de l’abstraction à la métaphysique, de l’ellipse à l’hyperbole. La tension est infinie, à la folie. On est dans une forme d’art conceptuel, un vide existentiel à partir de situations de la vraie vie, dans la rupture et l’absence, dans l’infini de la souffrance. La partition textuelle se traduit en lignes brisées et tremblées jusqu’à laisser la page blanche.

Magnifiquement portée par trois acteurs évanescents dont l’hypnotique Dominique Reymond, Et jamais nous ne serons séparés, l’une des premières pièces de Jon Fosse écrite et montée en 1994, mêle les perceptions, les visions et les obsessions d’un couple qui se démultiplie et flotte dans son étrangeté. Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou qui co-signent la mise en scène, nous conduisent avec habileté dans le flouté de la vie où réel et imaginaire se superposent et s’effacent l’un l’autre, entre silence, souffrance et extravagance.

Brigitte Rémer, le 23 septembre 2024

@ Jean-Louis Fernandez

Avec : Solène Arbel, Yann Boudaud, Dominique Reymond – lumière Juliette Besançon – musique Olivier Pasquet – costumes Olga Karpinsky – construction décor Théo Jouffroy, ateliers du Théâtre de Gennevilliers – assistanat à la mise en scène, stagiaire Juliette Carnat – remerciements à Marianne Ségol-Samoy – La pièce de Jon Fosse est publiée et représentée par L’Arche, dans une traduction de Terje Sinding – éditeur & agence théâtrale. www.arche-editeur.com

Du 19 septembre au 13 octobre 2025, au T2G Théâtre de Gennevilliers/Centre dramatique national, 41, avenue des Grésillons. 92230. Gennevilliers – métro ligne 13, station Gabriel Péri, sortie 1 – site : www.theatredegennevilliers.fr –  tél. : +(33)1 41 32 26 26

Vent fort

D’après le poème scénique de Jon Fosse, traduction Marianne-Ségol-Samoy – mise en scène Gabriel Dufay, compagnie Incandescence – à la Maison des Arts de Créteil.

© Vladimir Vatsev

L’univers de Jon Fosse, écrivain norvégien, Prix Nobel de Littérature en 2023, reste énigmatique, ses pièces sont denses, linéaires et minimalistes. L’épreuve du temps qui passe est un de ses grands thèmes. Il décline le langage dans toutes ses variations, répétitions et réminiscences.

L’un de ses derniers textes, Vent fort, écrit en 2021 après son roman-fleuve Septologie, met en scène un Homme de retour chez lui après une longue absence et qui fait face à l’instant présent et à une autre réalité quand il comprend que sa place est prise. La Femme a changé d’espace et vit avec un autre, elle lui demande de partir. Cet huis clos autour du couple, sur l’amour et la séparation, apporte ses fantômes et nous parle. L’homme perd pied (Thomas Landbo), il est à la fenêtre, attiré par le vide et le tourbillon incessant du vent, « jeté dans l’explosion de ma vie » dit-il.

Le temps et l’espace se troublent comme se mêlent dans une certaine confusion le passé et le présent en mouvements de balancier, l’absence d’avenir. Il parle dans le vide, cherche sa respiration, la femme est loin déjà (Léonore Zurflüh), son amant (Yuriy Zavalnyouk) fait face à l’homme. Poèmes, chants et musique adoucissent un peu l’atmosphère à travers la figure de l’ange (Alessandra Domenici).

© Vladimir Vatsev

On est dans un espace vide, au quatorzième étage, un appartement qui figure le temps. La scène est comme l’espace mental de l’Homme. Face à nous, la fenêtre et quelques accessoires (scénographie Margaux Nessi, lumières Sébian Falk-Lemarchand). L’ensemble est sombre et le geste prend place, évoquant ce qui ne peut se formuler (conseil chorégraphique Kaori Ito). Au loin la ville se projette, présente et discrète (vidéo Vladimir Vatsev). C’est comme le soliloque d’un homme face à lui-même, obsessionnel dans ses flux et ses reflux. La femme répond à peine. « Tu ne dis rien… » lui reproche-t-il. Climat d’angoisse et d’étrangeté, difficulté d’aimer, trahisons et mensonges, inquiétudes, obsessions, bilan d’une vie, radiographie d’un couple dans son incommunicabilité.

Chez Jon Fosse les pensées les plus profondes se disent avec un vocabulaire simple et les silences sont un langage. Une pensée se construit autour de la fragilité et de l’humanité, de la question du sens de l’existence, du déni de réalité, de la folie et de ses limites. Dans Je suis le vent et Quelqu’un va venir, deux textes plus anciens, on passait aussi du rêve au cauchemar, des fantasmes à la tentation du suicide, du questionnement sur soi-même aux questions métaphysiques, de la mobilité à la contemplation, de l’amour à la solitude. Le vent c’est aussi le souffle et la respiration cet espace sacré, l’intérieur et l’extérieur.

© Vladimir Vatsev

Dans la mise en scène de Gabriel Dufay les éléments parlent – fenêtre, portes, vent, gestes – comme cette fenêtre qui bascule jusqu’à se décrocher et tomber dans le vide, symbole du vacillement de la raison chez cet Homme, perdu. Le metteur en scène entretient une relation de longue date avec l’auteur, dont il a publié la correspondance et créera un spectacle autour de plusieurs de ses pièces à la Comédie-Française, en septembre 2025. Il expérimente l’hybridation des genres et des disciplines, et avait présenté à la Maison des Arts de Créteil Fracassés de Kae Tempest et Colère noire de Brigitte Fontaine. Sa direction d’acteurs est précise et fine, tous dans une hyperconcentration.

Au quatorzième étage devant la fenêtre, « Ne te penche pas ! » aura-t-elle dit à plusieurs reprises. L’Homme se penche. Un cri déchire l’espace, qui dit Non ! La vie la mort se jouent en quelques secondes. La scène se recouvre de brume. La seule chose qui existe / en tout cas pour l’être humain / c’est un maintenant / qui est si bref qu’il n’existe plus / avant même qu’on l’ait pensé / oui comme une petite lumière / oui de l’éternité / Une petite étincelle d’éternité / Mais c’est quoi une étincelle / Un éclat soudain de lumière / Une vision soudaine / aussi vite disparue écrit Jon Fosse.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2025

Avec Alessandra Domenici, Thomas Landbo, Yuriy Zavalnyouk, Léonore Zurflüh – collaboration artistique Alessandra Domenici – scénographie Margaux Nessi – conseil chorégraphique Kaori Ito – vidéo Vladimir Vatsev – lumières Sébian Falk-Lemarchand – costumes Aude Desigaux – son Bernard Vallery – régie son/vidéo Anaïs Georgel – construction décor Jean-Luc Malavasi – assistant à la mise en scène Arnaud Bocquet – administration Clio Baran et Jérôme Bocquet. Vent fort est publié par L’Arche, éditeur et agence théâtrale, dans la traduction de Marianne Ségol-Samoy – voir aussi la correspondance entre Jon Fosse et Gabriel Dufay publiée par l’Arche, Écrire, c’est écouter.

Vu le 5 mars 2025 à la Maison des Arts de Créteil, Place Salvador Allende 94000 Créteil – tél. 01 45 13 19 19 www.maccreteil.com – En tournée : le 18 mars 2025 au Théâtre des 2 Rives, Charenton-le-Pont – du 20 au 22 mars 2025 au TJP Grande Scène, Strasbourg – le 29 avril 2025 au Théâtre de Chartres – octobre 2025 à l’Échangeur de Bagnolet.