Archives par étiquette : Joana Craveiro

Intimidades Com A Terra / Intimité avec la Terre

Conception, écriture et interprétation Joana Craveiro, composition musicale et interprétation Francisco Madureira – écriture du prologue et interprétation Estêvão Antunes, Tânia Guerreiro. Spectacle du Teatro Do Vestido (Portugal) – au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt / Les Œillets, dans le cadre de Chantiers d’Europe.

© Carlos Fernandes

On descend au centre de la terre dans ce lieu intimiste des Œillets pour partager un moment et des idées autour de l’altérité. Anthropologue de formation, Joana Craveiro entourée d’un musicien et de deux complices dessine un parcours initiatique à partir du concept d’étranges étrangers – selon Prévert le poète, dans sa vaste énumération – autrement appelés indigènes en anthropologie. Elle regarde certaines communautés dans leur rapport à leur environnement et nous prend à témoin.

Un long préambule introduit le sujet, public assis sur le sol et comme faisant cercle autour des conteurs. Estêvão Antunes et Tânia Guerreiro sont en eux-mêmes magiques dans leur manière de nous prendre par la main pour nous emmener au cœur de la Guinée portugaise – actuelle Guinée Bissau – et de faire l’inventaire de leurs lectures dont ils donnent certains extraits, parfois en langue portugaise habilement surtitrée : des bribes de textes du livre de référence, Argonauts of Western Pacific de Bronislaw Malinowski, paru en 1922, œuvre fondatrice de l’ethnologie qui étudie un peuple vivant sur l’archipel des Trobriands, au Nord-Est de la Nouvelle-Guinée ; de Tristes tropiques publié en 1955 dans lequel Claude Lévi-Strauss mêle ses souvenirs de voyage et ses méditations philosophiques et qui travaille entre autres sur la civilisation et l’exotisme tout en déclarant «  Je hais les voyages et les explorateurs » ; de Marc Ferro qui a réfléchi autour du colonialisme et de l’intégrisme, et qui défendait l’autonomie des historiens.

On est dans la bibliothèque de Babel de ces deux raconteurs, pleine de références, livres, films, interviews, carnets de terrain et journaux, photos et récits, herbiers, entre un musée d’histoire naturelle par la série de crânes miniatures entreposés et un amphithéâtre de dissection par la précision de leurs gestes. L’espace du spectacle ressemble à un cabinet de curiosités.

Le spectateur est ensuite invité à s’installer dans une autre salle et à s’asseoir cette fois sur un siège, face aux acteurs et autour d’eux, dans la même proximité. L’espace scénique est en longueur un tapis blanc posé au sol, des lumières qui créent des ruptures crues en bleu, rouge, jaune ou vert. Le musicien (Francisco Madureira), accompagne la pluie à la guitare et Joana Craveiro l’actrice-anthropologue, très habile de son corps, poursuit la narration en français et construit la scénographie. Elle sort de petites plantes et des soucis de son sac qu’elle dépose selon un tracé précis, répand de la terre noire distribuée dans des poches posées au sol, qu’elle vide de manière ritualisée, terra preta, fertile, dessinant, dit-elle, un jardin de guérison.

On nous parle de l’eau et de chaque moment à ne pas perdre, du hasard et de la chance. La pluie croise le tonnerre et le chant. L’actrice se met à virevolter et se transforme en chamane dans une danse du foulard, chargée et élégante, plus tard une danse savante à l’éventail. Elle évoque les rites funéraires Yanomami, cet important groupe ethnique du Brésil vivant à la frontière avec le Venezuela, sur lequel le talentueux photographe brésilien Sebastião Salgado a rapporté des images.

© Pedro Pina

D’autres références suivent, comme celle de Eduardo Góes Neves qui a dirigé le Projet Amazonie centrale, de Philippe Descola avec ses recherches de terrain en Amazonie équatorienne, de David Cohen figure de  l’anthropologie historique, de Jean Rouch, documentariste spécialiste des Dogons et de l’anthropologie visuelle, de Lévi-Strauss à nouveau sur Les Peuples primitifs dans son constat pessimiste, « à la surface de la terre il n’y a plus rien à découvrir, c’est triste ! » Le désert d’Atacama au Chili devenu poubelle est une tragédie où le monde industriel déverse sans scrupule vieux vêtements et carcasses de voitures.

Le spectacle est nomade nous sommes ensuite invités par l’actrice à nous déplacer pour chercher de petits cailloux et nous nous retrouvons dans le grand hall du Théâtre de la Ville autour d’un olivier et d’une valise pleine de trésors que l’actrice commente au fur et à mesure. Les références chevauchent alors le présent avec la terre de Palestine, le peuple de Palestine, le poème de Palestine, le pain de Palestine fait avec huit olives et de la terre, et elle fait passer un plateau de ce pain invitant le spectateur à le goûter, geste hautement symbolique.

© Carlos Fernandes

De retour dans ce petit lieu des Œillets, Joana Craveiro raconte l’histoire de la tortue, née des eaux du déluge et du vautour, de l’amour des pierres et des mousses et des noms que nous donnons aux pierres, du partage des rêves autour du feu chez les Yanomami, de la route PR 230 qui coupe l’Amazonie en deux, des cicatrices de la forêt, des traités qu’on avait fait signer aux Indiens qui ne savaient pas lire, du livre d’Eduardo Galeano, Mémoire du feu, déclarant : «Je suis un écrivain qui souhaite contribuer au sauvetage de la mémoire volée à l’Amérique entière, mais plus particulièrement à l’Amérique latine, cette terre méprisée que je porte en moi. » Elle évoque Les Lances du crépuscule : relations jivaros, Haute-Amazonie de l’anthropologue Philippe Descola et du Parc national de Manú, au Pérou, refuge de la diversité, du poème comme arme de combat. Elle porte à son visage un petit masque, avec subtilité, et chuchote un texte sur les rites de passage et rituels de mort au Mexique, accompagnée des chuchotements de la guitare. Rien de démonstratif ni de pédagogique, juste une hypersensibilité à l’écologie, à la destruction de l’environnement, à la bêtise. La musique monte, elle s’allonge au sol et se colle à la terre, « c’est ma mère » dit-elle sobrement, nommant cette terre-mère sur laquelle nous vivons ou tentons de survivre.

Le spectacle de Joana Craveiro et son équipe, Teatro Do Vestido – théâtre qu’elle a créé en 2001 à Lisbonne – est un moment de grâce et d’intelligence qui réconforte, sans aucune surenchère dans l’utilisation des références, toutes essentielles. Le langage du théâtre est bien présent dans cette représentation de l’ailleurs et de l’autre, avec subtilité, dans une parfaite maitrise et professionnalisme : l’imaginaire, la construction dramaturgique, le corps, la musique, la scénographie et la lumière. On pense aux meilleures heures du Festival de Nancy des temps jadis dont la vocation était la découverte d’autres mondes culturels, artistiques, esthétiques et de pensée. Joana Craveiro est de ceux-là, dans Intimidades Com A Terra / Intimité avec la Terre elle fait découvrir ou redécouvrir au scalpel des mondes aujourd’hui pillés par le tourisme dans la banalité des voyages et l’illusion de l’ailleurs, avec respect et sensibilité. La démarche est juste et salutaire, d’autant en ces temps de réchauffement climatique, d’épuisement des ressources vitales et de destruction de la planète, d’autant en ces temps prolongés de confiscation de territoires, dans la parole de ce poète gazaoui : « Je ne quitterai Gaza que pour monter au ciel. »

Brigitte Rémer, le 27 juin 2025

Conception, écriture et interprétation Joana Craveiro – composition musicale et interprétation Francisco Madureira – écriture du prologue et interprétation Estêvão Antunes, Tânia Guerreiro – scénographie Carla Martínez – costumes Tânia Guerreiro – lumières Leocádia Silva. Production Teatro do Vestido – coproduction Mairie d’Óbidos, Teatro Municipal de Vila Real, Tea- tro Viriato – avec le soutien de FX RoadLights. Le Teatro do Vestido est financé par la République portugaise – ministère de la Culture | DGARTES.

Présenté les 23 et 24 juin au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt / Les Œillets, dans le cadre de Chantiers d’Europe, 2 place du Châtelet. 75001. Paris – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77 – site de la Compagnie http://www.fabulamundi.eu/en/joana-craveiro/