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Vêpres de la Vierge bienheureuse

© Alban Van Wassenhove

Texte Antonio Tarantino, traduction Jean-Paul Manganaro, mise en scène Jean-Yves Ruf – avec Paul Minthe – au Théâtre du Rond-Point, Paris.

 Un homme est assis, attendant l’autobus dans un habit du dimanche légèrement étriqué. Il a dans les mains un objet encombrant, une urne. Ce sont les cendres de son fils qu’il ramène à la maison. L’homme est frêle. Il se jette dans un flot ininterrompu de paroles, comme pour lui confier ce qu’il n’avait jamais su ou pu lui dire, dialoguant avec lui. « Tu dois tout me dire, papa ! » Une façon de se dire adieu… « Écoute-le ton vieux ! »

Le garçon avait déserté très tôt sa famille, qui l’avait renié, il se travestissait et se prostituait. Perruque, bas résille, cothurnes, miroir, rimmel, fond de teint… La robe rouge en velours… « Je veux partir, quitter ma mère » disait-il au père ne supportant plus ses violentes insultes. Par désespoir il s’est jeté dans le Lambro, cette rivière au débit préalpin et aux eaux limpides, selon la traduction littérale. Parviennent, dans les méandres du texte, les voix entremêlées de la mère, des sœurs, des copains, des voisins, et comme le pardon du père.

C’est une tétralogie qu’a écrite Antonio Tarantino (1938-2020) originaire de Bolzano, au nord de l’Italie, Quattro atti profani, donnant une voix à ceux qui n’en ont pas, les exclus de la société qu’il rejoindra à la fin de sa vie. Vespro della Beate Vergine/Vêpres de la Vierge bienheureuse, Passione secondo Giovanni/Passion selon Jean et Stabat Mater datent de 1997, Lustrini de 1993. L’auteur était avant tout artiste plasticien, peintre et sculpteur, l’écriture dramatique était venue tard dans sa vie mais avait tout de suite été reconnue et récompensée. Et si l’on s’arrête sur le titre, Vêpres de la Vierge bienheureuse, l’action se passe au crépuscule et l’icône de la Vierge bienheureuse est ici formée par le duo père-fils. C’est le père qui porte le fils dans les bras, et le texte serait comme une prière païenne et une entrée dans le Styx, ce point de passage menant aux Enfers dans la mythologie grecque et méditerranéenne. Le père lui prodiguera même quelques conseils pour réussir cette traversée décisive vers l’au-delà : « Toi, mets-toi l’en courir. Quand tu sens l’herbe grasse du Fleuve…gaffe à pas glisser… tu y es. Laisse-toi l’aller dans l’eau… Ah, n’oublie pas, garde tes cothurnes aux pieds… »

Paul Minthe est ce père blessé, plein de finesse et d’humanité qui, dans ce monologue, refait le parcours d’une fragile vie, celle du fils dans les différentes accentuations de la partition. Son chagrin est empreint de pudeur et de timidité, d’excuses. L’homme est sonné et remet ses pas dans ceux du fils tantôt avec regrets et remords, tantôt avec colère et chagrin, parfois avec fierté. Il rythme la langue, crue, triviale, naturaliste ou poétique avec la précision d’un scalpel et rend le texte limpide malgré sa construction elliptique aux expressions singulières qui n’ont pas dû faciliter la tâche du traducteur (Jean-Paul Manganaro). La direction d’acteur de Jean-Yves Ruf est à saluer.

Avec Olivier Cruveiller, Paul Minthe avait interprété La Passion selon Jean du même auteur et sous le regard du même metteur en scène, dans le rôle d’un schizophrène se prenant pour Jésus-Christ. Dans Vêpres de la Vierge bienheureuse, tout est dépouillé, il y a juste un banc au milieu de nulle part signe d’une scénographie froide, presque clinique (Laure Pichat) et des lumières crépusculaires (Christian Dubet). Il y a l’extrême justesse et sobriété du jeu de Paul Minthe et l’humanité de l’auteur, Antonio Tarantino.

Brigitte Rémer, le 29 octobre 2022

Avec Paul Minthe – scénographie Laure Pichat – création sonore Jean-Damin Ratel – lumières Christian Dubet – production Chat borgne Théâtre, compagnie conventionnée DRAC Grand Est et Région Grand Est – Le texte est publié aux Solitaires Intempestifs.

12 au 30 octobre 2022, 20h30, dimanche, 15h30, relâche les lundis et le 16 octobre – Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt. 75008 Paris – site : ww.theatredurondpoint.fr – tél. : 01 44 95 98 21

En se couchant il a raté son lit

© Pascal Victor

D’après les textes de Daniil Harms – traduction André Markowicz – mise en scène Lilo Baur et Jean-Yves Ruf.

C’est un petit bijou d’intelligence qui nous parachute dans l’absurde d’une écriture semblable à son époque, le début du XXème. L’auteur, Daniil Harms, forge ses armes et lance des mots grinçants et ironiques, noyant le désespoir de la confusion mondiale sous la causticité de ses acides aminés.

Né à Saint-Pétersbourg en 1905, Harms dénonce le totalitarisme soviétique et en paye le prix fort par la censure, la répression et l’exil. Il meurt dans un hôpital psychiatrique en 1942, faute de nourriture, lors du siège de Leningrad. Proche du peintre futuriste Kazimir Malevitch il est co-fondateur de l’Oberiou, mouvement d’avant-garde qui a brièvement existé avant que la censure ne paralyse le pays. Mis à part deux poèmes publiés de son vivant, en 1926 et 1927, l’œuvre de Daniil Harms a été passée sous silence. Trente ans plus tard, à partir de 1956, sa réhabilitation lente a commencé en Russie, il reste encore peu connu en France. Ses écrits sont surtout des textes courts, des fragments, des blagues, des poèmes, et une pièce de théâtre. Dans son œuvre, le quotidien croise le fantastique et l’ironie le poème. Son humour glacial et implacable tombe comme un couperet.

Le comique vient du texte par ses jeux de mots et canulars, par son comique de situation et son absurde, autant que par les figures casse-cou qu’il engendre. « Sois ci… Sois pas ci… Là-bas est parti en cela ! Là-bas est cela… Où donc est maintenant ? » Surdoué de la traduction, André Markowicz s’est emparé de l’oeuvre de Harms comme il l’a fait des textes des grands auteurs russes – Dostoïevski, Tchekhov, Pouchkine, Gogol etc. – Il est ici magnifiquement le passeur du monde imprévisible et inattendu de ses textes dont la synthèse tient dans le titre du spectacle : En se couchant il a raté son lit. L’univers de Daniil Harms fait penser à certaines chroniques et billets d’Alexandre Vialatte cultivant l’anti-conventionnel et le singulier, au minimalisme et profond pessimisme de Beckett, à la farce et au fantastique de Gogol.

Sur le plateau, le burlesque bat son plein et l’extravagance est au rendez-vous. On est dans le tragi-comique et le décalé, avec sept acteurs qui enchaînent incidents, ruptures, changements de costumes, absence d’histoire, chutes et relevés, apparitions-disparitions, superpositions. Ils passent du contresens à la confession, des aveux à la grandiloquence de la manière la plus décousue et loufoque et tout s’enchaîne avec pertinence et poésie. On pense à Keaton, aux accélérés et ralentis du cinéma muet, aux gags à contre-courant et effets contraires, au détournement du sens des objets. Ainsi les glissades sur la glace, la course sur place, le train qui emporte tout le monde, l’homme en uniforme, celui qui perd son 7 puis son 8, la course derrière l’élève, la poule, obsédante et jacasseuse.

Les co-metteurs en scène Lilo Baur et Jean-Yves Ruf ont mené de mains de maîtres les contre-points et non-sens enchaînés-débridés, les discontinuités. Ils ont développé les tempos et musicalités des textes avec l’équipe d’acteurs. Ils ont travaillé dans l’esprit de Meyerhod, grand théoricien du théâtre russe, pour qui « le rôle du mouvement est plus important que tout autre élément théâtral. Privé de dialogue, de costume, de rampe, de coulisses et d’auditoire, et laissé seul avec l’acteur et sa maîtrise du mouvement, le théâtre reste le théâtre… » Tout est d’une grande précision.

Se succèdent des séquences version dadaïste apportant leur cortège de trouvailles scéniques, de l’accident du début et du cri de la dame : « Mon chien, sale bourgeois ! » à l’apostrophe au public : « Spectateur, tu sentiras comme un malaise ! » La démultiplication des personnages nous plonge dans un effet miroir aux images décalées comme celles d’un kaléidoscope. Les situations burlesques et cocasses côtoient l’angoisse et le frisson, et le désarroi guette au coin du bois. « Ainsi commence un très beau jour d’été » ouvre le spectacle et tout contredit cet optimisme ensoleillé : une vieille femme bascule par la fenêtre et s’écrase au sol ; quelqu’un passe sous une voiture ; un homme sans visage et sans corps a été vu ; le rêve de l’homme jeté à la poubelle traverse le silence ; le mariage sous une volée de cloches devient le pire des cauchemars ; l’homme objet d’expérience est tué par la médecine ; la conférence pastiche ouvre sur le rien de la démonstration pédagogique ; la traversée d’un homme de petite taille inquiète ; deux hommes porte-manteaux paraissent gênés aux entournures ; et Diderot qui savait tout… mais pourquoi ? On traverse des langages qui s’emboitent et se font la révérence, des répétitions et des désarticulations : une coqueriquette, une criquette… L’énorme balancier d’une horloge se suspend au-dessus de la scène et balaye le temps, un carré rouge passe. « Le monde c’était moi. Je suis le monde. Mais le monde n’est pas toi… » Fantaisies et folies se succèdent même si le rire est parfois jaune, comme le tricycle de la jeune fille prêt à s’envoler avec son ballon, jaune aussi. « Quoi d’autre ?  Rien d’autre… Voilà. C’est tout. »

Le ludique comme expression de la révolte et comme remise en cause des conventions idéologiques, politiques et esthétiques, tels sont les textes de Daniil Harms témoin d’une époque sombre, comme le canevas de sa vie dont se sont emparés les metteurs en scène. Les acteurs leur emboitent le pas et font un remarquable travail sur la langue et les mots, l’extravagance en bandoulière, l’hétéroclite pour figures de style. En se couchant il a raté son lit permet au spectateur la découverte d’un auteur et de n’avoir pas raté la soirée avant d’aller se coucher.

Brigitte Rémer, le 18 mars 2019

Avec Elissa Alloula, Joan Bellviure, Jean-Christophe Cochard, Isabel Aimé Gonzalez Sola, Laurence Mayor, Vincent Mourlon, Pierre-Yves Poudou – lumière Jean Bellorini – scénographie Laure Pichat – création son Xavier Jacquot – costumes Agnès Falque, assistée de Marlène Hervé – Stage à la mise en scène Samantha Pelé.

Du 11 au 31 mars 2019 – Théâtre de Saint-Denis /centre dramatique national de Saint-Denis 59, boulevard Jules Guesde 93200 Saint-Denis – www.theatregerardphilipe.com – Tél. : 01 48 13 70 00 – navette retour tous les soirs vers Paris, les jeudis et samedis à Saint-Denis.