Archives par étiquette : Jean-René Lemoine

Face à la mère

© Gabrielle Voinot

Texte Jean-René Lemoine – mise en scène Alexandra Tobelaim – création musicale Olivier Mellano – au Théâtre de la Tempête/Cartoucherie de Vincennes

L’auteur donne rendez-vous à sa mère, assassinée, dans un pays qu’il ne nomme pas mais qui est aussi le sien, Haïti. Un rendez-vous pour tout ce qu’ils ne se sont pas dit. « Voici venu le moment de me présenter à vous pour cet entretien si longtemps différé. » Le parcours d’enfance ne fut pas si simple entre ce pays quitté, l’exode à Léopoldville aujourd’hui Kinshasa, l’adolescence en Belgique pour des « années pluvieuses, neigeuses, brièvement éclairées par la lumière de l’Afrique où, pendant les grandes vacances, nous allions rejoindre mon père pour un simulacre de vie familiale. » Puis l’envol vers d’autres horizons où la perfection, enfin, n’est plus obligatoire.

Écrit en trois mouvements, trois moments, précédé d’un prologue et fermé d’un épilogue, Face à la mère commence, sur scène, par le bruit du ressac, celui de l’Atlantique ou de la mer des Antilles, celui de l’ambivalence. Dans ce récitatif où se tissent douceur, douleur et pudeur apparaît le portrait contrasté d’une mère, institutrice, qui pour ses enfants recherchait l’excellence et ne savait donner le geste tendre tant attendu. Et pourtant, « Vous me manquez » écrit-il dans cette lettre qu’il lui adresse, comme une sonate au clair de lune. Et il refait le parcours : « Où sont les chemins de mon enfance ? »

Dans le premier mouvement la nouvelle qui tombe, en pleine répétition, par un coup de fil de la sœur, le retour précipité avec elle pour accompagner le dernier voyage et vider la maison. « La mère portait une jupe blanche aux mille plis et cette jupe était un conte de fée aux histoires infinies » cette même jupe avec laquelle elle est partie. « Prendre son souffle », laisser les pensées s’évader sur l’esprit des lieux, les années passées sans se voir, les questions qu’il lui pose : « A quoi pensiez-vous en quittant ce pays ? Avez-vous été heureuse à Coquillatville puis à Léopoldville… ? »

« Si je me souviens bien, jusqu’à l’âge de vingt ans j’ai été votre fils, le meilleur, puis le pire » ainsi commence le second mouvement dans lequel Jean-René Lemoine va « gratter la mémoire jusqu’à l’os » en faisant émerger les moments de difficulté, puis de cruauté. « Le premier jour de septembre vous m’avez laissé dans une cour de récréation grande comme un champ de bataille au milieu d’enfants pâles qui me dévisageaient… » La vie quotidienne s’est écoulée, l’enfant était sage comme une image et travaillait bien, pour faire plaisir. Jusqu’à ce qu’il apprenne à dire non.  « Nous étions confinés dans la cale d’un navire définitivement à quai. J’attendais que le sablier se vide pour tracer mon sillon dans des terres plus clémentes. » A l’adolescence, l’auteur apprend la solitude, l’absence, la frustration. « Je voudrais que quelqu’un caresse mon épaule. » La tension fut extrême, « nous cherchions tous les deux le mot définitif qui allait briser l’autre. »

Dans le troisième mouvement le déroulé de l’acte, l’assassinat, le taraude. « Mille fois j’ai inventé pour elle une mort un peu moins inhumaine. » Puis il fait le compte des violences et des atrocités du pays pour un triste constat : « Votre pays ne va pas bien. Votre pays se meurt depuis votre départ. » Certains mots, quelques phrases, reviennent frapper, comme le mouvement de la mer, sorte de leitmotiv musical. « Où sont les chemins de mon enfance ? »  On voudrait retenir chaque mot de cette lettre écrite « par-delà les mers et par-delà le temps », poignant monologue intérieur. « Votre main sur mes yeux » devient en juste retour « ma main sur tes yeux… »

Faire théâtre d’un texte, si vrai et si fort, est loin d’être simple. La voix de l’auteur est ici portée par trois acteurs – Stéphane Brouleaux, Geoffrey Mandon, Olivier Veillon – qui le vocalisent comme une partition de chant choral, décalent les mots en écho, ou en canon, ou les donnent à l’unisson, apportent leurs nuances et dessinent chacun une facette du fils face à la mère (travail vocal Jeanne-Sarah Deledicq). Un praticable les rapproche du public et les pendrions clairs s’écrouleront, comme s’écroulent les illusions du fils (scénographie Olivier Thomas, lumières Alexandre Martre). Trois musiciens commentent et rythment les événements (Yoann Buffeteau à la batterie, Vincent Ferrand à la contrebasse, Lionel Laquerrière à la guitare et à la voix). Olivier Mellano violoniste et guitariste, qui rassemble des artistes pour des créations musicales dans de nombreux festivals et travaille pour le théâtre, a composé la partition. Le parti-pris de mise en scène posé par Alexandra Tobelaim – directrice du NEST/Centre dramatique national transfrontalier de Thionville-Grand-Est, à la recherche de formes singulières pour le passage du langage verbal au langage scénique – est très judicieux. La démultiplication du personnage et la sobriété du plateau donnent au texte toute sa puissance poétique et affective et place la relation du fils à la mère dans une dimension archétypale et universelle.

L’écriture de Jean-René Lemoine auteur, metteur en scène et acteur, bouleverse. Il avait présenté il y a quelques années une Médée, poème enragé qu’il avait écrit et qu’il interprétait avec beaucoup de subtilité et de poésie déjà, spectacle repris au Théâtre de la Ville. Il a reçu plusieurs prix pour l’écriture dont celui de la SACD pour L’Odeur du Noir et celui du Grand Prix de la Critique pour Scarlett O’Hara. Erzuli Dahomey est entré au répertoire de la Comédie Française en 2012 et Vents contraires a été créé en 2019 à la MC93 Bobigny. Son travail est à suivre très attentivement.

Brigitte Rémer, le 13 mai 2022

Avec les acteurs : Stéphane Brouleaux, Geoffrey Mandon, Olivier Veillon – avec les musiciens : Yoann Buffeteau à la batterie, Vincent Ferrand à la contrebasse, Lionel Laquerrière à la guitare et à la voix) – création musicale Olivier Mellano – scénographie Olivier Thomas – lumières Alexandre Martre – costumes Joëlle Grossi – travail vocal Jeanne-Sarah Deledicq – son Émile Wacquiez

Du 5 au 15 mai 2022 au Théâtre de la Tempête / Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de Manœuvre, 75012 – site : la-tempete.fr – tél. : 01 43 28 36 36

Vents contraires

© Jean-Louis Fernandez

Texte et mise en scène Jean-René Lemoine, à la MC 93 Bobigny.

A navire rompu tous les vents sont contraires dit le proverbe. A défaut de navire ce sont ici les liens qui se rompent : ceux qui existaient dans le couple Marie et Rodolphe, elle ne l’aime plus et le lui hurle, lui est hagard ; ceux de Camille avec Leïla, brillante styliste un brin snob et poursuivie par l’argent, les marques et l’apparence, deux femmes dont la relation se désagrège ; ceux de Marthe, hôtesse de l’air, demi-sœur de Camille, se disant follement amoureuse de Rodolphe, stewart, son collègue, et manquant de hardiesse ; la belle Salomé vendant ses charmes et tirant son épingle du jeu entre Rodolphe aux relations tarifées, et Leïla, dans le cadre d’un nouveau contrat amoureux et professionnel qui lui offre le retour à la lumière.

Dans ce bateau-ivre de la vie et cette vague de prénoms bibliques, Marthe, Marie et Salomé, les mots de Mylène Farmer dans sa chanson intitulée Désenchantée, retenus par l’auteur comme titre de la pièce : « Tout est chaos, À côté. Tous mes idéaux : des mots Abimés… Je cherche une âme qui pourra m’aider… Dans ces vents contraires comment s’y prendre. Plus rien n’a de sens, plus rien ne va. » La scénographie et la lumière distribuent l’espace en différents plans selon les lieux des déchirements – appartement, boutique de vêtements, chambre d’hôtel, restaurant, couvent – et joue sur le reflet (scénographie Christophe Ouvrard, lumière Dominique Bruguière). Désir et non désir se bousculent, solitudes et vertiges se côtoient dans des chassés croisés flamboyants où les glissements progressifs du plaisir affleurent. Souvent courtes, les séquences se succèdent, délimitées par des noirs qui apportent du discontinu dans ces destins qui s’entrecroisent, malgré les espaces musicaux tentant de faire le lien (composition musicale Romain Kronenberg).

De ce mélodrame faut-il pleurer faut-il en rire, la fin est un quasi marivaudage avec le mariage de Marthe et Rodolphe, ce dernier essayant d’étancher son dépit après avoir été plaqué par Marie qui elle, s’est envolée pour l’Asie, et avec, cerise sur le gâteau, l’entrée au couvent de Camille. Les actrices et l’acteur portent leurs rôles avec vaillance et conviction et sont bourgeoisement habillés (costumes Pryscille Pulisciano) : Nathalie Richard dans sa colère (Marie), Alex Descas dans sa léthargie (Rodolphe), Marie-Laure Crochant dans sa naïveté (Camille), Anne Alvaro dans son excentricité (Leïla), Norah Krief dans sa réserve (Marthe) et Océane Cairaty dans sa sexualité (Salomé). On est dans le registre de la comédie humaine à gros traits et de la satire sociale d’une certaine légèreté, belle déception après le Médée poème enragé qu’avait magnifiquement écrit et interprété Jean-René Lemoine, en 2015.

Comment avancer quand les vents sont contraires ? Le spectateur surfe sur ces fragments de discours amoureux mais il ne marche pas sur l’eau, il coule à pic.

Brigitte Rémer, le 20 novembre 2019

Avec : Anne Alvaro Leïla – Océane Cairaty Salomé – Marie-Laure Crochant Camille – Alex Descas Rodolphe – Norah Krief Marthe – Nathalie Richard Marie. Scénographie Christophe Ouvrard – lumière Dominique Bruguière, assistanat Pierre Gaillardot – composition musicale Romain Kronenberg – travail vocal Donatienne Michel-Dansac – costumes Pryscille Pulisciano, assistanat Laetitia Raiteux – assistanat à la mise en scène Laure Bachelier-Mazon – construction décors Ateliers de la MC93 – Le texte est publié aux Solitaires Intempestifs.

Du 13 au 24 novembre 2019 (sauf 21 novembre) – MC 93 Maison de la Culture de Seine Saint Denis, 9 Bd Lénine, 93000 Bobigny – métro Bobigny Pablo Picasso – tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.mc93.com – En tournée : 28 novembre au 7 décembre, Théâtre National de Strasbourg – 11 au 13 décembre, Le Grand T, Nantes – 8 et 9 janvier, Maison de la Culture d’Amiens – 14 au 18 janvier, CDN de Tours/Théâtre Olympia – 22 et 23 janvier, Maison de la Culture de Bourges – 29 et 30 janvier, Théâtre de Nîmes – 6 au 8 février, Théâtre du Gymnase, Marseille.