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 معاً  / Ensemble – La langue arabe au Festival d’Avignon 2025

La 79ème édition du Festival d’Avignon a mis à l’honneur la langue arabe. Ensemble, معاً est sa devise. De nombreux débats ont été proposés dans ce cadre, au Cloître Saint-Louis, quartier général du Festival, notamment autour du Café des idées et en collaboration avec l’Agence nationale de la recherche. Nous en rapportons quelques traces.

Nabil Wakim, journaliste et réalisateur

Comment j’ai perdu ma langue (1), avec Nabil Wakim, en partenariat avec l’Institut du Monde Arabe. Journaliste et réalisateur du film Mauvaise langue, né à Beyrouth, il a quatre ans quand sa famille s’installe en France et parle de sa honte d’abord de la langue arabe, ensuite de la honte ne pas parler sa langue maternelle. Il se souvient des comptines de sa grand-mère maternelle et des questions de l’autre grand-mère : « pourquoi tu ne parles pas ta langue ? » La langue est polymorphe. Il n’y a pas une mais des langues arabes, chaque pays a la sienne et l’arabe littéral ne se parle pas. Par ailleurs il existe beaucoup de fantasmes et de nombreux amalgames autour de la langue arabe, autour du fondamentalisme et du terrorisme, de la religion et des dérives communautaires. La langue est une histoire intime et politique, dit Nabil Wakim.

Et il invite différentes personnes à apporter leurs témoignages. Ainsi Mariam, d’origine marocaine, à qui on parte arabe à la maison et qui répond en français mais qui se fait traiter de « fausse arabe » par les copines, ou Hasna qui parle du complexe de sa mère en France et du sien dans la petite ville marocaine d’où elle est issue et où elle se sent étrangère. Parmi les langues de l’immigration, turque, tamoul, serbo-croate et autres, l’arabe est la moins bien transmise, 3% seulement de lycées la proposent et certaines académies n’ont aucune proposition, les professeurs sont vacataires et 0,2% seulement des élèves l’apprennent. Les parents préfèrent diriger leurs enfants vers des cursus considérés comme plus utiles. Dans le public, le constat est le même : « on a tout fait pour nous détourner de nos langues maternelles » ou encore « je ne comprenais pas ce que disait ma mère. » L’arabe serait la langue de l’échec et le mot honte est revenu souvent. Alors, dans la quête de son identité et derrière cette fracture de la langue, comment se réapproprier sa culture d’origine ?

The Resistance Tour : comment les organisations culturelles publiques font-elles face à la montée des extrêmes ? (2) La discussion débute par une sorte d’état des lieux au niveau de l’Europe compte tenu de la montée des extrêmes droites dans un certain nombre de pays comme en Slovaquie et en Hongrie, en Serbie où le directeur du Festival international de théâtre de Belgrade/BITEF vient d’être remercié. La Déclaration de Bratislava a demandé un changement de la loi en termes de Culture et l’ouverture de l’espace. Tiago Rodrigues, metteur en scène et directeur du Festival, évoque les menaces face à la démocratie et à l’idée de service public et remet la démocratisation de la culture au centre. « La liberté est nécessaire pour que le débat existe, insiste-t-il, pour la diversité des combats, des stratégies et des projections dans l’avenir » dit-il.

Ahmer El Attar, auteur et metteur en scène égyptien

Ahmed El Attar, acteur, auteur et metteur en scène s’est formé entre l’Égypte et la France. Il dénonce l’occupation israélienne en même temps que le positionnement à l’extrême droite du Hamas et replace la Palestine dans son contexte historique. Pour lui, le geste artistique est en soi un acte de résistance, de même que toute tentative ou acte d’indépendance, dans un pays de gouvernance autoritaire où il faut apprendre à contourner la censure et à désamorcer les mécanismes d’autocensure. Il parle du festival qu’il a créé et dirige au Caire, D-Caf, plateforme internationale pour le jeune théâtre dont la 13ème édition se déroulera à l’automne prochain. Il tente, par la diversification de ses actions, de donner de l’espoir, des moyens et des outils aux jeunes créateurs de son pays, afin qu’ils créent des liens entre eux et cessent d’avoir envie de partir. En Égypte, plus de 60% de la population a moins de 22 ans rappelle-t-il. Il travaille sur la transmission et les résidences d’artistes, complémentairement aux textes qu’il écrit et met en scène. Pour lui Le geste artistique parle et doit rester humble, et il faut rassembler toujours plus de courage pour continuer à créer.

Après la modératrice, Ahmed El Attar, Hortense Archambault, Milo Rau, Argyro Chioti, Tiago Rodrigues

Argyro Chioti, auteure, metteuse en scène et directrice du Théâtre national de Grèce, à Athènes, parle des coupes sévères qu’ont subi les théâtres depuis la crise financière des années 2011/2012 et la montée de l’extrême-droite, rappelant le conservatisme lié notamment à la religion et à la société. En Grèce, dit-elle, « on ne touche pas à certains sujets et les polémiques se mettent sous le tapis. » Au regard de ces difficultés le théâtre privé s’est développé mais son ambition est de faire de l’argent et les esthétiques sont plus que discutables et souvent frappées d’homogénéité. Tous ces sujets questionnent sa pratique, à la recherche de façons de résister.

Hortense Archambault, directrice de la Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis / MC93 de Bobigny, anciennement codirectrice du Festival d’Avignon, avec Vincent Baudriller, dénonce la fragilisation du système des politiques publiques en France, et donne pour preuve la réforme de l’audiovisuel en cours et l’attaque en règle de certains lieux, qui au demeurant tentent de résister. Elle invite à fédérer les forces vives pour contrer l’extrême droite qui adore la simplification. Sa sphère d’intervention, le 93 est un poste d’observation de premier ordre. Pour elle la question du lien est une priorité car les discours de propagande parfois nous aveuglent.

Milo Rau, dramaturge et metteur en scène, directeur artistique du Wiener Festwochen à Vienne fait référence à L’Esthétique de la résistance, de Peter Weiss. Pour lui « la résistance n’a pas de forme, c’est la forme. Assez critique par rapport à l’Union Européenne il suggère de faire remonter les problèmes et d’ouvrir les débats. Il propose de préserver l’espace complexe de la dialectique et de défendre une rhétorique complexe, une poétique de la résistance. La solidarité entre institutions culturelles semble vitale et l’union, face à une extrême-droite qui se renforce, une priorité. Il faut une certaine radicalité pour créer. Tous les participants à la table ronde remarquent que quand la résistance s’organise, elle devient puissante et permet de dialoguer avec les élus locaux, de lutter contre la censure, de défendre des gestes artistiques forts, de construire des solidarités.

Conversation avec Leïla Slimani, (3) écrivaine, en partenariat avec La Nouvelle Revue Française, (Olivia Gesbert, rédactrice en chef) suivie d’un échange avec le public. « Je ne parle pas la langue arabe et cela aussi c’est le produit d’une histoire » annonce Leila Slimani. Elle parle de la complexité par la multiplicité des langues arabes : langue littérale la littéraire, langue du Coran, langue de chaque pays concerné, langues vernaculaires comme l’amazigh. Elle a fait ses études à l’école française de Rabat et vient de publier le dernier opus de sa trilogie sur le Maroc, J’emporterai le feu, après les deux premiers, Le Pays des autres et Regardez-nous danser. Chanson douce, son second roman, publié en 2016 et qui a remporté cette année-là le Prix Goncourt l’a fait connaître. Elle évoque la publication de son récit autobiographique, Le Parfum des fleurs la nuit, en 2021, où elle parle d’un lourd traumatisme familial quand son père a perdu un temps son statut, dans un imbroglio politico-financier, avant d’être blanchi quelques années plus tard, de manière posthume. Elle avait ouvert en parallèle une réflexion sur la création et l’écriture, et a signé en 2023 un essai, Sexe et Mensonge.

Leïla Slimani, écrivaine (à gauche) et Olivia Gesbert

De parents francophiles et francophones Leila Slimani fait un pont sur ses différents parcours et ses interrogations, elle se qualifie « d’analphabète bilingue. » Elle témoigne avec beaucoup de simplicité de son rapport à la langue arabe, à sa famille et reconnaît que les langues arabes se brouillent, que le littéral n’est pas parlé et que l’arabe dialectal est un mélange. Elle constate la dévalorisation de la langue arabe au profit du français et de l’anglais même si la Francophonie dans laquelle elle est engagée ne peut être forte que s’il existe d’autres langues à côté. La langue arabe est une langue de France, l’écrivaine note qu’elle reste taboue et aurait besoin d’être désidéologisée. Elle parle de frontières factices, d’un monde commun, d’un terreau commun dans lequel on vit, et cite Edouard Glissant disant : « le pouvoir de la littérature et de la poésie entraîne le changement » et Kateb Yacine, « Le français est un butin de guerre. » Elle évoque la langue arabe de la littérature à travers la Trilogie de l’écrivain égyptien Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature en 1988 – Impasse des deux palais, Le Palais du désir et Le Jardin du passé, parle de la notion d’illusion et des choses qu’on a tendance à embellir en écriture. Pour elle, le temps est comme un allié, car pour écrire la distance lui est nécessaire, l’écriture immédiate ne lui convient pas, et elle insiste sur la nécessité du dialogue intergénérationnel et de la transmission intra-familiale. Pour Leila Slimani les cultures se pollinisent et il nous faut défendre ce qui est joyeux, une même communauté. Et Mahmoud Darwich n’est jamais bien loin : « Notre histoire est la leur. N’était la différence de l’oiseau dans les étendards, les peuples auraient uni les chemins de leur idée. Notre fin est notre commencement. Notre commencement notre fin. Et la terre se transmet comme la langue… » Un texte inédit de Leila Slimani, Assaut contre la frontière, traitant de son rapport à la langue arabe, sera lu dans le cadre des programmes Fictions de France Culture au Musée Calvet.

Après le modérateur, Jack Lang et Tiago Rodrigues

Une langue arabe ? Des langues arabes ? Des origines à la pluralité (4) avec Jack Lang, président de l’Institut du Monde Arabe. – Tiago Rodrigues, metteur en scène et directeur du Festival d’Avignon – Nisrine al-Zahre, directrice du Centre de Langue et Civilisation Arabes à l’IMA – Pierre Larcher, linguiste, professeur à l’Université Aix-Marseille – Jean-Baptiste Brenet, philosophe,, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne – Ibrahim Akel, enseignant au Département d’études orientales, Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle. Tiago Rodrigues introduit la séquence. En mettant à l’honneur les langues au Festival d’Avignon, et cette année la langue arabe, il propose un autre regard sur le monde, au-delà des frontières et des nationalités. Les langues sont pour lui porteuses d’Histoire, de mémoire et d’avenir et il reprend, dans la chronologie du Festival, l’ouverture aux autres pays voulue par Vilar et ses successeurs et rappelle quelques grands noms de créateurs venus présenter leurs travaux, comme Béjart, Lavelli, Godard, Kantor. Aujourd’hui, tout en refusant l’instrumentalisation de la langue, il reconnaît que la langue arabe s’est imposée, sur fond de massacres et de crimes de guerre à Gaza.

De droite à gauche : Nisrine al-Zahre, le modérateur, Jean-Baptiste Brenet, Pierre Larcher, Ibrahim Akel

Jack Lang, président de l’Institut du Monde Arabe, milite pour le plurilinguisme. « La langue arabe est une chance pour la France » dit-il, tout en reconnaissant qu’on devrait développer l’offre d’apprentissage dès le CP, en tant qu’ancien ministre de l’Éducation Nationale il le sait d’autant. De même on la trouve peu dans les collèges, les lycées et les universités alors, dit-il qu’il y a un réel désir de langue arabe. Il parle d’excommunication, de racisme, de bêtise et d’ignorance dans la manière dont on s’est détourné de la langue arabe. D’une grande richesse sémantique, c’est la 5ème langue parlée dans le monde et l’une des plus anciennes. Elle fait partie de notre histoire et on lui doit beaucoup notamment pour les sciences, l’algèbre et les chiffres, mais aussi comme « pont entre le monde antique et le monde occidental. »

Nisrine al-Zahre, directrice du Centre de Langue et Civilisation Arabes à l’IMA parle de la migration et de la répartition des langues arabes au Moyen-Orient et de la poésie pré-islamique, proche de l’araméen et de l’hébreu, deuxième support de la langue arabe après le Coran. Elle parle de la sanctuarisation et standardisation de la langue (sans la vocalisation des voyelles), de la nécessité de stabiliser l’orthographe, des variétés nationales et dialectales.

Jack Lang et Tiago Rodrigues

Pierre Larcher, linguiste, professeur à l’Université Aix-Marseille, auteur de Le Cédrat, La Jument et La Goule, parle de trois poèmes préislamiques sur lesquels il s’est penché – datant d’avant le Coran et représentant des milliers de vers écrits par une centaine de poètes et poétesses. Il évoque le diwan/recueil exhaustif de l’œuvre d’un poète, les makalakat/anthologies, du passage de l’oral à l’écrit, de la rime, des codex et épigraphes. Il évoque Al-Kitab, le livre mère de la grammaire arabe, de Sībawayh et évoque les persans arabisés comme premiers grammairiens.

Jean-Baptiste Brenet, philosophe, spécialiste de philosophie arabe et latine, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne où il enseigne l’histoire de la philosophie arabe médiévale ou classique s’intéresse principalement à Averroès (Ibn Rushd, 1126/1198) et la philosophie andalouse. Il a publié en 2024 : Le dehors dedans. Averroès en peinture. Il définit la philosophie arabe comme une pensée écrite en arabe et qui relève de la pensée grecque. En 529 il note que la dernière école philosophique grecque fermait, que le savoir disparaissait du monde grec et passe dans le monde arabe.

Ibrahim Akel, enseignant au Département d’études orientales, Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle parle de ses travaux sur les textes fondamentaux de la culture orientale : Mille et une Nuits, issu de la tradition orale, dont le texte d’origine indienne fut transmis à la Perse ; ainsi que de Kalila et Demna, une fable animalière à la vision assez tragique sur la condition humaine, dont le but  était d’éduquer princes et gouverneurs.

Proche-Orient, les conditions de la paix (5), débat organisé par la Licra/Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, avec Ofer Bronchtein, président et co-fondateur du Forum international pour la paix, Eva Illouz, sociologue, Alain Blum membre du Bureau exécutif, Abraham Bengio, président de la Commission Culture à la Licra. Ofer Bronchtein annonce la couleur : cela fait trente ans que Netanyahou – Premier ministre d’Israël de 1996 à 1999, de 2009 à 2021 et à nouveau à partir de 2022 – a kidnappé le peuple d’Israël et qu’il s’agit de s’opposer à sa coalition d’extrême-droite. Il parle de la faillite morale de l’État hébreu et du démantèlement de la démocratie. Il fait lecture de la lettre adressée par Mahmoud Abbass, président de l’État de Palestine au Premier ministre d’Arabie Saoudite, Mohammed Ben Salmane, revendiquant le droit de la Palestine à la souveraineté, dit l’urgence de reconnaître les deux peuples et de créer un nouveau narratif. Il refait le film de l’Histoire, rappelant que cela fait près d’un siècle que les deux peuples vivent sur la même terre et que de facto la population palestinienne est incluse dans l’État d’Israël.

Eva Illouz était pressentie pour recevoir le Prix Israël et le ministre de l’Éducation d’Israël a mis son veto. La sociologue avait en effet recueilli plus de cent-vingt signatures sur un document montrant les exactions des soldats israéliens à l’égard des Palestiniens. Le problème de la haine, réciproque, est pour les intervenants un des problèmes centraux. Amos Gitaî, réalisateur et metteur en scène, confirme depuis la salle, la toxicité de Netanyahou. Pour lui un consensus semble acquis quant à la nécessité et à l’urgence de reconnaître l’État de Palestine. Les échanges se sont poursuivis, les intervenants convenant de la destruction aveugle de la vie à Gaza – qui ne fait que continuer – mais n’ont pas énoncé le mot de génocide. La fin du débat, qui s’est aussi prolongé en coulisses, a révélé une certaine animosité et agressivité, certains dans l’auditoire demandant des comptes quant à l’oubli de nommer les choses par leur nom, à savoir le génocide en cours à Gaza.

Elias Sanbar et Dominique Sanbar

Conversation avec Elias Sanbar (6) historien, poète, essayiste et traducteur, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco et Olivia Gesbert, rédactrice en chef de la Nouvelle Revue Française. Né en 1947 à Haïfa – en Palestine mandataire, actuel Etat d’Israël – Elias Sanbar était le traducteur du grand poète Mahmoud Darwich / محمود درويش, disparu en 2008. Il ouvre la séance sur sa parole : « L’exil a été généreux » disait-il, et Elias Sanbar se reconnaît dans cette parole. Il donne pour référence Edward Wadie Saïd / إدوارد وديع سعيد, universitaire, théoricien littéraire et critique palestino-américain qui, en 1998, faisait le récit de ses années de formation : « Je suis né à Jérusalem et j’y ai passé la plupart de mes années d’écolier, ainsi qu’en Égypte, avant mais surtout après 1948, quand tous les membres de ma famille sont devenus des réfugiés… » La langue maternelle on ne vous l’apprend pas, poursuit-il. sa famille avait une grande fierté de la langue arabe.

Elias Sanbar dit être retourné en Palestine pour la première fois en 1984 voir sa maison natale. Il est retourné à la frontière pour refaire à l’envers le parcours qu’avait fait sa mère en le portant, avec le besoin de le reprendre pour l’effacer. Et il se souvient de son père lui disant : « Ouvre-toi à tout ce qui t’entoure là où tu seras. » Et s’il parle de transmission à sa famille il dit simplement « ils se sont emparés du sujet. » En 1981 il a participé à la fondation de la Revue d’études palestiniennes, écrit de nombreux articles et ouvrages, dont en 2010 le Dictionnaire amoureux de la Palestine. Dominique, son épouse, a lu le texte qu’un Indien avait énoncé à Seattle en 1999 lors de la seconde réunion ministérielle de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) – qui fut un échec retentissant : « Des gravats de notre terre nous verrons notre terre, laissez donc un sursis à la terre. Il y a des morts dans nos champs qui éclairent la nuit des papillons… » Et pour conclure avec la langue, Elias Sanbar dit se reconnaitre deux premières langues : « Je suis devenu Français par la langue, et j’ai une histoire amoureuse avec la langue arabe » comme il se reconnaît aussi deux lunes, « l’une dans le ciel, l’autre dans l’eau qui marche. »

Le choix du Festival d’Avignon et de son directeur, Tiago Rodrigues s’était porté pour cette 79ème édition sur la langue arabe, en soi ce fut déjà une superbe idée et qui collait à l’affligeante actualité de la guerre à Gaza. On peut regretter l’absence de textes dramatiques qui se sont trouvés réduits à leur plus simple expression – j’en vois deux, Chapitre 4 du Syrien Wael Kadour (cf. Ubiquité-Cultures du 27 juillet 2025) et Yes Daddy, des Palestiniens Bashar Murkus et Khulood Basel (cf. Ubiquité-Cultures du 29 juillet 2025). En revanche on a pu apprécier de nombreux gestes chorégraphiques forts venant de différents pays de la Méditerranée et du Moyen-Orient – rapportés dans nos différents articles du mois de juillet 2025 – et des débats de très haute qualité tels que nous en rapportons une partie ci-dessus, et qui donnent du grain à moudre. En cela, la 79ème édition fut réussie, autour du concept proposé, معاً Ensemble !

Brigitte Rémer, le 31 juillet 2025

Débats, au Cloître Saint-Louis, Festival d’Avignon, dans le cadre du Café des idées et en partenariat – (1) Dimanche 6 juillet à 11h30, Comment j’ai perdu ma langue, avec Nabil Wakim, journaliste, en partenariat avec l’Institut du Monde Arabe – (2) Mardi 8 juillet, à 10h, The Resistance Tour : comment les organisations culturelles publiques font-elles face à la montée des extrêmes ? avec Hortense Archambault, directrice de la Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis / MC93 de Bobigny – Ahmed El Attar, auteur, metteur en scène et directeur du Festival D-Caf (Le Caire) – Argyro Chioti, autrice, metteuse en scène et directrice du Théâtre national de Grèce (Athènes) – Milo Rau dramaturge et metteur en scène de La Lettre, directeur artistique du Wiener Festwochen (Vienne) – en partenariat avec le Wiener Festwochen – (3) Mercredi 9 juillet à 10h, Conversation avec Leïla Slimani, écrivaine, et Olivia Gesbert, rédactrice en chef de la Nouvelle Revue Française – en partenariat avec La NRF – (4) Dimanche 13 juillet à 11h30, Une langue arabe ? Des langues arabes ? Des origines à la pluralité, avec Jack Lang, président de l’Institut du Monde Arabe – Tiago Rodrigues, metteur en scène et directeur du Festival d’Avignon – Nisrine al-Zahre, directrice du Centre de Langue et Civilisation Arabes à l’IMA – Pierre Larcher, linguiste, professeur à l’Université d’Aix-Marseille Jean-Baptiste Brenet, philosophe, spécialiste de philosophie arabe et latine, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne – Ibrahim Akel, enseignant, Département d’études orientales, Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle – en partenariat avec l’Institut du Monde Arabe et l’Agence Française du Développement/AFD – (5) Mardi 15 juillet à 12h, Proche-Orient, les conditions de la paix, débat organisé par la Licra/Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, avec Ofer Bronchtein, président et co-fondateur du Forum international pour la paix – Eva Illouz, sociologue – Alain Blum membre du Bureau exécutif – Abraham Bengio, président de la Commission Culture – (6) Mercredi 16 juillet à 10h30, Conversation avec Elias Sanbar, historien, poète et traducteur, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco et Olivia Gesbert, rédactrice en chef de la Nouvelle Revue Française, en partenariat avec La NRF – crédit photo © Brigitte Rémer.

Ce que la Palestine apporte au monde

© MNAMCP/ Nabil Boutros (1)

Exposition, du 31 mai au 19 novembre 2023 – Commissaire général Élias Sanbar, écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, président du conseil d’administration du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine, à l’Institut du Monde Arabe.

Depuis 2016, l’Institut du Monde Arabe abrite en ses murs la collection du futur Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine, une collection solidaire d’environ quatre cents œuvres constituées de dons d’artistes, réunie à l’initiative d’Elias Sanbar, écrivain et ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, et coordonnée par l’artiste Ernest Pignon-Ernest qui avait, dans le même esprit de combat contre la dictature militaire, contribué à la création d’un musée Salvador Allende, à Santiago du Chili. Nous avions rendu compte de ce projet utopique d’un Musée Palestinien dans nos éditions précédentes (cf. www.ubiquité-cultures.fr : 18 mars 2018, Nous aussi nous aimons l’art – 23 septembre 2020, Couleurs du monde.) L’élargissement de la collection suit son cours, au gré des donateurs, les artistes palestiniens, exilés sur leur propre terre, y dialoguent avec les artistes du monde arabe et la scène internationale.

© Collectif HAWAF (2)

Avec Ce que la Palestine apporte au monde, l’IMA confirme en 2023 la vitalité de la création palestinienne et l’effervescence culturelle du pays, dans et hors le territoire, et propose une approche muséale plurielle. L’exposition montre en trois volets la diversité des courants et des techniques – peintures, dessins, sculptures, photographies -. Le premier volet présente un regard orientaliste avec quelques photographies issues d’un fonds inédit du XIXe siècle, colorisées par la technique du photochrome à partir d’un film négatif noir et blanc et de son transfert sur plusieurs plaques lithographiques, ainsi Samarie, la colonnade et Bethléem. Le second volet construit le regard artistique d’aujourd’hui à travers une sélection d’œuvres contemporaines – pour n’en citer que quelques-unes : La Longue marche de Paul Guiragossian, huile sur toile (1982), Histoire de mon pays d’Ahmed Nawach, (1984), les sérigraphies grands formats réalisées par Ahmad Khaddar (2019), La Foule, une huile sur toile de Soleiman Mansour (1985), les eaux fortes de Noriko Fuse (2017/18/20), Chant de nuit, de François-Marie Anthonioz (1949), un fusain sur papier marouflé sur toile, Ce(ux) qui nous sépare(nt) de Marko Velk, une photographie de Mehdi Bahmed représentant une scène d’intérieur où deux hommes de deux générations différentes, l’un assis, l’autre debout à la fenêtre, regardent dans la même direction (2017), deux grosses jarres en céramique de l’artiste espagnole Beatriz Garrigo, une sérigraphie d’Hervé Télémaque (1970), les acryliques sur toile de Samir Salameh. Au sein de cette seconde partie est montré le projet du Musée Sahab / nuage en arabe, porté par le collectif Hawaf qui se compose d’artistes et d’architectes. Son ambition est de rebâtir une communauté à Gaza et de sortir cette bande de terre palestinienne de son isolement grâce à l’espace numérique et à la réalité virtuelle. L’Association s’engage dans la construction d’un musée contre l’oubli un musée sans frontière, faisant acte de résistance en proposant des ateliers entre les artistes de toutes disciplines et les habitants, et en stimulant la création d’œuvres d’art digitales, autour du patrimoine palestinien : « Le seul moyen de rêver c’est de regarder le ciel… » disent-ils.

Michael Quemener © IMEC (3)

Le troisième volet de l’exposition montre les archives palestiniennes de Jean Genet à partir de deux valises de manuscrits qu’il avait remises à son avocat, Roland Dumas, en 1986. Cette partie est réalisée à l’initiative d’Albert Dichy, spécialiste de son œuvre et directeur littéraire de l’Institut des mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), avec lequel l’IMA a réalisé un partenariat. Synthèse de la vie de Genet, ces valises témoignent d’un joyeux désordre, on y trouve des textes, papiers, factures, numéros du journal L’Humanité, enveloppes adressées à Gallimard son éditeur, enveloppes aux adresses rayées qui lui sont adressées, traces de son compagnonnage avec les Black Panthers : « J’aimais le phénomène Black Panthers, dit-il, j’en étais amoureux. »

J. Genet © Artbribus/ ADAGP (4)

Ces valises racontent aussi l’histoire d’un écrivain qui, à l’âge de cinquante ans, renonce à la littérature et qui fut l’un des premiers européens à pénétrer dans le camp de Chatila le 19 septembre 1982. Il accompagnait à Beyrouth Leïla Shahid devenue présidente de l’Union des étudiants Palestiniens quand, le 16 septembre, eurent lieu les massacres de Sabra et Chatila – plus de trois mille Palestiniens décimés par les milices libanaises, avec l’active complicité de l’armée israélienne qui venait d’envahir le Liban. Dans les mois qui suivent, Genet écrit Quatre heures à Chatila, publié en janvier 1983 dans La Revue d’études palestiniennes. « Pour moi, qu’il soit placé dans le titre, dans le corps d’un article, sur un tract, le mot « Palestiniens » évoque immédiatement des feddayin dans un lieu précis – la Jordanie – et à une époque que l’on peut dater facilement : octobre, novembre, décembre 70, janvier, février, mars, avril 1971. C’est à ce moment-là et c’est là que je connus la Révolution palestinienne. L’extraordinaire évidence de ce qui avait lieu, la force de ce bonheur d’être se nomme aussi la beauté. Il se passa dix ans et je ne sus rien d’eux, sauf que les feddayin étaient au Liban. La presse européenne parlait du peuple palestinien avec désinvolture, dédain même. Et soudain, Beyrouth-Ouest… » Il rencontre de nombreux Palestiniens dans leur exil, se lie d’amitié avec Ania Francos grand-reporter et écrivaine militante et Bruno Barbey, photographe-reporter à Magnum. L’exposition montre aussi une Étude pour Genet, de Ernest Pignon Ernest, pierre noire sur papier (2010), un Portrait de Genet, papier collé sur carton extrait de Poètes de Mustapha Boutadjine (2008). « All power to the people…» un portrait de Marc Trivier (1985) où l’écrivain est assis sur un banc, main gauche dans la poche, écharpe, blouson chaud, il regarde l’objectif : « On me demande pourquoi j’aime les Palestiniens, quelle sottise ! Ils m’ont aidé à vivre » dit-il.

M. Darwich. © MNAMCP/Nabil Boutros (5)

La figure emblématique de Mahmoud Darwich, poète engagé dont l’absence « met fin à l’espoir » comme l’écrivait Bernard Noël, reste très présente et l’écho de sa voix déclamant ses longs poèmes tragiques, demeure. Éloge de l’ombre haute – poème documentaire issu de « Nous choisirons Sophocle » prend ici la forme d’un Hymne gravé à quatre mains, gravure et calligraphie signées de Rachid Koraïchi et Hassan Massoudy. Plusieurs portraits du poète habitent l’exposition : Une photo de Ernest Pignon-Ernest qui l’avait représenté à Jérusalem debout au coin d’une rue et regardant la ville, Mahmoud Darwich, Marché à Ramallah (2009) ; un gros plan de Mustapha Boutadjine Portrait-collage de Mahmoud Darwich, extrait de Poètes (2008), comme il avait représenté Victor Jarra, Pablo Neruda et Salvador Allende pour le Chili en 2004 ; des photographies de Marc Trivier, Pour Mahmoud Darwich (2008) et Mahmoud Darwich à Sarajevo/Mostar I, II et III. Dans les poèmes – traduits en français par Elias Sanbar – se lit l’exil, intérieur et géographique, son expérience multiple : « Ma patrie, une valise, ma valise, ma patrie. Mais… il n’y a ni trottoir, ni mur, ni sol sous mes pieds pour mourir comme je le désire, ni ciel autour de moi pour que je le trouve et pénètre dans les tentes des prophètes. Je suis dos au mur. Le mur / Écroulé ! »

© MNAMCP/ Nabil Boutros (6)

Avec Ce que la Palestine apporte au monde, le pays est célébré en majesté, selon les mots de Jack Lang, Président de l’IMA, et les œuvres internationales rassemblées croisent toutes les disciplines, portant haut l’excellence artistique dans « une volonté collective de rendre justice à la Palestine, dans son Histoire et sa créativité. » L’exposition s’inscrit dans une seule démarche, la quête des Palestiniens vers la réappropriation, par l’image, de leur propre récit. Les œuvres racontent le pays à travers l’Histoire et se projettent dans son avenir. Elles rejoindront le Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine voulu par Elias Sanbar, « véritable pari sur une terre encore occupée. » Et comme l’écrit Genet en 1988, méditant sur le rôle de l’art : « L’art se justifie s’il invite à la révolte active, ou, à tout le moins, s’il introduit dans l’âme de l’oppresseur le doute et le malaise de sa propre injustice. »

Brigitte Rémer, le 30 juin 2023

Légendes des photos – (1) Bruce Clarke Too sare 2 (fer), 2010 Don de l’artiste Collection du Musée d’art moderne et contemporain de la Palestine Palestine © MNAMCP/ Nabil Boutros – (2)  L’Avenir du nuage, dessin (détail), 2022. Musée des Nuages, collectif Hawaf © HAWAF –  (3) Les Valises de Jean Genet, Michael Quemener © IMEC – (4) Mustapha Boutadjine, Jean Genet. Paris 2008, graphisme collage, extrait de « Poètes » – (5) Marc Trivier, Portrait de Mahmoud Darwich, 2008, Sarajevo Don de l’artiste Collection du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine © MNAMCP/Nabil Boutros – (6) Alexis Cordesse Salah Ad-Din Street, Jérusalem-Est, Territoires occupés, 2009 Don de l’artiste. Collection du Musée d’art moderne et contemporain de la Palestine © MNAMCP/ Nabil Boutros.

Commissariats : commissaire général Élias Sanbar, écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’UNESCO, président du conseil d’administration du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine – commissaire associée Marion Slitine, anthropologue, chercheure postdoctorale (EHESS/MUCEM), auteure d’une thèse sur l’art contemporain de Palestine – commissaire de l’exposition Les valises de Jean Genet Albert Dichy, directeur littéraire de l’IMEC, spécialiste de Jean Genet, éditeur de ses textes posthumes et codirecteur de l’édition de son Théâtre complet dans la « Bibliothèque de la Pléiade » – commissariat IMA Éric Delpont, conservateur des collections, assisté de Marie Chominot.

Artistes exposés : Hamed Abdalla, Jef Aérosol, Amadaldin Al Tayeb, Jean-Michel Alberola, François-Marie Antonioz, Mehdi Bahmed, Vincent Barré, François Bazin Didaud, Serge Boué-Kovacs, Mustapha Boutadjine, Jacques Cadet, Luc Chery, Bruce Clarke, Alexis Cordesse, Henri Cueco, Marinette Cueco, Noël Dolla, Bruno Fert, Anne-Marie Filaire, Noriko Fuse, Garrigo Beatriz, Christian Guémy alias C215, Anabell Guerrero, Stéphane Herbelin, Mohamed Joha, Valérie Jouve, Ahmad Kaddour, Robert Lapoujade, Julio Le Parc, Patrick Loste, Ivan Messac, May Murad, Chantal Petit, Pierson Françoise, Ernest Pignon-Ernest, Samir Salameh, Antonio Segui, Didier Stephant, Hervé Télémaque, Marc Trivier, Jo Vargas, Vladimir Velickovic, Marko Velk, Gérard Voisin, Jan Voss, Fadi Yazigi, Stephan Zaubitzer et Hani Zurob – Une programmation culturelle variée accompagne l’exposition : concerts, colloques, ateliers, cinéma, rencontres littéraires – publication :  Les Valises de Jean Genet par Albert Dichy, éditions IMEC.

Exposition du 31 mai au 19 novembre 2023, du mardi au vendredi de 10h à 18h, samedi et dimanche de 10h à 19h. Fermé le lundi – Institut du Monde Arabe, 1 Rue des Fossés Saint-Bernard, Place Mohammed-V, 75005 Paris – métro : Jussieu – site : www.imarabe.org

Pour un musée en Palestine

“Al-Thawra/La Révolution” – Abdalla Hamed – 1968

Nous aussi nous aimons l’art, exposition à l’Institut du Monde Arabe.

Cette seconde édition présente les nouvelles donations solidaires d’artistes européens et arabes collectées pour le futur Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine. Elias Sanbar, Ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, poursuit le travail engagé. Plus de six mille visiteurs avaient vu la première édition, en 2017. A ses côtés, le plasticien Ernest Pignon Ernest met en relation les artistes et le projet, en vue de couvrir toutes les tendances de la création contemporaine des cinquante dernières années. Le partenariat avec l’Institut du Monde Arabe par la signature d’une convention en 2015, confirme l’engagement de son Président, Jack Lang.  L’exposition est dédiée à Henri Cueco, peintre et écrivain récemment disparu.

Sur le même mode que le Musée Salvador Allende pour le Chili créé pendant la dictature militaire ou que le Musée de l’exil porté par la diaspora d’Afrique du Sud pour dénoncer l’apartheid, le Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine porte haut l’excellence artistique. Elias Sanbar en trace les contours, avec toute la fierté du mot national qui résonne dans l’intitulé et le devoir de tout état dit-il, « de garantir l’accès à l’art pour tous, un véritable pari sur une terre encore occupée. »

Les œuvres internationales rassemblées croisent toutes les disciplines : peintures, aquarelles, photographies, bandes dessinées, installations et sculptures. Ainsi, une peinture de technique mixte d’Hamed Abdalla, Al-Thawra/la Révolution, artiste engagé tant dans ses écrits sur l’art et la philosophie que dans ses recherches plastiques sur le graphisme de la langue ; les lithographies de Robert Combas, leader du mouvement Figuration libre, et d’Hervé Di Rosa, entre arts populaires, bande dessinée et science-fiction ; les photographies de Bruno Fert aux paysages désertiques, aux maisons abandonnés ; celles de Marc Trivier faisant le portrait d’artistes, comme Jean Genêt, auteur de Sabra et Chatila suite aux massacres de 1982, ou de Mahmoud Darwish, grand poète de l’exil – La Palestine comme métaphore, La terre nous est étroite, La trace du papillon, auteur de bien d’autres œuvres, traduites par Elias Sanbar ; un dessin aquarelle de Jacques Ferrandez, Cimetière de Chatila issu de sa série « Carnets d’Orient » ; 2015/435a, une peinture sur tissu de Claude Viallat, du mouvement critique Supports/Surfaces, qui pose des empreintes géométriques sur des toiles dans une couleur à l’unisson ; la série de lithographies de Rachid Koraïchi, Les maîtres de l’invisible, allant de Rûmi à Attar, de Sidi Boumedienne à Hâllaj ; de la série Beyond/Au-delà de Nabil Boutros, une photographie, grille de mots arabes en écriture kufique qui ressemble à un moucharabieh occultant la réalité : « Les images, montrent-elles ce qu’elles donnent à voir ou cachent-elles ce que l’on ne voit pas ? » questionne-t-il.

On pourrait citer tous les artistes solidaires du projet, la collection s’enrichit au jour le jour et le Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine devient ainsi un véritable projet collectif. Il met en exergue « la force morale, politique et intellectuelle de tout un peuple » comme le signifie Elias Sanbar qui milite pour la beauté, la paix et la justice. « La Palestine, parfois oubliée des cénacles internationaux » comme le dit Jack Lang, est en marche. Avec l’aide du directeur du Musée de l’IMA, Eric Delpont, les œuvres sont répertoriées avec soin et stockées sur place. Avant de trouver leur localisation en Palestine, dans un lieu et bâtiment qui ne les mettent pas en péril, elles voyageront en expositions itinérantes.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2018

Du mardi au vendredi de 10h à 18h,samedi, dimanche et jours fériés de 10h à 19h –  Institut du monde arabe 1, rue des Fossés-Saint-Bernard/
Place Mohammed V – 75005 – www.imarabe.org – Une partie des recettes de l’exposition sera reversée à l’Association d’Art moderne et contemporain de la Palestine.

 

Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire

Evangéliaire de Rabbula – VIème siècle Syrie © Biblioteca Medicae Laurenziana

Institut du Monde Arabe, Paris – En coproduction avec le MuBA Eugène Leroy, musée des Beaux-Arts de Tourcoing – Commissaires d’exposition : Elodie Bouffard et Raphaëlle Ziadé.

Cette grande exposition, intitulée Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire présentée à l’Institut du Monde Arabe, est un événement en soi et une grande première en Europe. Elle montre, avec plus de trois cents œuvres exposées, qu’il existe une culture chrétienne forte dans le Proche et le Moyen-Orient et traduit un geste fort posé par Jack Lang, Président de l’IMA et son partenaire, la ville de Tourcoing, dont Gérald Darmanin est Maire. Réalisée en dialogue avec L’œuvre d’Orient et les différentes communautés, elle parle du partage de valeurs communes dans un monde multiculturel où vivent des arabes chrétiens et des arabes musulmans.

Le christianisme s’est constitué en Orient et s’exprime à travers des églises chrétiennes de différentes philosophies et pratiques : l’église syriaque d’Orient avec les chaldéens et les assyriens, autrefois appelés nestoriens ; l’église syriaque d’Occident ; l’église Maronite dont le siège est au Liban ; l’église Copte d’Egypte qui comporte une branche catholique ; l’église grecque, avec les Grecs orthodoxes et les Melkites. Structurée en quatre parties, l’exposition s’attache à une aire géographique correspondant à six pays arabes actuels : l’Irak, le Liban, la Syrie, la Jordanie, les Territoires Palestiniens, l’Egypte. Elle évoque la présence arménienne dans la région et la diversité confessionnelle en terre sainte.

La première partie de l’exposition, Ier-VIème siècle – Naissance et développement du Christianisme en Orient témoigne d’une communauté de destins et rassemble des chefs-d’œuvre de différents pays. C’est sur les pas du Christ et de ses apôtres que s’est construit le christianisme, implanté sur les rives du Bosphore entre la Méditerranée et l’Euphrate. En raison des persécutions qui, dès le commencement, ont eu lieu, les chrétiens s’organisent et créent des lieux de culte clandestins, notamment en Syrie. De ces domus ecclesiae, il reste des fresques dont deux, précieuses, présentées ici exceptionnellement grâce à la Yale University Art Gallery qui a accepté de les prêter : La guérison du paralytique et Le Christ marchant sur les eaux (Syrie IIIème siècle). On trouve, dans cette première partie de l’exposition, des stèles sculptées dans la pierre, des chapiteaux, des pendentifs, des amulettes et des croix provenant d’Egypte et du Liban et de nombreuses pièces, uniques, qui surgissent de l’Histoire. Ainsi d’Egypte, parmi d’autres La Tenture au Jonas, une tapisserie en lin et laine (IIIème Vème siècle) et une icône représentant Saint-Marc tenant le livre des Evangiles, peinture à l’encaustique sur bois de sycomore (VIème siècle) ; de Jordanie, une mosaïque de pavement, Mosaïque avec une paire de chèvres autour d’un palmier-dattier (535) et, de Syrie une pièce exceptionnelle, L’Evangéliaire de Rabbula, manuscrit enluminé sur papier (VIème siècle). A partir de 313, après l’Edit de Milan (ou de Constantin) qui accorde la liberté de culte à toutes les religions, de nombreuses églises se sont construites dans tout l’Empire Romain. En témoignent de superbes pièces d’orfèvrerie telles que des calices et des encensoirs, des lampes de suspension, des moules à hosties, des plats et des vases.

Autre caractéristique de cette époque, à partir du IIIème siècle se fondent des monastères, tout d’abord en Egypte – avec les Pères du désert, notamment Antoine, considéré comme le père du monachisme, et Pacôme qui se retirent dans le désert – puis en Transjordanie, en Syrie et en Mésopotamie. Deux icônes venant du Monastère de Baouit en Egypte représentent l’une le Portrait d’un moine copte, l’autre un Portrait copte, Frère Marc (VIème-VIIème siècle). La figure de Saint Syméon Stylite devient emblématique. Une fresque le montre en haut de sa colonne où il passa les trente dernières années de sa vie, Saint Syméon Stylite l’Ancien et Saint Syméon Stylite le Jeune (icône attribuée à Yüsuf al-Misawwir, collection Abou Adal, Syrie).

 La seconde partie de l’exposition, VIIe-XIVe Siècle – Les Églises orientales après la conquête arabe parle de ce moment où, au VIIème siècle, des califats arabes s’installent, morcelant le territoire et instaurant la religion musulmane comme religion d’état. Après la conquête, les populations,   majoritairement chrétiennes, conservent leur religion, leurs lieux de culte et leurs institutions et gardent un rôle important dans les administrations, la vie sociale et intellectuelle. Après le Concile de Nicée, en 787, les églises développent leur style propre et se couvrent d’images. Cette partie de l’exposition montre le pouvoir des images et interroge leur place dans la religion : ainsi les icônes coptes d’Egypte et les panneaux de bois peints de l’église suspendue El Muallaqa, au Caire ; l’apparition des iconostases, de pierre ou de bois, séparant l’espace sacré de l’espace profane ; les images liturgiques qu’on trouve dans le mobilier et le décor des églises tels que ces deux Flabellum syriaques, des éventails liturgiques qui ont en leur centre l’image de la Vierge à l’Enfant (Deir Souriani, Egypte XIIème). Les icônes deviennent des objets de culte. On y trouve entre autre, venant d’Egypte, le Fragment d’une icône avec représentation du Christ (VIIème VIIIème) et une plaque avec Saint-Ménéas (Chaire de Grado) dans l’extrême finesse d’un ivoire sculpté (VIIème siècle) ; de Syrie, ce Tissu de soie avec scène de l’Annonciation (vers 800) une soie polychrome avec tissage en sergé. La langue arabe par ailleurs, s’intègre dans la liturgie et la Bible est traduite en arabe dès le IXème siècle. L’exposition présente des manuscrits rares en copte, syriaque, grec et arabe dans une scénographie circulaire très réussie et sonorisée avec les hymnes correspondant à chaque rite. On lit, à travers les objets présentés dans cette partie de l’exposition, les interactions entre les civilisations chrétienne et musulmane, ainsi, venant de Syrie, un Fragment d’un plat à la descente de croix (fin du XIIIème), une Bouteille décorée de scènes monastiques vraisemblablement soufflée par un artisan musulman pour un commanditaire chrétien (milieu du XIIIème) ou encore une Aiguière à iconographie chrétienne et islamique (XIIIème). Le temps des croisades, entre le Xème et le XIIIème siècle, marque le recul des chrétiens d’Orient, intervenant à différents moments, selon les pays : à partir du Xème siècle c’est en Irak et en Syrie, au XIVème siècle en Egypte, avec la marginalisation de la communauté copte.

La troisième partie de l’exposition, XVe-XXe Siècle – Les Églises orientales entre Orient et Occident montre comment, au XVème siècle, se nouent des alliances diplomatiques, intellectuelles et commerciales dans le nouvel Empire Ottoman où se trouvent les chrétiens de Mésopotamie, de Syrie et d’Egypte. Ainsi le système dit des capitulations règlemente les interventions des puissances européennes avec les populations chrétiennes et sont consignées dans des firmans. Le Firman ottoman Soliman I expulsant les Franciscains du Cénacle en 1500 est couvert d’une écriture fine, avec encre et or sur feuille de papier en rouleau. C’est un moment où se développent les relations entre l’Orient et l’Occident, notamment par l’apprentissage des langues orientales en Europe, et la recherche, par les imprimeurs français et italiens, de la manière de restituer la typographie arabe. L’exposition présente ainsi des manuscrits, des poinçons et des plaques de cuivre comportant différents alphabets, et des bibles. C’est un moment où s’organisent des pèlerinages et se renouvellent les icônes. A Alep, au XVIIème siècle, se créent des écoles spécialisées dans les icônes qui ouvrent sur des dynasties d’artistes chrétiens enlumineurs et miniaturistes – ainsi la dynastie des al-Musawwir -. A Beyrouth, Jérusalem, Damas, Le Caire, existe le même mouvement et la même dynamique artistique, et l’on trouve parfois sur les icônes des caractères arabes à côté de la figure du Christ. Au XVIIIème siècle se structure un véritable art de l’icône chrétienne.

La quatrième partie de l’exposition, XXe au XXIe Siècle – Être chrétien dans le monde arabe aujourd’hui parle à la fois d’exil, d’exode, et d’un renouveau culturel et religieux. Elle présente, sous vitrines, des revues et des journaux – Al-Hilal-Le Croissant, Al Manâr-Le Phare, Al Muqtata-L’Emprunt – qui témoignent de la volonté de créer une culture arabe commune. Elle montre des objets et des photographies, des pendentifs, des statues représentant la Vierge, des autels de rue au Liban, dédiés à deux saints maronites Rifqa et Charbel, Houda Kassatly les a photographiés, à Beyrouth. Autre démarche, Vincent Gelot, alors jeune étudiant parti à la rencontre des églises d’Orient en 4L entre 2012 et 2014, présente son récit de voyage sous forme d’un grand Livre d’or : ceux qu’il a rencontrés ont déposé un message, un dessin, une prière. Cette dernière partie de l’exposition montre les regards d’artistes contemporains inscrits dans l’histoire collective de territoires confrontés à des situations politiques et sociales très diverses. Sa présentation est assez disparate et manque d’ambition. Lara Tabet, de Beyrouth, présente une série intitulée Pénélopes (2013), Michele Borzoni avec Inch’Allah-Si Dieu le veut évoque, à travers huit photographies, l’ancienneté et la contemporanéité de la présence chrétienne en Jordanie et au Liban (2013), Roger Anis Blessed Marriage construit un scénario sur le mariage à partir de six photographies et de petits messages accrochés, comme des bouteilles à la mer. Icônes, de Nabil Boutros, polyptyque faisant partie de la série Coptes du Nil réalisée entre 1997 et 2004, ferme l’exposition et construit un discours très personnel à partir de huit années de recherches. Son travail documentaire et artistique témoigne du regain religieux et culturel qui traverse la communauté copte à laquelle il appartient : « L’approche est double, systématique et documentaire du reporter, mais également intimiste, tentant de remonter aux sources de ma propre culture » explique-t-il.

Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire invite à un voyage dans l’histoire de la chrétienté, qui fait date. De nombreux prêteurs et collectionneurs de tous les pays du monde y ont contribué. Son approche se fait par les minorités et le partage des territoires, et par la question des droits de l’Homme. La diaspora chrétienne est disséminée dans tous les pays, compte tenu de la montée en puissance des courants islamistes, des guerres et des attentats qui se perpétuent sur les lieux de culte – on se souvient notamment de celui d’Alexandrie le 1er janvier 2011, devant une église copte remplie de fidèles fêtant le Nouvel An, de celui de Tanta au nord du Caire, en 2017 un dimanche des Rameaux, ou encore des moniales grecques orthodoxes de Ma’aloula, village situé au nord-est de Damas contraintes de quitter leur couvent, en 2013. La tentation du repli guette parfois les communautés chrétiennes, compte tenu de la difficulté d’être chrétien dans les pays du Proche et du Moyen-Orient, et l’ostracisme guette. Les Printemps arabes avaient donné de l’espoir pour le développement des libertés et les chrétiens, qui ne veulent plus être des citoyens de second rang, s’exilent. D’où l’importance d’une telle exposition qui replace le sujet au cœur de la réflexion.

Brigitte Rémer, le 2 octobre 2017

Du 26 septembre au 14 janvier 2017, à l’Institut du Monde Arabe, 1 rue des Fossés Saint-Bernard, 75005. Paris – www.imarabe.org – Du 22 février au 12 juin 2018, au MuBA Eugène Leroy, musée des Beaux-Arts de Tourcoing. Le catalogue est publié aux éditions Gallimard.

2ème Biennale des Photographes du Monde Arabe contemporain

© Laila Hida – Série Borderless

Cette seconde édition poursuit son exploration de la création photographique contemporaine dans le Monde Arabe, à l’initiative de l’Institut du Monde Arabe et de la Maison Européenne de la Photographie. Gabriel Bauret en est le commissaire général. Huit lieux partenaires – l’Institut du Monde Arabe, la Maison Européenne de la Photographie, la Cité internationale des Arts, la Mairie du 4e, les galeries Thierry Marlat, Photo12, Clémentine de la Feronnière et Binôme – exposent ces photographies comme autant de regards d’auteurs – qu’ils soient ou non arabes – parlant de leurs pays ou vu d’autres rivages. Ils contribuent à « révéler des réalités cachées » comme le dit Jack Lang, Président de l’IMA, là où se mélangent les cultures et se croisent les sensibilités. Le positionnement de la Biennale est cette année, géographique. Deux pays du Maghreb sont à l’honneur, la Tunisie et l’Algérie. L’édition est dédiée à Leila Alaoui, photographe tragiquement disparue en 2015, alors qu’étaient exposés ses Portraits de Marocains.

Olfa Feki, co-commissaire basée en Tunisie, a rassemblé pour l’IMA les œuvres d’une vingtaine de photographes venant de l’espace tunisien et d’autres géographies. Ainsi Scarlett Coten, qui, née à Paris, travaille aux Etats-Unis et démystifie le concept de masculinité sous le titre Mectoub en prenant en photo des hommes épris de liberté, après la révolution. Elle signe l’affiche et la couverture du catalogue où un homme jeune et beau tenant un œillet à la main est assis dans un fauteuil, lascif, sur fond de papier peint de ces mêmes grosses fleurs rouges. Laila Hida, née à Casablanca, présente The Dreamers, une œuvre onirique travaillée avec Artsi Ifrach, designer marocain qui choisit des tissus, dentelles, broderies et couleurs, tandis qu’elle élabore des discours à travers la grâce et la poésie : arabesque d’un bras noir sur mur blanc, imprimés qui appellent, profondeur de la couleur. Douraïd Souissi présente Mohamed, Salem, Omrane, Hbib, Hsouna, sur le fond noir d’un paysage qu’on ne voit pas et qui mange la photo. Ses portraits d’hommes silencieux, yeux baissés ou de trois-quarts dos, à peine éclairés, sont d’une portée quasi mystique. Bruno Hadjih né en Kabylie (Algérie), fait, avec Nous n’irons pas nous promener, un récit photographique d’Effacements successifs à partit du rejet des effets radioactifs dus à l’essai nucléaire réalisé par la France en 1962, dans le Sahara. Huit photos grands formats, quatre de paysages arrêtés pour raison de rejets de gaz et de poussières radioactives, deux de visages ressemblant à des icônes, deux de dos. Née à Beyrouth et vivant aux Etats-Unis, Rania Matar parle, avec Becoming, du passage entre l’état adolescent et la volonté d’être femme. Stephan Zaubitzer, né à Munich, ramène d’une escale libanaise les photos de belles endormies que sont ces anciennes salles de projection au Liban, Le Star, Le Byblos ou Le Colorado qu’il prend à la chambre photographique grand format et qu’il intitule Cinémas. D’Egypte, Ahmad El-Abi avec Alphabet, tord les lettres de l’alphabet arabe, avec une certaine dose d’humour. Chaque lettre l’oblige à l’élaboration d’un concept différent qu’il pose sur trente petites toiles toutes fantaisies et de couleurs vives. Son compatriote, Karim El Hayawan présente Cairo cacophony, un film vidéo dans lequel défile, au rythme d’une musique enlevée, le quotidien égyptien : jeu de dominos, poissons, murs griffés, repas partagés, coupoles et photos en quinconce sur fond de fauteuils fatigués. Jaber Al Azmeh né à Damas, vit et travaille à Doha et présente Border-Lines, trois photos qui racontent le Sahara, en déplaçant les lignes : une rangée de seize fauteuils alignés et superposés, tête bêche, au milieu du désert ; des traces en pointillés comme des signes à perte de vue, sur un sable sépia ; une rangée de vieux autobus, cabossés et accidentés jaunes, blancs et vert d’eau sur ciel immense et bleu.

La Biennale se poursuit avec les photographies de trois artistes d’horizons différents, à la Maison Européenne de la Photographie. « Chacun des trois photographes tend un peu vers une acception de la nostalgie » dit son directeur, Jean-Luc Monterosso. Au premier étage, Hicham Benohoud, qui vit entre Paris et Casablanca, entre dans les appartements comme par effraction et s’impose à partir de deux thèmes : avec The Hole, il crée des trous dans les murs ou les plafonds, place et déplace les corps de manière ludique, inventant des écritures avec les bras, les mains, les pieds ou les bustes, puis il rebouche les trous et s’en va. Avec Acrobatics c’est une troupe d’acrobates qui l’accompagne et investit les appartements. Ils jouent de leurs figures et postures devant des familles mi amusées mi inquiètes, créant un joyeux anachronisme entre la rigidité de l’ordre habituel, dans la maison et la flexibilité de la liberté des corps. Au sous-sol de la MEP, Farida Hamak interroge l’Algérie d’aujourd’hui. La série de photographies qu’elle présente, Sur les traces, parle de Bou-Saâda, une ville sahélienne surnommée la Cité du bonheur. Elle y capte la lumière si particulière du désert pour en faire sa matière première, travaille la transparence et les tons pastel, dans le silence et la chorégraphie lente de ceux qui habitent les oasis. A l’autre extrémité du sous-sol, la photographe russo-suédoise, Xenia Nikolskaya, présente DustPoussière – , qui travaille sur les traces d’un patrimoine architectural oublié et montre, en de petits formats, les palais du Caire à l’abandon, symboles d’une grandeur passée. Ainsi la Villa Casdagli à Garden City, le Palace Al-Gawhara de la Citadelle, ou encore le Palais du Prince Saïd Halim.

A la Mairie du IVème arrondissement administrée par Christophe Girard, le photojournaliste Michel Slomka témoigne de la communauté Yézidie d’Irak, sous le titre Sinjar naissance des fantômes. Chassée en 1980 par l’armée de Sadam Hussein dans le but d’épuration ethnique, accusée de satanisme, la communauté avait vu ses villages rasés. A partir de 2014, c’est l’Etat Islamique qui, après avoir pris Mossoul, s’est tourné vers les Monts Sinjar situés au carrefour de l’Irak, de la Syrie et de la Turquie, et habités depuis des siècles par cette minorité religieuse. Daech a fait des femmes ses esclaves sexuels et des enfants ses soldats. Les photos montrent le rapport à la terre pour ceux qui ont pu fuir, à leur retour, en 2017, dans des paysages d’une beauté bouleversante et se fait l’écho du traumatisme collectif de la violence. Ainsi cet homme qui retrouve son frère, avec émotion et douleur, après avoir été libéré et contraint de se convertir à l’Islam pour échapper à la mort ; ainsi Aïshe et Bubu Daoud, mari et femme posant fièrement devant leur maison de Khanassor située au pied des Monts Sinjar, qui portent au quotidien l’habit traditionnel ; ainsi Suad, 22 ans, allaitant son enfant, violée durant sa captivité et restée sans nouvelles de son mari ; ainsi cette ronde de petites filles à côté du camp de déplacés de Shari’a au Kurdistan Irakien. L’exposition est belle et forte, un peu cachée dans sa localisation au fond de la Mairie et sa signalétique, discrète.

A la Cité internationale des Arts, l’Algérie est à l’honneur et l’exposition, généreuse. L’artiste Bruno Boudjelal, travaillant entre la France et l’Algérie, a assuré de son expertise le choix des œuvres et le commissariat de l’exposition présentée sous le titre Ikbal/Arrivées, pour une nouvelle photographie algérienne. Il a opté pour la multiplicité des regards et des thèmes à travers vingt jeunes photographes venant des différentes régions du pays, qui lancent leurs messages en parlant de la ville (Karim-Nazim Tidafi) et de la rue (Mehdi Boubekeut) ; du rural (Ramzy Bensaadi) ; du social avec les sans emplois (Besma Khalfa) et les migrants (Nassim Rouchiche, Abdo Shanan) ; des rêves (Sonia Merabet) ; de l’intime (Yassine Belahsene, Farouk Abbou) ; de la prière et de l’Aïd Al Kebir (Sihem Salhi et Youcef Krache) ; de l’absence (Liasmine Fodil) ; du sport (Fethi Sahraoui). Ahmed Badreddine Debba raconte L’histoire emblématique de L’homme à la djellaba, guerrier, maître et guérisseur plein de sagesse et de modestie, qui fut chassé et insulté, et qui se mit à perdre son identité et son visage jusqu’à devenir un esprit errant. Abdelhamid Rahiche parle d’utopies urbaines dans Alger, climat de France avec l’architecture de Fernand Pouillon, parti de l’idée généreuse de désengorger les bidonvilles, espaces aujourd’hui devenus comme des ghettos surpeuplés. Dans Nuages noirs, Yanis Kafiz photographie les visages d’amis proches avec sensibilité et impudeur, dans une sorte de quête de soi, il en fait un journal. A la Cité internationale des Arts, la Biennale présente un puissant témoignage sur la vitalité des artistes algériens qui, comme le dit Bruno Boudjelal, « nous parlent, à travers leurs images, d’eux-mêmes et des lieux dans lesquels ils vivent. » Et il ajoute : « il est essentiel que l’Algérie, comme de nombreux autres pays à travers le continent africain, soit aussi racontée, décrite, photographiée. » On y trouve un beau parcours en images et l’élaboration d’une pensée.

La Biennale c’est aussi plusieurs galeries fédérées qui présentent les photographies de : Mustapha Azeroual et Sara Naim à la Galerie Binôme, avec The Third Image, un travail expérimental sur la lumière ; de Daniel Aron à la Galerie Photo12 avec Tanger intérieurs simples, un regard sur une ville peu à peu désertée où de nouvelles populations s’installent, du moins temporairement ; de Marco Barbon à la Galerie Clémentine de la Féronnière avec The interzone qui travaille sur la notion de frontière et d’espaces-temps intermédiaires à partir de Tanger, ville frontière par excellence, qui joue entre fiction et réalité ; de Randa Mirza avec Beitutopia, une projection dans l’avenir du portrait de Beyrouth et de Zad Moultaka à la recherche des planètes et de l’éternité, présentant Astres fruitiers : leçons de ténèbres planétaires, à la Galerie Thierry Marlat.

La géographie, privilégiée pour cette Deuxième Biennale des Photographes du Monde Arabe contemporain, contrairement à la Première en 2015 qui avait choisi quatre grands thèmes de réflexion se répondant en écho – Paysages, Mondes intérieurs, Cultures et Identités, Printemps – est nettement plus ramassée, on peut le regretter. Outre le jeunisme et la nouveauté, bienvenus, on peut regretter de ne pas voir la suite du parcours de certains artistes dont le développement des expressions ponctue l’évolution des sociétés. Il faut donner de l’ampleur à la Biennale des Photographes du Monde Arabe contemporain, tant dans l’annonce et la communication que dans l’identification des lieux d’expositions. Cette radioscopie du monde arabe comme le disait Jack Lang est salutaire. Elle est une métaphore du temps et de la vie et une réalité du monde, devenues vitales. Son développement aide à la compréhension de nos sociétés multiculturelles. Donnons-lui plus de visibilité, encore. « Nous vivons dans un monde qui n’est pas seulement fait de marchandises mais aussi de représentations, et les représentations – leur production, leur circulation, leur histoire et leur interprétation – sont la matière première de la culture » écrivait Edward W. Saïd.

Brigitte Rémer, le 23 septembre 2017

Du 13 septembre au 12 novembre 2017, Institut du monde arabe – Maison Européenne de la Photographie (jusqu’au 29 octobre) – Cité internationale des arts (jusqu’au 4 novembre) – Mairie du 4e arrondissement – Galerie Binome – Galerie Clémentine de la Féronnière – Galerie Photo12 – Galerie Thierry Marlat – Site : www. biennalephotomondearabe.com – Le catalogue est publié aux éditions Silvana Editoriale.