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Mary said what she said

© Lucie Jansch

Mise en scène, décors et lumières Robert Wilson – texte Darryl Pinckney – musique Ludovico Einaudi – avec Isabelle Huppert – une création du Théâtre de la Ville, à l’Espace Cardin.

Mary Stuart a souvent tenté les créateurs, par son destin dit romantique malgré elle et son parcours romanesque, par son règne d’un côté à l’autre de la Manche simultanément, par sa mort : Madame de Lafayette avec La Princesse de Clèves publiée en 1678, se passe à la cour du roi Henri II puis de son fils et successeur François II, jeune époux de Mary Stuart ; la pièce du dramaturge allemand Friedrich Von Schiller, Marie Stuart, est publiée en 1800 ; l’écrivain écossais Walter Scott édite en 1820 un roman historique intitulé L’Abbé paru aussi sous le titre de Le Page de Marie Stuart ; Stefan Zweig se passionne pour la personnalité de Marie Stuart et publie sa biographie en 1935 et John Ford réalise en 1936 un beau film d’amour-drame, Marie Stuart, avec Katharine Hepburn dans le rôle-titre. Bien d’autres encore ont porté leur regard sur ce personnage shakespearien qui hante la littérature, le théâtre et le cinéma.

Darryl Pinckney, qui signe ici le monologue Mary said what she said, est l’auteur de plusieurs spectacles de Robert Wilson – dont Orlando, The Old Woman et Letter to a Man. Il écrit ce texte, empreint d’une certaine poésie, à partir de l’Histoire, des écrits passés, des lettres retrouvées au XIXème siècle dont la dernière adressée à la veille de son exécution à son beau-frère, Henri III de France. L’action se passe en 1587, Mary est en captivité depuis dix-huit ans au château de Fotheringhay dans le nord-est de l’Angleterre et s’apprête à faire face à la mort. Sa vie défile devant elle et, sous la plume de Darryl Pinckney, se dessine en trois parties : son adolescence en France pendant le règne de Henri II. Son retour en Écosse et les conflits auxquels elle doit faire face, suivis de son emprisonnement. Les heurts entre catholiques et protestants. « En ma fin est mon commencement » reconnaît-elle, avec lucidité et résignation.

Elle n’a que quelques jours à la mort de son père, Jacques V Stuart, elle est donc sacrée Reine d’Écosse quelques mois plus tard, avant ses un an. C’est la plus jeune souveraine de tous les temps. Sa mère, Marie de Guise, l’emmène en France à six ans pour la protéger car le contexte général en Angleterre et en Écosse, n’est pas serein : la tension religieuse entre les deux territoires est vive, l’Écosse, bastion catholique et romain s’oppose à l’Angleterre schismatique, renforçant les liens des Îles Britanniques avec la France, même si certaines rivalités demeurent. Un an après la mort d’Henri II époux de Catherine de Médicis, Mary devient reine de France et le restera un an, tout en étant reine d’Écosse. Elle épouse à seize ans, en 1558, le dauphin de France, François qui en a quatorze et sera François II, mais qui meurt trois ans plus tard, à dix-sept ans. Contrainte de rentrer en Ecosse, elle se marie à son cousin, Lord Darnley/Henry Stuart, qui se révèle brutal et débauché et meurt dans un attentat, a une liaison avec l’auteur de cet attentat, Jacques Hepburn, 4ᵉ comte de Bothwell qu’elle épouse et de ce fait se trouve suspectée. Elle devient surtout la dangereuse rivale de sa cousine Elizabeth 1re d’Angleterre, issue des Tudor, auprès de qui elle avait cherché refuge et qui l’emprisonnera pendant dix-huit ans, avant de décider de son exécution par décapitation.

Seule en scène, Isabelle Huppert est cette bouleversante et courageuse reine d’Écosse et de France dans sa force tranquille et beauté hiératique. Elle rejoue l’histoire sur le papier millimétré de sa mémoire, à la veille de son exécution : un grand écart entre plusieurs patries, le père qu’elle n’a pas connu, la disparition de sa mère alors qu’elle est jeune, ses nombreux deuils, les jalousies et complots à la cour d’Écosse comme de France et sa longue traversée du désert en captivité. Vêtue d’une lourde et magnifique robe Renaissance aux reflets mordorés et au col montant cachant le cou (Jacques Reynaud), elle retrouve pour la troisième fois et avec la même grâce – après Orlando de Virginia Woolf en 1993 et Quartett de Heiner Müller en 2006 – le grand Robert Wilson qui traverse le temps avec le même talent. Le metteur en scène et en images dit de son actrice phare : « C’est l’une des comédiennes les plus exceptionnelles avec laquelle il m’ait été donné de travailler. C’est quelqu’un de très exceptionnel pour ce que je fais, car elle a cette capacité de penser de manière abstraite… » Il la borde de lumières crues avec deux longs néons fins posés au sol qui cadrent le tableau et d’une toile blanche en fond de scène qui offre ses déclinaisons pastel et renvoie les contrejours. L’actrice débute dos au public, un long moment, le spectateur est dans la pénombre, le texte lutte avec la musique qui plus tard s’apaise (Ludivico Einaudi), on espère son visage.

Il y a une ardente performance de l’actrice. Isabelle Huppert réussit à traduire, par une gestuelle minimale et très maîtrisée, les moindres recoins de sensibilité, d’émotion et de passion d’une Reine magnifiquement déchue. « Mémoire, libère ton cœur » se lance-t-elle comme dernier défi, prête à se remémorer les petits instants de bonheur et grands moments de malheurs.

Dans la diversité de son inspiration et l’évolution de sa mathématique poétique, Robert Wilson toujours nous éblouit. Et si, comme Mary Stuart, il rembobine son parcours, cela le mène en 1971 dans ce même Espace Cardin où Le Regard du sourd fut notre premier émerveillement après sa présentation l’année précédente au Festival de Nancy. Il en parle avec beaucoup d’émotion. « A ma grande surprise, la pièce a été représentée pendant cinq mois et demi et les Français ont qualifié ce travail d’opéra silencieux… Donc c’est quelque chose de très particulier d’être de retour ici, dans ce lieu où ma carrière a commencé. » L’accompagnement du Théâtre de la Ville, engagé depuis une dizaine d’années, se poursuivra à l’automne avec la présentation de Jungle Book/Le Livre de la Jungle de Kipling qui vient d’ouvrir les Nuits de Fourvière, à Lyon.

Quad il parle de lui, Robert Wilson dit s’être davantage inspiré de la danse – Georges Balanchine et le New-York City Ballet, Merce Cunningham et John Cage – que du théâtre. « J’ai grandi au Texas et je n’ai pas eu la chance d’aller au théâtre parce qu’il n’y en avait pas. Quand je suis arrivé à New-York pour étudier l’architecture je suis allé voir des spectacles à Broadway et je ne les aimais pas…. Je suis allé à l’opéra et c’est un art que j’aimais encore moins… » Sur son approche du travail il dit : « Et maintenant que je suis âgé, j’ai appris qu’il était mieux d’aller à la répétition sans trop avoir d’idées préconçues, c’est-à-dire de laisser la pièce me parler. Effectivement, si je vais dans le studio de répétition avec trop d’idées en tête, je vais perdre beaucoup de temps à essayer de diriger, à essayer de façonner ce que j’ai en tête. Donc les répétitions commencent avec des improvisations et quelque chose de très, très libre. Et finalement cela deviendra très formel… » Bravo Maestro !

Brigitte Rémer, le 15 juin 2019

Avec Isabelle Huppert –  texte Darryl Pinckney – mise en scène, décors et lumières Robert Wilson – musique Ludovico Einaudi – costumes Jacques Reynaud – metteur en scène associé Charles Chemin – collaboration à la scénographie Annick Lavallée-Benny – collaboration aux lumières Xavier Baron – collaboration à la création des costumes Pascale Paume – collaboration au mouvement Fani Sarantari – design sonore Nick Sagar – création maquillage Sylvie Cailler- création coiffure Jocelyne Milazzo – traduction de l’anglais Fabrice Scott.

Du 22 au 25 mai et du 5 juin au 6 juillet à 20h, au théâtre de la ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – métro Concorde – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredelaville-paris.com – En tournée : du 30 mai au 2 juin Wiener Festwochen, Vienne – les12 et 13 juillet Festival de Almada, Lisbonne – les 21 et 22 juillet Festival Grec 2019, Barcelone – du 19 au 22 septembre Internationaal Theater Amsterdam – les 27 et 28 septembre Thalia Theater, Hambourg – du 11 au 13 octobre Teatro della Pergola, Florence –  du 30 octobre au 3 novembre Théâtre des Célestins, Lyon.

Phèdre(s)

 © Pascal Victor

© Pascal Victor

Création à l’Odéon Théâtre de l’Europe – Textes de Wajdi Mouawad, Sarah Kane et John Maxwell Coetzee – Adaptation et mise en scène Krzysztof Warlikowski, avec Isabelle Huppert-Phèdre, Andrzej Chyra-Hippolyte 2.

Le mythe de Phèdre vient de très loin. Il remonte le temps depuis Euripide cinq siècles avant JC. L’auteur grec produisit deux pièces, Hippolyte voilé, document aujourd’hui perdu et Hippolyte porte-couronne. Sénèque, au premier siècle après JC, écrivit Phèdre. Plus près de nous et bien connus, les cinq actes de Racine joués pour la première fois sous le titre Phèdre et Hippolyte en 1677, dont il nous est donné d’entendre quelques vers, à la fin du spectacle.

Dans la mythologie grecque, Phèdre est fille de Minos et de Pasiphaé troisième gardien de l’enfer, demi-sœur du Minotaure et épouse de Thésée, roi d’Athènes. Pour se venger d’Hippolyte – fils de Thésée et d’une reine des Amazones – qui lui avait préféré Artémis, Aphrodite, déesse de l’amour et de la sexualité, précipite Phèdre dans ses bras.

Partant de cette mythologie, Krzysztof Warlikowski a choisi de traiter Phèdre(s) au pluriel en rassemblant des textes de différente nature et donnant à l’héroïne plusieurs visages à partir d’une seule et même actrice. Isabelle Huppert, mythique elle aussi, se donne à corps perdu à ses personnages kaléidoscopiques, femmes fatales et de la transgression, et accepte avec courage tous les risques, y compris celui de la démythification.

La première séquence met en espace et en images le texte de Wajdi Mouawad, Une Chienne, écrit à la demande de Krzysztof Warlikowski. Tous deux ont créé des liens et collaborent depuis 2009. Mouawad place l’action « dans un night-club de la péninsule arabique. » Le spectacle s’ouvre sur une chanson écrite pour la grande Oum Khalsoum, Al-Atlal/Les Ruines, merveilleusement interprétée par Norah Krief – qui tient aussi le rôle d’Oenone – accompagnée d’un guitariste : « Jamais je ne t’oublierai, tu m’as enivrée… Y a-t-il éclair semblable à celui de tes yeux ?» Une danseuse mi-orientale mi-crazy horse glisse à la manière d’un serpent, ou d’une sirène. Est-ce Ishtar, déesse astrale de l’amour et de la guerre, ou la « Vierge-immaculée-miraculée » dont parle Mouawad ? Hippolyte se refuse : « Tu mérites tout mon amour. Mais mon cœur est fermé. Une clef est perdue. Autant traîner dans la forêt à la recherche de clairières inconnues. » Pourtant l’assaut donné par Phèdre aura raison de lui, et plus tard, d’elle : « Midi. Soleil écrasant. Le sang est partout. Phèdre arrache le drap souillé de son lit… Du drap, elle fait un nœud coulant. Elle va dehors, attache le drap en haut de l’embrasure de la porte. Monte sur une chaise, passe le nœud autour du cou. Le soleil semble la regarder en face. » Premier suicide. Wajdi Mouawad a construit son texte en cinq chapitres, portant pour titres : Beauté, Cruauté, Innocence, Pureté et Réalité. Aphrodite et Phèdre s’y superposent, comme les images sur grand écran qui brouillent les pistes, vacillent et se démultiplient, augmentant ainsi l’effet d’illusion.

La seconde séquence repose sur L’Amour de Phèdre, de Sarah Kane, pièce écrite en 1996, qui se développe en huit scènes. La jeune dramaturge britannique à la courte vie a traité avec violence et âpreté, de passion et de sexualité. L’action tourne autour d’un Hippolyte à la fierté pudique et sauvage, qui « assis dans une chambre plongée dans la pénombre, regarde la télévision. » Phèdre et un médecin l’observent. Puis Phèdre dialogue avec sa fille, Strophe, et se raconte : « Impossible d’éteindre ça. Impossible de l’étouffer. Impossible. Me réveille avec, ça me brûle. Me dis que je vais me fendre de bas en haut tellement je le désire. » Le tête à tête entre Hippolyte et Phèdre est des plus crus et sur les raisons de cet amour, Phèdre lui répond, provocante : « Tu es difficile, caractériel, cynique, amer, gras, décadent, gâté. Tu restes au lit toute la journée et planté devant la télé toute la nuit, te traines dans cette maison avec fracas les yeux bouffis de sommeil et sans une pensée pour personne. Tu souffres. Je t’adore. » Elle apprend, par Hippolyte, sa liaison avec Strophe. Seconde pendaison d’une Phèdre victime de ses pulsions, comme Sarah Kane le fit elle-même à l’âge de vingt-huit ans. Mort de Strophe. Tête à tête père-fils, entre Hippolyte en prison et Thésée face à la mort de Phèdre.

La troisième séquence est écrite par John Maxwel Coetzee, romancier né en Afrique du sud, Prix Nobel de littérature en 2003, qui s’interroge sur l’ambiguïté et sur la violence. Il met en jeu une intellectuelle extravagante et caricaturale, Elisabeth Costello, parlant de ses recherches sur Eros et des rapports entre mortels et immortels. L’interview prend des dimensions singulières, la fantasque chercheuse – Phèdre numéro trois – y donne ses prédictions et sa vision de l’Armaguedon, lieu symbolique du combat entre le Bien et le Mal.

Ces trois séquences se fondent les unes dans les autres, sans rupture et la scénographie leur sert de trait-d’union. Les personnages évoluent dans une grande pièce nue et claire, celle d’un palace, d’un bordel ou d’un lieu de torture tapissée de grands miroirs et d’écrans panoramiques. Au fond, le pommeau d’une douche dont l’eau, à certains moments, lave ou purifie, côté jardin un lavabo, espaces pour le geste, récurrent, de la pendaison. Deux ventilateurs tombent des cintres puis remontent, ajoutant à la notion de lourdeur et d’enfermement. Une chambre mobile, aux parois de verre, laisse voir par sa transparence les actes de transgression, puis la mort, ainsi Thésée, devant le corps inerte de Phèdre – qui, par un jeu de dédoublement raconte sa propre absence – viole le cadavre ; cynisme et violence sont au rendez-vous.

Krzysztof Warlikowski est un familier de l’Odéon, il y est venu en 2007 avec Krum, d’Hanokh Levin, puis en 2010 pour la création de Un Tramway, d’après Un Tramway nommé désir de Tennessee Williams dans lequel Wajdi Mouawad était co-adaptateur et Isabelle Huppert interprète. En 2011, le metteur en scène présentait Koniec/La Fin, d’après Kafka, Koltès et Coetzee. Il tourne actuellement son spectacle Les Français, réalisé à partir d’un travail sur Proust. Après avoir étudié la philosophie et l’histoire à Cracovie, Warlikowski s’intéresse au théâtre grec et à la mise en scène. Assistant de Peter Brook et de Krystian Lupa, il met en scène l’opéra autant que le théâtre et s’est attaqué aux grands auteurs, de Shakespeare à Mishima et de Dostoievski à Koltès, ainsi qu’aux grands compositeurs, de Wagner à Penderecki et de Verdi à Richard Strauss. C’est une tête chercheuse qui expérimente de nouveaux langages, table sur les complicités artistiques et crée de nouvelles aventures théâtrales. Sa passion pour l’image est une des voies qu’il explore. Pas une séquence de Phèdre(s) qui n’ait, dans un angle, un écran, un moniteur ou une caméra qui renvoient quelques images, petites et grandes comme autant d’écritures au plateau, ou qui tiennent lieu de référence. Quand enfin apparaissent les images de Théorème, film de Pasolini tourné en 1969, on comprend qu’il fit scandale, les Phèdre(s), l’antique comme la moderne ont ce même relent de transgression et de blasphème. Le tragique est là, brutal, violent et excessif, porté par d’excellents acteurs, dont le couple Huppert/Chyra, et par la réverbération des images en miroir sortant d’une machinerie sophistiquée, et fascinante.

Brigitte Rémer, 23 mars 2016

Avec : Isabelle Huppert, Agata Buzek, Andrzej Chyra, Alex Descas, Gaël Kamilindi, Norah Krief, Rosalba Torres Guerrero – dramaturgie Piotr Gruszczyński – décor et costumes Małgorzata Szcześniak – lumière Felice Ross – musique Paweł Mykietyn – vidéo Denis Guéguin – chorégraphie Claude Bardouil – maquillages et coiffures Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo

Du 17 mars au 15 mai, Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. Paris 6ème – En tournée, en 2016 : 27 au 29 mai, Comédie de Clermont-Ferrand Scène nationale – 9 au 18 juin, Barbican London & LIFT – 26 et 27 novembre, Grand Théâtre du Luxembourg – 9 au 11 décembre, Théâtre de Liège (Belgique).