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Le mystère Cléopâtre

Exposition à l’Institut du Monde Arabe, Paris – Claude Mollard, commissaire général de l’exposition – Christiane Ziegler, égyptologue, commissaire scientifique de l’exposition.

Cléopâtre mourant  (1)

Personnage mythologique controversé qui habite nos imaginaires et dernière souveraine d’Égypte, Cléopâtre reste une énigme, une sorte de « légende noire qui a bouleversé les codes » dit Claude Mollard, commissaire d’exposition. Femme de cœur et/ou cheffe d’état, courtisane ou nymphomane, grande amoureuse ou fine calculatrice ? L’exposition déconstruit les clichés et tente de répondre à la question.

Quatre parties émaillent le parcours du visiteur : la première est une plongée dans les recherches historiques et archéologiques ; la seconde interroge la légende – légende noire au tout début, légende dorée à compter du VIIIème siècle ; La troisième fait face au mythe de la beauté, légende ou réalité ? montrant les différentes représentations de Cléopâtre, notamment au cinéma ; la quatrième met en scène les interprétations des artistes contemporains face au mythe.

Antoine rapporté mourant à Cléopâtre (2)

Née à Alexandrie, on sait peu de choses sur ses origines si ce n’est qu’elle fait partie de la famille des Lagides fondée par Ptolémée Ier. Grecque et égyptienne à Alexandrie, elle est accueillie à Rome et admirée des Romains. Sa mort, interprétée dans de nombreuses peintures, ajoute au romanesque qui entoure sa vie et son image. Son tombeau, comme celui d’Alexandre, n’a pas été retrouvé. « Les textes sont peu bavards à son sujet » rapporte Christiane Ziegler qui a dirigé le département Égyptologie du musée du Louvre et l’a longuement étudiée. Grâce à l’IA, une sorte de portrait-robot a pu être établi à partir de toutes les connaissances accumulées en occident.

Cléopâtre a régné sur l’Égypte entre 51 et 30 av. J.-C. avec ses frères-époux, Ptolémée XIII et XIV, puis fût la compagne de Jules César, homme d’état romain assassiné par les sénateurs qui l’entouraient, et celle de Marc Antoine, homme politique des dernières années de la République Romaine, avec lesquels elle a eu trois enfants. Vaincu par Octave – le futur empereur Auguste – lors de la bataille d’Actium en 31 avant J.-C. Marc Antoine se donne la mort à Alexandrie.  Apprenant la nouvelle, Cléopâtre se suicide quelques jours plus tard. Ainsi va la légende qui au demeurant laisse un certain nombre de zones d’ombre.

Déesse dans la numismatique – sorte de réseaux sociaux de l’époque – Cléopâtre affirme son pouvoir par la monnaie sur laquelle elle est gravée et diffuse son effigie dans toute l’Égypte. Beaucoup de ces monnaies sont exposées dans la première partie de l’exposition où on la voit seule, avec Marc-Antoine ou avec son fils Césarion né de leur liaison et qui deviendra plus tard le rival d’Octave. Une statuaire est aussi présentée dans différentes vitrines de cette section comme cette Tête de reine, peut-être Cléopâtre VII, marbre de l’époque hellénistique datant du 1er siècle ou encore de la même date, époque romaine, cette Tête d’homme, dit pseudo Marc Antoine découverte à Narbonne au sanctuaire des Moulinasses. Élégamment scénographiée, une sculpture de marbre du XVIIème siècle attribuée à Jean-Baptiste Goy Cléopâtre mourant debout se reflète et se dédouble à l’infini dans un miroir. Plus loin, c’est la Cléopâtre mourant, de François Barois, marbre de 1700, qui retient l’attention. Différents éléments complètent ce chapitre comme Une Corniche de temple aux cartouches de Cléopâtre VII et de Césarion, sorte de bas-relief aux symboles sculptés, en grès et polychromie, datant de l’époque ptolémaïque, vers 40 av. J.-C. et venant de l’Égypte copte ; ou encore, un Relief représentant probablement la bataille navale d’Actium réalisé en calcaire et datant de l’Époque romaine, qui s’étend de 31 av. J.-C. à 100 apr. J.-C. venant de Cordoue.

Cléopâtre se donnant la mort (3)

L’exposition met ensuite en exergue Cléopâtre comme cheffe d’état, accédant au pouvoir en 52 avant J.-C. alors que l’Égypte est sous protectorat romain et a perdu une partie de ses territoires. Elle n’aura de cesse de rendre à son pays sa puissance passée. Elle fera bâtir quelques temples à Coptos et à Dendérah ainsi que dans la région de Thèbes. Les bas-reliefs du temple d’Hathor à Dendérah, particulièrement bien conservés, montrent deux représentations de la reine en compagnie de son fils Césarion. Des pièces d’orfèvrerie, de la vaisselle de luxe – vases, verreries multicolores, objets en faïence – fabriquées en Égypte selon les traditions ancestrales qu’admirent les Romains sont aussi présentées, comme des vases à parfum décorés de scènes de musique et de danse, de fleurs et de griffons ailés, datant de l’Époque ptolémaïque (299-200 av. J.-C.) en faïence ou en verre polychrome, ou comme des coupelles et des bols à décor floral de la même époque.

On peut aussi voir la richesse des Ptolémées à travers une agriculture prospère – l’Égypte est le grenier à blé du monde méditerranéen, on voit ici des actes de vente de bétail, la culture royale du lin et du papyrus, l’épeautre qui remplace le blé, les vignes et les oliviers ; ainsi un Papyrus, ordre pour un prêt de céréales ou un Acte de vente de la moitié d’une vache rédigé en démotique ; richesse visible à travers l’exploitation des richesses naturelles (minerais et carrières) dont l’or et les pierres précieuse prêtant à la fabrication de bijoux – des boucles d’oreilles et pendentifs sont ici présentés dans des vitrines ; richesse aussi par l’artisanat et le commerce. Par le Nil transitent les produits de l’Afrique (or et ivoire), ceux de l’Arabie (aromates) et de l’Inde (cannelle, parfums et perles), acheminés par la mer Rouge. Alexandrie exporte vers la Grèce et vers Rome, c’est une plaque tournante du commerce,

L’exposition montre le contexte dans lequel Cléopâtre règne et rappelle que dès la conquête d’Alexandrie par Alexandre le Grand, la ville s’est inscrite dans le cosmopolitisme, les Grecs à côté des Égyptiens, la communauté juive, et venant de pays lointains, voyageurs et marchands. Le grec en était la langue officielle et chaque cité honorait ses Dieux, Dionysos et Sérapis étant en bonne place, On voit ici des Fragments d’amulette figurant le dieu égyptien Bès ou encore la Statuette d’ibis, oiseau sacré du dieu égyptien Thot, on voit des urnes, couronnes et stèles funéraires de l’époque ptolémaïque et hellénistique.

Sarah Bernhardt dans le rôle de Cléopâtre (4)

Des tableaux enrichissent le parcours tout au long de l’exposition comme Cléopâtre de Giacomo Raibolini dit Giacomo Francia (Bologne 1484 ou 1486 – Bologne, 1557), ou celui de Michele Tosini Florence, 1503/1577 (attribution incertaine). On y trouve aussi Lavinia Fontana et son Cléopâtre l’alchimiste peint vers 1585, La Mort de Cléopâtre du peintre baroque Antoine Rivalz (1700-1715) semblable à une déposition du Christ ou encore celle de Jean-André Rixens, en 1874. Fondateur de la littérature italienne en prose, Boccace inspire toute la Renaissance humaniste européenne et compose en latin, vers 1355-1373, De casibus virorum et feminarum Illustrium/ Des cas des nobles hommes et femmes, recueil avec enluminures de funestes destinées, comme celle des amants suicidés Cléopâtre et Marc Antoine, auquel il donne une portée morale.

Elisabeth Taylor dans Cleopatra (5)

Après cette description des relations entre Cléopâtre et le pouvoir on aborde des murs d’images sur grands et petits écrans qui mettent en scène le monstre sacré au cinéma comme au théâtre. On entre dans Le mythe de Cléopâtre en trois dimensions, par l’incarnation qu’en ont donné les grandes actrices – de Sarah Bernhardt avec la pièce de Victorien Sardou qu’elle interprète en 1890 au théâtre de la Porte-Saint-Martin, à Liz Taylor dirigée au cinéma par Joseph L. Mankiewicz en 1963 – permettant de faire connaître au grand public le parcours de la Reine tout en entretenant un orientalisme fantasmé. Shakespeare en son temps avait écrit sa tragédie, Antoine et Cléopâtre, publiée en 1623, en suivant le récit de Plutarque écrit au IIe siècle après J.-C. intitulé La Vie de Marc Antoine. Le dramaturge irlandais George Bernard Shaw avait aussi publié en 1898 une pièce, César et Cléopâtre, montée en français en 1928 par Georges Pitoëff, avec Ludmila PItoëff dans le rôle-titre, reprise en 1957 dans une mise en scène de Jean Le Poulain avec Françoise Spira. La BD s’est aussi emparée du mythe avec entre autres Astérix et Cléopâtre, plus tard les mangas. On suit la transformation du mythe en objet de consommation et reine du marketing ensuite, on la modernise et on la détourne de ce qu’elle a vraiment été, dévêtant le mythe de sa fonction historique notamment de cheffe d’État. Mode et publicité s’en emparent.

L’exposition se ferme en mettant en jeu le regard contemporain face au personnage de Cléopâtre, certains artistes répondant à leur manière au mythe. Ainsi Esmeralda Kosmatopoulos, jeune artiste née en 1981 en Grèce qui, avec About 2 Inches long 2020 organise une « nasothèque » installation réalisée avec des nez de marbre et d’acier de dimensions variables ou encore le Cleopatra Kiosk de Shourouk Rhalem, une installation d’objets divers recouverts de cristaux swarovski qui joue avec cette notion de marketing. Déesse vivante ayant apporté la prospérité à son royaume selon les Égyptiens et les Grecs, reine prostituée selon les Romains, image positive en Orient, plus changeante et qui traverse les siècles en occident, la mort de Cléopâtre frappe et entretient le mythe. Autour de l’icône subsiste pourtant un certain trouble et tout peut être remis en question, jusqu’à son suicide, puisqu’il n’y a guère d’écrits. Ce sont ces différentes facettes de Cléopâtre – au-delà du bracelet de serpent et du sein dénudé, que présente l’Institut du Monde Arabe dans une belle scénographie et puissante réflexion historique.

Brigitte Rémer, le 29 août 2025

I want to look like Cleopatra #1 (6)

Le Mystère Cléopâtre – Commissaire général Claude Mollard, conseiller spécial du président – Commissaires scientifiques : Christiane Ziegler, égyptologue, directrice honoraire du département des antiquités égyptiennes du musée du Louvre ; Christian-Georges Schwentzel, professeur des Universités en Histoire ancienne, directeur du Département d’Histoire, Université de Lorraine – Commissaires associées : Nathalie Bondil, directrice du musée et des expositions, IMA ; Iman Moinzadeh, chargée de collections et d’expositions, IMA – Visuels : (1) Barois François (1656-1726) – Cléopâtre mourant, 1700 – Paris, musée du Louvre © GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle – (2) Eugène-Ernest Hillemacher – Antoine rapporté mourant à Cléopâtre, 1863 – Centre national des arts plastiques – En dépôt au Musée de Grenoble – Domaine public/ Cnap – Crédit photo : Ville de Grenoble/ Musée de Grenoble -J.L. Lacroix – (3) Vignon Claude (1593-1670) – Cléopâtre se donnant la mort, vers 1650, Rennes, musée des Beaux-Arts © MBA, Rennes, Dist. GrandPalaisRmn / Patrick Merret (4) Georges-Antoine Rochegrosse – Sarah Bernhardt dans le rôle de Cléopâtre après 1890 – © Collection Particulière –  (5) Elisabeth Taylor dans Cleopatra, réalisé par Joseph L. Mankiewicz, 1963 – Crédit : Everett Collection/Bridgeman Images – © 20th Century Fox Film Corporation Everett Collection Bridgeman Images – (6) Esmeralda Komatopoulos – I want to look like Cleopatra #1 (Je veux ressembler à Cléopâtre), 2020 – Impression photo sur acrylique – Collection de l’artiste © Alberto Ricci.

Du 11 juin 2025 au 11 janvier 2026, les mardi, jeudi, vendredi de 10h à 18h, mercredi de 10h à 21h30 (nocturne), samedi de 10h à 20h – dimanche de 10h à 19h – Institut du Monde Arabe, 1, rue des Fossés-Saint-Bernard Place Mohammed V – 75005 Paris – métro : Jussieu, Cardinal-Lemoine, Sully-Morland – tél. : 01 40 51 38 38 – site : www.imarabe.org

 معاً  / Ensemble – La langue arabe au Festival d’Avignon 2025

La 79ème édition du Festival d’Avignon a mis à l’honneur la langue arabe. Ensemble, معاً est sa devise. De nombreux débats ont été proposés dans ce cadre, au Cloître Saint-Louis, quartier général du Festival, notamment autour du Café des idées et en collaboration avec l’Agence nationale de la recherche. Nous en rapportons quelques traces.

Nabil Wakim, journaliste et réalisateur

Comment j’ai perdu ma langue (1), avec Nabil Wakim, en partenariat avec l’Institut du Monde Arabe. Journaliste et réalisateur du film Mauvaise langue, né à Beyrouth, il a quatre ans quand sa famille s’installe en France et parle de sa honte d’abord de la langue arabe, ensuite de la honte ne pas parler sa langue maternelle. Il se souvient des comptines de sa grand-mère maternelle et des questions de l’autre grand-mère : « pourquoi tu ne parles pas ta langue ? » La langue est polymorphe. Il n’y a pas une mais des langues arabes, chaque pays a la sienne et l’arabe littéral ne se parle pas. Par ailleurs il existe beaucoup de fantasmes et de nombreux amalgames autour de la langue arabe, autour du fondamentalisme et du terrorisme, de la religion et des dérives communautaires. La langue est une histoire intime et politique, dit Nabil Wakim.

Et il invite différentes personnes à apporter leurs témoignages. Ainsi Mariam, d’origine marocaine, à qui on parte arabe à la maison et qui répond en français mais qui se fait traiter de « fausse arabe » par les copines, ou Hasna qui parle du complexe de sa mère en France et du sien dans la petite ville marocaine d’où elle est issue et où elle se sent étrangère. Parmi les langues de l’immigration, turque, tamoul, serbo-croate et autres, l’arabe est la moins bien transmise, 3% seulement de lycées la proposent et certaines académies n’ont aucune proposition, les professeurs sont vacataires et 0,2% seulement des élèves l’apprennent. Les parents préfèrent diriger leurs enfants vers des cursus considérés comme plus utiles. Dans le public, le constat est le même : « on a tout fait pour nous détourner de nos langues maternelles » ou encore « je ne comprenais pas ce que disait ma mère. » L’arabe serait la langue de l’échec et le mot honte est revenu souvent. Alors, dans la quête de son identité et derrière cette fracture de la langue, comment se réapproprier sa culture d’origine ?

The Resistance Tour : comment les organisations culturelles publiques font-elles face à la montée des extrêmes ? (2) La discussion débute par une sorte d’état des lieux au niveau de l’Europe compte tenu de la montée des extrêmes droites dans un certain nombre de pays comme en Slovaquie et en Hongrie, en Serbie où le directeur du Festival international de théâtre de Belgrade/BITEF vient d’être remercié. La Déclaration de Bratislava a demandé un changement de la loi en termes de Culture et l’ouverture de l’espace. Tiago Rodrigues, metteur en scène et directeur du Festival, évoque les menaces face à la démocratie et à l’idée de service public et remet la démocratisation de la culture au centre. « La liberté est nécessaire pour que le débat existe, insiste-t-il, pour la diversité des combats, des stratégies et des projections dans l’avenir » dit-il.

Ahmer El Attar, auteur et metteur en scène égyptien

Ahmed El Attar, acteur, auteur et metteur en scène s’est formé entre l’Égypte et la France. Il dénonce l’occupation israélienne en même temps que le positionnement à l’extrême droite du Hamas et replace la Palestine dans son contexte historique. Pour lui, le geste artistique est en soi un acte de résistance, de même que toute tentative ou acte d’indépendance, dans un pays de gouvernance autoritaire où il faut apprendre à contourner la censure et à désamorcer les mécanismes d’autocensure. Il parle du festival qu’il a créé et dirige au Caire, D-Caf, plateforme internationale pour le jeune théâtre dont la 13ème édition se déroulera à l’automne prochain. Il tente, par la diversification de ses actions, de donner de l’espoir, des moyens et des outils aux jeunes créateurs de son pays, afin qu’ils créent des liens entre eux et cessent d’avoir envie de partir. En Égypte, plus de 60% de la population a moins de 22 ans rappelle-t-il. Il travaille sur la transmission et les résidences d’artistes, complémentairement aux textes qu’il écrit et met en scène. Pour lui Le geste artistique parle et doit rester humble, et il faut rassembler toujours plus de courage pour continuer à créer.

Après la modératrice, Ahmed El Attar, Hortense Archambault, Milo Rau, Argyro Chioti, Tiago Rodrigues

Argyro Chioti, auteure, metteuse en scène et directrice du Théâtre national de Grèce, à Athènes, parle des coupes sévères qu’ont subi les théâtres depuis la crise financière des années 2011/2012 et la montée de l’extrême-droite, rappelant le conservatisme lié notamment à la religion et à la société. En Grèce, dit-elle, « on ne touche pas à certains sujets et les polémiques se mettent sous le tapis. » Au regard de ces difficultés le théâtre privé s’est développé mais son ambition est de faire de l’argent et les esthétiques sont plus que discutables et souvent frappées d’homogénéité. Tous ces sujets questionnent sa pratique, à la recherche de façons de résister.

Hortense Archambault, directrice de la Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis / MC93 de Bobigny, anciennement codirectrice du Festival d’Avignon, avec Vincent Baudriller, dénonce la fragilisation du système des politiques publiques en France, et donne pour preuve la réforme de l’audiovisuel en cours et l’attaque en règle de certains lieux, qui au demeurant tentent de résister. Elle invite à fédérer les forces vives pour contrer l’extrême droite qui adore la simplification. Sa sphère d’intervention, le 93 est un poste d’observation de premier ordre. Pour elle la question du lien est une priorité car les discours de propagande parfois nous aveuglent.

Milo Rau, dramaturge et metteur en scène, directeur artistique du Wiener Festwochen à Vienne fait référence à L’Esthétique de la résistance, de Peter Weiss. Pour lui « la résistance n’a pas de forme, c’est la forme. Assez critique par rapport à l’Union Européenne il suggère de faire remonter les problèmes et d’ouvrir les débats. Il propose de préserver l’espace complexe de la dialectique et de défendre une rhétorique complexe, une poétique de la résistance. La solidarité entre institutions culturelles semble vitale et l’union, face à une extrême-droite qui se renforce, une priorité. Il faut une certaine radicalité pour créer. Tous les participants à la table ronde remarquent que quand la résistance s’organise, elle devient puissante et permet de dialoguer avec les élus locaux, de lutter contre la censure, de défendre des gestes artistiques forts, de construire des solidarités.

Conversation avec Leïla Slimani, (3) écrivaine, en partenariat avec La Nouvelle Revue Française, (Olivia Gesbert, rédactrice en chef) suivie d’un échange avec le public. « Je ne parle pas la langue arabe et cela aussi c’est le produit d’une histoire » annonce Leila Slimani. Elle parle de la complexité par la multiplicité des langues arabes : langue littérale la littéraire, langue du Coran, langue de chaque pays concerné, langues vernaculaires comme l’amazigh. Elle a fait ses études à l’école française de Rabat et vient de publier le dernier opus de sa trilogie sur le Maroc, J’emporterai le feu, après les deux premiers, Le Pays des autres et Regardez-nous danser. Chanson douce, son second roman, publié en 2016 et qui a remporté cette année-là le Prix Goncourt l’a fait connaître. Elle évoque la publication de son récit autobiographique, Le Parfum des fleurs la nuit, en 2021, où elle parle d’un lourd traumatisme familial quand son père a perdu un temps son statut, dans un imbroglio politico-financier, avant d’être blanchi quelques années plus tard, de manière posthume. Elle avait ouvert en parallèle une réflexion sur la création et l’écriture, et a signé en 2023 un essai, Sexe et Mensonge.

Leïla Slimani, écrivaine (à gauche) et Olivia Gesbert

De parents francophiles et francophones Leila Slimani fait un pont sur ses différents parcours et ses interrogations, elle se qualifie « d’analphabète bilingue. » Elle témoigne avec beaucoup de simplicité de son rapport à la langue arabe, à sa famille et reconnaît que les langues arabes se brouillent, que le littéral n’est pas parlé et que l’arabe dialectal est un mélange. Elle constate la dévalorisation de la langue arabe au profit du français et de l’anglais même si la Francophonie dans laquelle elle est engagée ne peut être forte que s’il existe d’autres langues à côté. La langue arabe est une langue de France, l’écrivaine note qu’elle reste taboue et aurait besoin d’être désidéologisée. Elle parle de frontières factices, d’un monde commun, d’un terreau commun dans lequel on vit, et cite Edouard Glissant disant : « le pouvoir de la littérature et de la poésie entraîne le changement » et Kateb Yacine, « Le français est un butin de guerre. » Elle évoque la langue arabe de la littérature à travers la Trilogie de l’écrivain égyptien Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature en 1988 – Impasse des deux palais, Le Palais du désir et Le Jardin du passé, parle de la notion d’illusion et des choses qu’on a tendance à embellir en écriture. Pour elle, le temps est comme un allié, car pour écrire la distance lui est nécessaire, l’écriture immédiate ne lui convient pas, et elle insiste sur la nécessité du dialogue intergénérationnel et de la transmission intra-familiale. Pour Leila Slimani les cultures se pollinisent et il nous faut défendre ce qui est joyeux, une même communauté. Et Mahmoud Darwich n’est jamais bien loin : « Notre histoire est la leur. N’était la différence de l’oiseau dans les étendards, les peuples auraient uni les chemins de leur idée. Notre fin est notre commencement. Notre commencement notre fin. Et la terre se transmet comme la langue… » Un texte inédit de Leila Slimani, Assaut contre la frontière, traitant de son rapport à la langue arabe, sera lu dans le cadre des programmes Fictions de France Culture au Musée Calvet.

Après le modérateur, Jack Lang et Tiago Rodrigues

Une langue arabe ? Des langues arabes ? Des origines à la pluralité (4) avec Jack Lang, président de l’Institut du Monde Arabe. – Tiago Rodrigues, metteur en scène et directeur du Festival d’Avignon – Nisrine al-Zahre, directrice du Centre de Langue et Civilisation Arabes à l’IMA – Pierre Larcher, linguiste, professeur à l’Université Aix-Marseille – Jean-Baptiste Brenet, philosophe,, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne – Ibrahim Akel, enseignant au Département d’études orientales, Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle. Tiago Rodrigues introduit la séquence. En mettant à l’honneur les langues au Festival d’Avignon, et cette année la langue arabe, il propose un autre regard sur le monde, au-delà des frontières et des nationalités. Les langues sont pour lui porteuses d’Histoire, de mémoire et d’avenir et il reprend, dans la chronologie du Festival, l’ouverture aux autres pays voulue par Vilar et ses successeurs et rappelle quelques grands noms de créateurs venus présenter leurs travaux, comme Béjart, Lavelli, Godard, Kantor. Aujourd’hui, tout en refusant l’instrumentalisation de la langue, il reconnaît que la langue arabe s’est imposée, sur fond de massacres et de crimes de guerre à Gaza.

De droite à gauche : Nisrine al-Zahre, le modérateur, Jean-Baptiste Brenet, Pierre Larcher, Ibrahim Akel

Jack Lang, président de l’Institut du Monde Arabe, milite pour le plurilinguisme. « La langue arabe est une chance pour la France » dit-il, tout en reconnaissant qu’on devrait développer l’offre d’apprentissage dès le CP, en tant qu’ancien ministre de l’Éducation Nationale il le sait d’autant. De même on la trouve peu dans les collèges, les lycées et les universités alors, dit-il qu’il y a un réel désir de langue arabe. Il parle d’excommunication, de racisme, de bêtise et d’ignorance dans la manière dont on s’est détourné de la langue arabe. D’une grande richesse sémantique, c’est la 5ème langue parlée dans le monde et l’une des plus anciennes. Elle fait partie de notre histoire et on lui doit beaucoup notamment pour les sciences, l’algèbre et les chiffres, mais aussi comme « pont entre le monde antique et le monde occidental. »

Nisrine al-Zahre, directrice du Centre de Langue et Civilisation Arabes à l’IMA parle de la migration et de la répartition des langues arabes au Moyen-Orient et de la poésie pré-islamique, proche de l’araméen et de l’hébreu, deuxième support de la langue arabe après le Coran. Elle parle de la sanctuarisation et standardisation de la langue (sans la vocalisation des voyelles), de la nécessité de stabiliser l’orthographe, des variétés nationales et dialectales.

Jack Lang et Tiago Rodrigues

Pierre Larcher, linguiste, professeur à l’Université Aix-Marseille, auteur de Le Cédrat, La Jument et La Goule, parle de trois poèmes préislamiques sur lesquels il s’est penché – datant d’avant le Coran et représentant des milliers de vers écrits par une centaine de poètes et poétesses. Il évoque le diwan/recueil exhaustif de l’œuvre d’un poète, les makalakat/anthologies, du passage de l’oral à l’écrit, de la rime, des codex et épigraphes. Il évoque Al-Kitab, le livre mère de la grammaire arabe, de Sībawayh et évoque les persans arabisés comme premiers grammairiens.

Jean-Baptiste Brenet, philosophe, spécialiste de philosophie arabe et latine, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne où il enseigne l’histoire de la philosophie arabe médiévale ou classique s’intéresse principalement à Averroès (Ibn Rushd, 1126/1198) et la philosophie andalouse. Il a publié en 2024 : Le dehors dedans. Averroès en peinture. Il définit la philosophie arabe comme une pensée écrite en arabe et qui relève de la pensée grecque. En 529 il note que la dernière école philosophique grecque fermait, que le savoir disparaissait du monde grec et passe dans le monde arabe.

Ibrahim Akel, enseignant au Département d’études orientales, Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle parle de ses travaux sur les textes fondamentaux de la culture orientale : Mille et une Nuits, issu de la tradition orale, dont le texte d’origine indienne fut transmis à la Perse ; ainsi que de Kalila et Demna, une fable animalière à la vision assez tragique sur la condition humaine, dont le but  était d’éduquer princes et gouverneurs.

Proche-Orient, les conditions de la paix (5), débat organisé par la Licra/Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, avec Ofer Bronchtein, président et co-fondateur du Forum international pour la paix, Eva Illouz, sociologue, Alain Blum membre du Bureau exécutif, Abraham Bengio, président de la Commission Culture à la Licra. Ofer Bronchtein annonce la couleur : cela fait trente ans que Netanyahou – Premier ministre d’Israël de 1996 à 1999, de 2009 à 2021 et à nouveau à partir de 2022 – a kidnappé le peuple d’Israël et qu’il s’agit de s’opposer à sa coalition d’extrême-droite. Il parle de la faillite morale de l’État hébreu et du démantèlement de la démocratie. Il fait lecture de la lettre adressée par Mahmoud Abbass, président de l’État de Palestine au Premier ministre d’Arabie Saoudite, Mohammed Ben Salmane, revendiquant le droit de la Palestine à la souveraineté, dit l’urgence de reconnaître les deux peuples et de créer un nouveau narratif. Il refait le film de l’Histoire, rappelant que cela fait près d’un siècle que les deux peuples vivent sur la même terre et que de facto la population palestinienne est incluse dans l’État d’Israël.

Eva Illouz était pressentie pour recevoir le Prix Israël et le ministre de l’Éducation d’Israël a mis son veto. La sociologue avait en effet recueilli plus de cent-vingt signatures sur un document montrant les exactions des soldats israéliens à l’égard des Palestiniens. Le problème de la haine, réciproque, est pour les intervenants un des problèmes centraux. Amos Gitaî, réalisateur et metteur en scène, confirme depuis la salle, la toxicité de Netanyahou. Pour lui un consensus semble acquis quant à la nécessité et à l’urgence de reconnaître l’État de Palestine. Les échanges se sont poursuivis, les intervenants convenant de la destruction aveugle de la vie à Gaza – qui ne fait que continuer – mais n’ont pas énoncé le mot de génocide. La fin du débat, qui s’est aussi prolongé en coulisses, a révélé une certaine animosité et agressivité, certains dans l’auditoire demandant des comptes quant à l’oubli de nommer les choses par leur nom, à savoir le génocide en cours à Gaza.

Elias Sanbar et Dominique Sanbar

Conversation avec Elias Sanbar (6) historien, poète, essayiste et traducteur, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco et Olivia Gesbert, rédactrice en chef de la Nouvelle Revue Française. Né en 1947 à Haïfa – en Palestine mandataire, actuel Etat d’Israël – Elias Sanbar était le traducteur du grand poète Mahmoud Darwich / محمود درويش, disparu en 2008. Il ouvre la séance sur sa parole : « L’exil a été généreux » disait-il, et Elias Sanbar se reconnaît dans cette parole. Il donne pour référence Edward Wadie Saïd / إدوارد وديع سعيد, universitaire, théoricien littéraire et critique palestino-américain qui, en 1998, faisait le récit de ses années de formation : « Je suis né à Jérusalem et j’y ai passé la plupart de mes années d’écolier, ainsi qu’en Égypte, avant mais surtout après 1948, quand tous les membres de ma famille sont devenus des réfugiés… » La langue maternelle on ne vous l’apprend pas, poursuit-il. sa famille avait une grande fierté de la langue arabe.

Elias Sanbar dit être retourné en Palestine pour la première fois en 1984 voir sa maison natale. Il est retourné à la frontière pour refaire à l’envers le parcours qu’avait fait sa mère en le portant, avec le besoin de le reprendre pour l’effacer. Et il se souvient de son père lui disant : « Ouvre-toi à tout ce qui t’entoure là où tu seras. » Et s’il parle de transmission à sa famille il dit simplement « ils se sont emparés du sujet. » En 1981 il a participé à la fondation de la Revue d’études palestiniennes, écrit de nombreux articles et ouvrages, dont en 2010 le Dictionnaire amoureux de la Palestine. Dominique, son épouse, a lu le texte qu’un Indien avait énoncé à Seattle en 1999 lors de la seconde réunion ministérielle de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) – qui fut un échec retentissant : « Des gravats de notre terre nous verrons notre terre, laissez donc un sursis à la terre. Il y a des morts dans nos champs qui éclairent la nuit des papillons… » Et pour conclure avec la langue, Elias Sanbar dit se reconnaitre deux premières langues : « Je suis devenu Français par la langue, et j’ai une histoire amoureuse avec la langue arabe » comme il se reconnaît aussi deux lunes, « l’une dans le ciel, l’autre dans l’eau qui marche. »

Le choix du Festival d’Avignon et de son directeur, Tiago Rodrigues s’était porté pour cette 79ème édition sur la langue arabe, en soi ce fut déjà une superbe idée et qui collait à l’affligeante actualité de la guerre à Gaza. On peut regretter l’absence de textes dramatiques qui se sont trouvés réduits à leur plus simple expression – j’en vois deux, Chapitre 4 du Syrien Wael Kadour (cf. Ubiquité-Cultures du 27 juillet 2025) et Yes Daddy, des Palestiniens Bashar Murkus et Khulood Basel (cf. Ubiquité-Cultures du 29 juillet 2025). En revanche on a pu apprécier de nombreux gestes chorégraphiques forts venant de différents pays de la Méditerranée et du Moyen-Orient – rapportés dans nos différents articles du mois de juillet 2025 – et des débats de très haute qualité tels que nous en rapportons une partie ci-dessus, et qui donnent du grain à moudre. En cela, la 79ème édition fut réussie, autour du concept proposé, معاً Ensemble !

Brigitte Rémer, le 31 juillet 2025

Débats, au Cloître Saint-Louis, Festival d’Avignon, dans le cadre du Café des idées et en partenariat – (1) Dimanche 6 juillet à 11h30, Comment j’ai perdu ma langue, avec Nabil Wakim, journaliste, en partenariat avec l’Institut du Monde Arabe – (2) Mardi 8 juillet, à 10h, The Resistance Tour : comment les organisations culturelles publiques font-elles face à la montée des extrêmes ? avec Hortense Archambault, directrice de la Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis / MC93 de Bobigny – Ahmed El Attar, auteur, metteur en scène et directeur du Festival D-Caf (Le Caire) – Argyro Chioti, autrice, metteuse en scène et directrice du Théâtre national de Grèce (Athènes) – Milo Rau dramaturge et metteur en scène de La Lettre, directeur artistique du Wiener Festwochen (Vienne) – en partenariat avec le Wiener Festwochen – (3) Mercredi 9 juillet à 10h, Conversation avec Leïla Slimani, écrivaine, et Olivia Gesbert, rédactrice en chef de la Nouvelle Revue Française – en partenariat avec La NRF – (4) Dimanche 13 juillet à 11h30, Une langue arabe ? Des langues arabes ? Des origines à la pluralité, avec Jack Lang, président de l’Institut du Monde Arabe – Tiago Rodrigues, metteur en scène et directeur du Festival d’Avignon – Nisrine al-Zahre, directrice du Centre de Langue et Civilisation Arabes à l’IMA – Pierre Larcher, linguiste, professeur à l’Université d’Aix-Marseille Jean-Baptiste Brenet, philosophe, spécialiste de philosophie arabe et latine, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne – Ibrahim Akel, enseignant, Département d’études orientales, Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle – en partenariat avec l’Institut du Monde Arabe et l’Agence Française du Développement/AFD – (5) Mardi 15 juillet à 12h, Proche-Orient, les conditions de la paix, débat organisé par la Licra/Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, avec Ofer Bronchtein, président et co-fondateur du Forum international pour la paix – Eva Illouz, sociologue – Alain Blum membre du Bureau exécutif – Abraham Bengio, président de la Commission Culture – (6) Mercredi 16 juillet à 10h30, Conversation avec Elias Sanbar, historien, poète et traducteur, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco et Olivia Gesbert, rédactrice en chef de la Nouvelle Revue Française, en partenariat avec La NRF – crédit photo © Brigitte Rémer.

La Voix des femmes

Une célébration des 50 ans de la disparition d’Oum Kalthoum / أم كلثوم dite l’Astre d’Orient – Coordination Zeid Hamdan – avec le Printemps de Bourges et l’Institut du monde arabe – le 14 juillet à 22h dans le cadre du Festival d’Avignon, Cour d’Honneur du Palais des Papes. (Égypte-France).

© Christophe Raynaud de Lage

C’est étrange, une grande soirée s’annonçait, c’est une soirée qui fait flop ! Tous les ingrédients y étaient, la Cour d’Honneur, une grande Dame en référence, Oum Kalthoum, adulée dans tout le Moyen-Orient, un panel de grands noms au générique – Natacha Atlas, Camelia Jordana, Souad Massi, Abdullah Miniawy, Maryam Saleh, deux rappeurs (!) Danyl et Rouhnaa, d’excellents musiciens dont Oussama Abdel Fattah spécialisé dans la musique arabe classique et pour signature de grandes institutions comme l’Institut du monde arabe et le Printemps de Bourges.

Se succèdent les artistes, arrivant du fond de scène vers le micro sur pied à l’avant-scène, et repartant trois chansons plus tard. S’enchainent les chansons comme les perles d’un collier, sans transition, s’inscrivent des mots au kilomètre sans annonce de titre ni de l’artiste, des diapos qu’on ne raccorde pas à la scène. Les voix sont enfouies sous une technique qui les déforme, dans une réverbération et un écho confus. Pas de maître de cérémonie pour faire le lien donc pas de lien pas de dramaturgie. C’est un peu court !

Oum Kalthoum est la grande absente et ce n’est pas le petit foulard que chaque chanteuse tient à la main qui pourra faire apparaître l’Astre d’Orient et Quatrième Pyramide, ni les quelques photos en noir et blanc de son quartier d’enfance, ni les orchestrations méconnaissables. On s’égare, du passé au présent prétendant faire modernité et finalement on est nulle part.

Dommage car les musiciens notamment traditionnels côté cour – violon, qanûn, percussions et oud – sont éblouissants et donnaient de l’espoir. Ils remplissent les vides et assument les transitions et on s’accroche à eux pour sentir un peu de ce paysage musical si chaleureux qu’apportait Oum Kalthoum, grande chanteuse vénérée en Égypte et au Moyen-Orient. Mais cela ne suffit pas. Le public est glacé et la Cour d’Honneur inhabitée.

Brigitte Rémer, le 30 juillet 2025

Coordination Zeid Hamdan – Wael Koudaih, Rayess Bek, machines, sampler – Julien Perraudeau, clavier Mehdi Haddab, oud électrique – Joan Baz, vidéo – Ludovic Joyeux, son – Rima Ben Brahim et Camille Mauplot, lumières – Pia de Compiègne, scénographie. Idée originale Printemps de Bourges Crédit Mutuel – coproduction Printemps de Bourges Crédit Mutuel – Maison de la Culture de Bourges, Institut du monde arabe – Représentation en partenariat avec France Médias Monde.

Le 14 juillet 2025, Cour d’Honneur du Palais des Papes, Avignon – Festival d’Avignon : tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

Nour / ليلة النور

Nuit de lumière, célébration poétique de la langue arabe, avec l’Institut du Monde Arabe – Direction artistique et mise en scène, Julien Collardelle, Radhouane El Meddeb – Création le 15 juillet 2025 au Festival d’Avignon, Cour du Lycée Saint-Joseph.

Qui suis-je ?  Je suis ma langue / أنا لغتي

© Christophe Raynaud de Lage

Nour est une veillée, une forme d’urgence, une Nuit de lumière qui met la langue arabe sur le devant de la scène, langue élue pour l’édition 2025 du Festival d’Avignon. Une vingtaine d’acteurs et d’actrices ont dit, chanté, psalmodié et proféré les textes et la poésie, savante et populaire, nous invitant à traverser le temps.  De l’antéislamique avec ses ensembles de poèmes, les Mu’allaqât, au raï, des mâqams originels au rap d’aujourd’hui, de l’arabo-andalou à la musique soufie, de la Geste au récit, cette unique soirée a décliné les thèmes fondateurs de la langue, des arts et de la culture arabes. « La poésie humanise l’Histoire » disait Mahmoud Darwich. Nour est aussi un geste de résistance pour « dénoncer les discriminations et les dictatures, le génocide à Gaza et l’anéantissement programmé de la Palestine » rappellent en introduction Julien Collardelle et Radhouane El Meddeb, organisateurs de la soirée. « Après la tempête il reste quoi de la ville, après la tempête il reste quoi de moi ?… »

© Christophe Raynaud de Lage

Les artistes marchent vers nous, du fond de la scène. Ils font groupe et viennent de tous les pays du Moyen-Orient, de Beyrouth, Haïfa, Palestine, Alexandrie, Damas, Abu Dhabi, Amman, Baghdad. Une première actrice prend la parole. Les textes se lisent et se disent en langue originale, ils sont traduits et lus en français ou défilent sur écran, ainsi que des projections et le nom des poètes. « Nous étions sur le chemin, puis les hirondelles se sont envolées, comme les maisons. Les femmes de partout les ont accueillies, les hirondelles ont migré, carnage après carnage. »

Ils sont tous musiciens, chanteurs, comédiens, danseurs et diseurs, tous talentueux, tous engagés, certains connus d’autres moins, tous dans cette même communion pour célébrer la langue arabe. Ils déploient toutes les tessitures de voix et nombre d’instruments entre autres flûte, violoncelle, bendir et percussions, guitare, contrebasse, qanoûn, piano, trombone, claves, mizmar, etc. Ils donnent leurs vibrations et rythmes en partage. « Ils ont pris mon amour et sont partis vers le nord. Ô colombe qui survole les cieux de Damas, ô Damas l’heure est venue, lève-toi ! »

© Christophe Raynaud de Lage

La Cour du Lycée Saint-Joseph se remplit de leurs mots. Une poétesse mystique du VIIIème siècle succède au poète syrien Burhân al-Dîn, à Rûmî le philosophe persan et Hussein Mansour Al-Hallaj de Baghdâd, à Mohamed Sghaïer Ouled Ahmed de Tunisie, au poète palestinien Mohammed Al Qudwa originaire de Gaza, à la poétesse et performeuse Asmaa Azaizeh née à Dabbouriyeh (Galilée) vivant à Haïfa, au linguiste et poète libanais Saïd Aql, au grand poète de Baghdad al-Mutanabbī, et à tant d’autres. Les siècles se mélangent. Mystiques et profanes font vibrer la Cour du Lycée Saint-Joseph dans la beauté et la musicalité de la langue. « Mes larmes ont trahi ce que je voulais taire. »

© Christophe Raynaud de Lage

Jack Lang a voulu cette soirée, réalisée en partenariat avec L’Arabic Language Center d’Abu Dhabi et le Festival d’Avignon, lui qui n’a de cesse de défendre ardemment le plurilinguisme et la langue arabe en tant que Président de l’Institut du Monde Arabe. Le passé et le présent se mêlent, croisant les textes ancestraux à ceux des contemporains. Ces écritures célèbrent la nature, l’amour et l’érotisme, le sublime et l’invisible, le sacré et le populaire, le destin humain et croisent vie quotidienne, mythes, exil, révolte, résistance et liberté.

Nour est une soirée de lumière et de sens, de partage, qui rassemble de nombreux talents à travers des thématiques fondatrices. C’est une superbe initiative! « Voici ma langue, collier d’étoiles au cou de ceux que j’aime. Soyez le confluent entre mon corps et l’éternité du désert. »

Brigitte Rémer, le 28 juillet 2025

Avec : Lynn Adib, Mohammed Al-Qudwa, Nadim Bahsoun, Rim Battal, Nawel Ben Kraïem, Walid Ben Selim, Rodolphe Burger, Abo Gabi, Nidhal Jaoua, Naïssam Jalal, Ahmad Katlesh, Sary et Ayad Khalifé, Xamter Laureti, Mahdi Mansour, Emel Mathlouthi, Xalter Maureti, Abdullah Miniawy, Hala Mohammad, Ashtar Muallem, Jumana Mustafa, Lobna Noomen, Maryam Saleh, Naghib Shanbehzadeh, Samaa Wakim – Direction artistique et mise en scène, Julien Collardelle, Radhouane El Meddeb – Vidéo Randa Mirza – Consultants poésie Rima Abdul-Malak, Farouk Mardam-Bey – Direction technique Manuel Desfeux – Régie son Stéphane Bureau, Audrey Schiavi – Coproduction Institut du Monde Arabe avec le soutien de Abu Dhabi Arabic Language Centre, Festival d’Avignon – Avec le soutien de Souffle collectif – Remerciements à Jalila Bouhalfaya-Guelmami et son équipe, et à la Bibliothèque de l’IMA.

Nour / Nuit de lumière, célébration poétique de la langue arabe – Création le 15 juillet 2025 au Festival d’Avignon, Cour du Lycée Saint-Joseph, 62 rue des Lices, Avignon – Festival d’Avignon : tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

La dernière guerre ?  Palestine 7 octobre 2023 – 2 avril 2024

Texte d’Elias Sanbar, édité en avril 2024 par Tracts Gallimard n° 56.

Elias Sanbar, écrivain et ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, reprend les événements du 7 octobre 2023 qui font à nouveau basculer le monde et dont la source remonte à 1948 : « Je veux parler de la Nakba de 1948, quand ma mère me porta vers un exil que mes parents pensaient de courte durée. C’était un matin d’avril 1948. J’avais quatorze mois… »

Autant dire que l’auteur connaît l’exil et qu’il a su mener un parcours emblématique autour de la réflexion et de l’analyse liées au déchirement de ce Moyen-Orient où il n’a jamais pu vivre et où il défend depuis toujours la voix de la Palestine, son pays. « Si les Israéliens sont habités par la peur d’une disparition possible, les Palestiniens vivent quant à eux une disparition réelle, celle d’un déni d’existence définitif. »

Avant 1948 *

Elias Sanbar donne dès le départ sa lecture : « La naissance d’Israël n’était-elle pas la réponse adéquate au mal absolu que fut le nazisme ? Partant de cette réponse d’un droit de présence solitaire, exclusif sur la Palestine, il devint impensable pour la majorité écrasante des Israéliens d’accepter le fait que la naissance de leur État eût pu naître d’une injustice commise à l’égard d’un autre peuple… » Statut particulier lié aux souffrances ayant présidé à la naissance de l’État d’Israël, soutien à ce jeune État par de nombreuses nations, laxisme mondial quant aux terres dérobées. L’objectif israélien constate-t-il est de parachever la Nakba de 1948, comme le suggérait Ben Gourion – Premier ministre du pays de 1948 à 1954 puis de 1955 à 1963, l’un des fondateurs de l’État d’Israël – dans deux lettres adressées à son fils, Amos, en juillet et octobre 1937, lettres citées par Elias Sanbar : « Si je suis un adepte enthousiaste de la création d’un État Juif maintenant, même s’il faut pour cela accepter le partage de la terre, c’est parce que je suis convaincu qu’un État juif partiel n’est pas une fin mais un début… »

Et, de guerre en guerre, la situation s’est comme entérinée, selon le bon vouloir de ceux qui depuis 48 colonisent et de plus belle, au vu et au su de tous. Elias Sanbar met en lumière l’intention de Netanyahou et de son cabinet de guerre, au-delà de la contrattaque à Gaza, de viser et de vouloir récupérer Cisjordanie, Jérusalem-Est et réfugiés de 1948, en bref d’en finir avec tous les Palestiniens, d’où son mot d’ordre ressemblant à un ordre de mission : « Cette guerre est la dernière d’Israël, le dernière… » mot dont s’empare Elias Sanbar pour le transformer en question et en faire le titre de sa réflexion : La dernière guerre ?

1947 / Projet ONU *

 « Cette dernière guerre débute du côté israélien le 9 octobre, au lendemain d’un crime de guerre commis le 7 par le Hamas. » Personne n’imaginait « que des occupés fussent capables d’une telle prouesse technique et guerrière » à l’égard du pays le mieux protégé du monde, Israël, qui n’a rien vu venir et dont 250 otages ont été emmenés à Gaza.  « Un nouveau foyer de guerre s’est allumé au Proche-Orient après le massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023 suivi par les bombardements meurtriers d’Israël sur Gaza, territoire que l’auteur qualifie de prison à ciel ouvert. « Ces carnages, accompagnés de persécutions en Cisjordanie et de déclarations annexionnistes, ont réveillé la question palestinienne endormie » écrit Edgar Morin.

Elias Sanbar dénonce l’approximation d’un rapport de l’ONU au sujet de la violence sexuelle sur les otages israéliens, les hypothèses et fantasmes israéliens face à l’organisation des attaquants, le Hamas, les deux poids deux mesures des Occidentaux, la fausse naïveté de Netanyahou dans sa « déception de n’avoir pas été informé de l’opération » et l’embourbement qu’il recherche pour sauver sa peau. Vérité ou ruse ?

1967  – Guerre des Six Jours *

La réplique d’Israël conduit à des milliers de morts dont de nombreuses femmes et enfants, à l’anéantissement des structures de soin et des services de secours à tel point que le mot de génocide s’inscrit sur les tablettes des journalistes et que l’Afrique du Sud, s’inscrivant comme défenseur du droit, saisit la Cour internationale de Justice de La Haye le 29 décembre 2023. La Haye édite des mesures conservatoires donnant obligation à Israël d’assurer la sûreté et la sécurité des Palestiniens dans la bande de Gaza, mais n’appelle pas à un cessez-le-feu. La Cour est ensuite saisie par cinquante-deux États membres de l’ONU « pour avis consultatif sur la légalité de l’occupation en 1967 par Israël des territoires palestiniens. » La majorité des plaidoiries demande le retrait « immédiat, inconditionnel et unilatéral » d’Israël des territoires conquis en 1967. Israël ne répond à aucun ordre de la Cour internationale de Justice, l’ONU s’érode et sa crédibilité avec.

Elias Sanbar développe aussi le rôle de l’UNRWA, Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, une agence de l’ONU exclusivement dédiée aux réfugiés palestiniens à laquelle 6,5 millions de Palestiniens sont inscrits. Et l’auteur donne d’autres chiffres, notamment sur les habitants de Gaza dont 75% des 2,2 millions d’habitants ont statut de réfugiés palestiniens.

L’espoir de créer deux États s’est éloigné, voire effacé dans les hauts et les bas des tergiversations mondiales. On y croyait encore en 1991 lors de la Conférence internationale de paix de Madrid qui avait été précédée d’une session du Conseil national Palestinien, autrement dit du Parlement en exil, trois ans plus tôt, à Alger, en la présence de Yasser Arafat. Trente-trois ans après, aucune paix n’a vu le jour, et encore moins un État palestinien, note Elias Sanbar qui liste toute une série de questions, dont la question vitale : « Existe-t-il un moyen de tirer profit du désastre en marche pour trouver l’amorce d’une sortie par le haut de l’interminable conflit ? »

Situation aujourd’hui *

Malgré le sentiment d’impuissance qui domine, alors que « la guerre qui culmine aujourd’hui à Gaza est aussi une guerre contre la Palestine, toute la Palestine » l’auteur esquisse une série de possibles pour y réussir, sous réserve que « les puissances amies d’Israël quitte à cabrer dans son propre intérêt leur protégé, trouvent l’audace qui leur a tant manqué d’imposer une paix jusque-là réputée inatteignable. » Les puissances amies d’Israël, États-Unis en tête.

Elias Sanbar ferme son propos en ajoutant : « Sans mots, je me tiens devant la conclusion impossible de ce texte. » Il donne la parole à celui dont il fut l’ami et le traducteur, le poète Mahmoud Darwich, qui écrivait en 1992 dans Le Dernier discours de l’Homme rouge : « Laissez donc un sursis à la terre. Qu’elle dise la vérité. Quant à vous, quant à nous. Quant à nous quant à vous… Laissez donc, ô invités du lieu, quelques sièges libres pour les hôtes, qu’ils vous donnent lecture des conditions de la paix avec les défunts. »

Brigitte Rémer, le 1er août 2024

La dernière guerre ?  Palestine 7 octobre 2023 – 2 avril 2024 – Texte de Elias Sanbar, édité par Tracts Gallimard n° 56 – (3,90 euros).

*Les cartes ont été publiées le 11 décembre 2023 par L’Humanité. « Israël-Palestine : 4 cartes pour comprendre 75 ans de tragédie. »

Tawaf / طواف

Concert avec le duo palestinien Sabîl : Ahmad Al Khatib oudiste et Youssef Hbeisch, percussionniste et leur invité, Vincent Segal, violoncelle – dans le cadre du festival musical Arabofolies, à l’Institut du Monde Arabe.

@I MA-Alice Sidoli

Les trois musiciens présentent sur scène leur dernière composition, qu’ils ont gravée sur un superbe CD portant ce même titre, Tawaf, littéralement, ce qui est lié à un rituel religieux, et qui sort ce jour. Le duo palestinien, Sabîl, Ahmad Al Khatib oudiste et Youssef Hbeisch, percussionniste, ouvre le concert. Ahmad Al Khatib l’introduit de quelques mots annonçant le premier morceau, Maqâm li Ghazzâ / Maqâm pour Gaza en disant qu’il préférerait ne pas avoir à chanter la liberté, ce qui voudrait dire que Gaza vit dans la normalité.

Les modulations et ornementations des motifs mélodiques chantés par le oud dans sa variation des demi-tons, se développent avec persuasion et obstination. Les percussions y répondent, parfois dans un murmure et une spirale de répétition, parfois de manière décidée et incisive. Puis entre Vincent Segal, musicien aux expériences multiples, portant son violoncelle. Ahmad Al Khatib l’accueille et parle du Tawaf qu’ils s’apprêtent à jouer ensemble. Ces compositions sont nées pendant la période du covid, alors que chacun était enfermé sur soi.

@I MA-Alice Sidoli

Le premier morceau, The clock on the wall laisse perler le tic-tac du temps jusqu’à devenir oppressant. Le violoncelliste fait corps avec son instrument, qui apporte son mystère. Le violoncelle est solennel, il joue de sa voix grave et donne des sons continus velours. Le oud dialogue. Ensemble, ils montent dans les aigus puis se suspendent avant de reprendre souffle. Les clochettes offrent leurs sons cristallins. Vincent Segal joue avec archet et parfois sans, fait des pizzicatis, tire ses cordes, tape de son archet la table de l’instrument. Il y a de la vie, de la douceur, des temps qui se règlent et se dérèglent, des instruments qui se cherchent.

Dans le second morceau, 5 little minutes, le oud lance le thème avant que les musiciens ne se répondent avec fermeté, violence parfois et nostalgie, dans les tremblements et chuchotements. Vincent Segal souligne quelques phrasés de ses crotales. Le son s’éloigne et revient. Suit Oriental fantasy où Ahmad Al Khatib parle des deux chemins que les musiciens empruntent, celui de la pratique et celui de la transmission. Vincent Segal tisse la mélodie, le morceau a des inflexions jazz. On se fabrique des images. Vient ensuite Najaf, du nom d’une ville d’Irak située sur la rive droite de l’Euphrate, qui nous mène du côté de la musique soufie au son de la darbouka, marquant les notes venant de loin. Youssef Hbeisch en effleure la peau, le bruit sourd de la percussion enfle, on perçoit comme une marche dans le désert.

S’enchaînent les morceaux, ludiques et profonds, fougueux et retenus. Samai Ghofran, s’accompagne d’une autre darbouka de taille moyenne, pour un morceau joyeux et enlevé, comme une gigue. Baalback ferme d’un geste rapide et avec harmonie ce moment musical intense où les instruments sont en osmose, et les musiciens aux aguets.

@I MA-Alice Sidoli

Vincent Segal reçut le premier prix au Conservatoire de musique et de danse de Lyon avant de prendre de nombreux chemins de traverses, de jouer sur scène ou d’enregistrer avec de nombreux musiciens de haut niveau et de tous horizons comme Papa Wemba, maître de la rumba congolaise, Naná Vasconcelos, de Recife, percussionniste et maître archer de Berimbau, Ballaké Sissoko, magnifique joueur malien de Kora.

La conversation musicale se fait aujourd’hui entre le oud de Ahmad Al Khatib, le violoncelle de Vincent Segal et les percussions de Youssef Hbeisch. Ahmad Al Khatib a appris le oud à partir de l’âge de huit ans, formé par le maître palestinien Ahmad Abdel Qasem. Il s’est plongé dans la musique ancestrale de Palestine, a brillamment suivi un cursus de musicologie et appris le violoncelle occidental classique, en parallèle. C’est un surdoué tant de la théorie que de la pratique et de la transmission. Après plusieurs années passées à enseigner au Conservatoire national de Musique Edward Saïd à Jérusalem-Est – où il rencontre Youssef Hbeisch qui joue darbouka, bendir et riqq – il est contraint de quitter la Palestine. Il publie des ouvrages qui font référence sur l’enseignement du oud et la transcription musicale et a toujours été ouvert à d’autres langages que celui de son instrument. Il travaille en Suède où il s’inspire des musiques traditionnelles scandinaves. Ahmad Al Khatib et Vincent Segal se sont rencontrés au festival Les Suds à Arles, ensemble ils ont préparé l’enregistrement du CD.

Il y a de la rêverie et de la mélancolie dans cet album, des paysages qu’on est invité à imaginer et à traverser, des passerelles à emprunter, des crevasses à sauter. Il y a une musique méditative et fluide comme le sable qui s’écoule de la main. « On sent presque la saveur des grains de raisin croqués en répétition ou la beauté de la montagne qui accueillait l’enregistrement… » écrit Ahmad Al Khatib. Un beau concert programmé dans Arabofolies, un magnifique trio.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2024

Concert du 16 juin à 17h, dans le cadre du festival musical Arabofolies, qui se tient du 13 au 20 juin 2024, à l’Institut du Monde Arabe, 1 rue des Fossés Saint-Bernard, Place Mohammed V. 75005. Paris – métro : Jussieu – site : www.imarabe.org – tél. : 01 40 51 38 38 – En partenariat avec Le Bonbon et Tawaf, le CD @ La Clique Production – site : www.laclique-producton.com

Une Assemblée de femmes et Me and my soul

© Alice Sidoli

Soirée en deux temps : présentation du spectacle Une Assemblée de femmes, d’après le texte d’Aristophane, par le Théâtre National Palestinien-Al Hakawati, (direction Amer Khalil), adaptation Jean-Claude Fall, co-mise en scène Roxane Borgna, Jean-Claude Fall et Laurent Rojol – précédé de Me and my Soul, performance et chorégraphie de Raïda Adon – Vu le 22 septembre à l’Institut du Monde Arabe/Paris, dans le cadre du cycle Ce que la Palestine apporte au monde.

C’est une soirée exceptionnelle présentée par l’Institut du Monde Arabe, avec le Théâtre National Palestinien-Al Hakawati. François Abou Salem, directeur de la compagnie El-Hakawati l’avait fondé en 1984 à Jérusalem-Est, et la troupe est venue à plusieurs reprises au Théâtre des Quartiers d’Ivry, invitée par Elisabeth Chailloux et Adel Hakim qui le dirigeaient. Ce dernier a mis en scène avec la troupe plusieurs spectacles : Antigone, en mars 2012, repris en novembre de la même année (cf. notre article du 15 novembre 2012, dans Le Théâtre du Blog) puis repris en 2017 pour l’inauguration de la Manufacture des Œillets (cf. notre article du 12 janvier 2017, dans Ubiquité-Cultures) ; Chroniques de la vie palestinienne co-mises en scène avec Kamel El Basha, un hymne à la vie, à la création, aux rêves qui avaient force de témoignage, comme les photos de Nabil Boutros rapportées des territoires palestiniens et présentées dans le hall du théâtre (cf. notre article du 27 mars 2012, dans Le Théâtre du Blog) ; Des Roses et du Jasmin une traversée de l’histoire contemporaine et du conflit israélo-palestinien de 1944 à 1988, spectacle présenté en 2017 (cf. notre article du 30 janvier 2017, dans Ubiquité-Cultures).

© Alice Sidoli

Une Assemblée de femmes, autrement dit celles qui siègent à L’Assemblée, est issue de L’Assemblée des femmes, comédie grecque antique d’Aristophane composée vers 392 avant Jésus-Christ : les Athéniennes se rassemblent à l’aube pour décider de leur sort et prendre les décisions qui s’imposent pour sauver la cité, en lieu et place des hommes. Pour ce faire elles se travestissent en empruntant à leurs maris et derrière leur dos, pantalons et vestes, chapeaux et chaussures, se collent barbes et moustaches postiches. « Tâche de parler comme un homme, sois comme un homme, pense comme un homme » se disent-elles entre elles, s’encourageant les unes les autres. En soi la situation est déjà des plus comiques, d’autant quand les hommes se réveillent et qu’ils se retrouvent sans vêtements, se souvenant avoir rendez-vous à l’Assemblée, et pour cause, ils sont payés. Ils revêtent alors les robes de leurs épouses.

© Alice Sidoli

La pièce est une satire politique autant qu’une ode à la femme, à la justice, aux droits humains. Les femmes font corps et se regroupent pour faire pression et dire non à l’oppression et à la violence. Elles sortent et se battent comme des lionnes, relèvent des défis à commencer par celui du patriarcat et de l’autocratie. Plusieurs draps tendus artisanalement et posés côte à côte, forment des écrans derrière lesquels, éclairées par des falots, elles projettent leurs ombres et envoient une multiplicité de messages, complément au texte et aux actions qui se déroulent sur scène. Une échelle et un porte-voix pour accessoires, des projecteurs pour éblouir la salle et s’adresser au peuple, le public. On est entre le théâtre de tréteaux et le théâtre-forum.

« Vous avez bien fait tout ce qu’on a décidé ? s’inquiète l’une d’elle, qui s’inscrit comme leader. » C’est par le burlesque qu’elles font passer leurs messages et abolissent le rapport scène-salle. On les retrouve prenant place dans le public, au premier rang, jouant avec les espaces scéniques et les espaces de la salle, avec le public. « Les femmes ont plus d’idées que les hommes » profèrent-elles avec décontraction et conviction, « elles font les choses de façon plus sensible, elles ont la responsabilité de la famille. »  Ces femmes poussent très loin le jeu, montent un programme politique, l’une se verrait bien présidente, tout en déclarant que « chacun de nous est capable de changer le monde. »

© Alice Sidoli

Le télescopage hommes-femmes prête à une cacophonie attendue, souligné par des cris, des sirènes hurlantes, des gesticulations, de la provocation. « Qu’est-ce qui a été décidé ? » se risque à demander l’une d’elle. « De leur donner le pouvoir » répond un homme. Et toutes de lancer leurs vêtements empruntés pour partir travailler. Un homme questionne sa femme, avec démagogie, la réponse est une scène de ménage et la déclaration d’une urgence absolue. « Nous allons proposer tout cela… » dit une autre. « Et toi, tu en penses quoi ? » demande une troisième à la salle. Un écran s’illumine des mots de Mahmoud Darwish : « Nous avons tout sur cette terre pour que ça vaille le coup de vivre… » et toutes se tournent vers le public pour le questionner. S’engage un débat avec la salle, qu’elles réussissent à maitriser : « Nous voulons entendre de vous. C’est le moment de… Donnez-nous vos idées. » Quelques questions fusent autour de l’impérialisme occidental, de l’éducation, de la violence conjugale, des religions, de l’apartheid vécu en Palestine.

Leur programme est annoncé, telle une belle utopie : « tout est à tous, on partage les terres et l’argent, les biens et les ressources et on fait communauté ; c’est la fin des puissants, personne ne pourra voler personne, tout le monde travaillera la terre… Il nous faut essayer. » Et chacune y va de son paradoxe : « Qui s’occupera de la maison ? Je peux vivre sans eux, oui mais qui nous remontera le moral ? » Et l’un apporte ses trois valises, pleines de ses affaires personnelles, pour partager : « Tu es fou, un peu de bon sens… » le reprend-on. Un autre attend de voir ce que fait le voisin. Deux autres semblent sceptiques et expriment leurs doutes et les choses se diluent, « il y a tant de choses qu’on a décidé de faire et qu’on ne fait jamais… » Et les Palestiniennes et Palestiniens présents sur scène, constatent leur capacité d’adaptation : « En Palestine, on change le monde tous les jours. »

La chute du spectacle leur donne du courage et des slogans : « Vous êtes fortes et vous êtes uniques. Femmes du monde, soyez fières d’être femmes. » On ne sait si, dans son Assemblée des femmes, Aristophane tournait en dérision l’utopie sociale et politique du pouvoir des femmes, ou les admirait, mais on peut lire la pièce comme un plaidoyer sur le vivre ensemble et la place des femmes, tant dans la société qu’en politique. Le Théâtre National Palestinien-Al Hakawati, et particulièrement les actrices, qui, le temps de la pièce, prennent le pouvoir, sont remarquables de causticité et de mobilité dans leur prise de parole publique et dans le langage théâtral qu’elles élaborent. On ne sait plus vraiment où l’on est : Athènes, Paris ou Jérusalem-Est dans sa tradition du Hakawati, le conteur arabe.

R. Adon, Me and my soul © A. Sidoli

Précédant une Assemblée de femmes, une performance et peinture vidéo signée de Raida Adon, Me and my soul, était présentée, dans une chorégraphie de Renana Raz. La forme mêle design vidéo et projection live réalisé par Asia Nelen, la danse est interprétée par Raida Adon. Une intervention proche du théâtre d’ombres où l’artiste dialogue avec son ombre, avec elle-même, et commente un texte poétique par ses dessins. Elle apporte un univers onirique face à la guerre, parle de résilience et d’espoir. Des oiseaux meurent en plein vol et se transforment en avion, des corbeaux de mauvais augure rôdent. Raida Adon mène un jeu à deux, basé sur le dédoublement et le face à face. Elle se relève et tombe, efface de sa jupe quelques signes qui se répètent et se déforment. Elle marche, puis se couche le long de l’écran qui affiche une croix, des cloches, les pleureuses. Elle grave ses dessins sur l’écran, s’allonge contre un corps mort, donne la main à une forme humaine-un squelette, puis son mouvement se suspend, elle chante et se fond au végétal. L’écran s’éteint, on entend le bruit de la mer qui se retire, au loin, et dont les couleurs se délavent et s’épuisent. Artiste palestinienne multimédia, Raida Adon lie ses œuvres – présentées dans plusieurs galeries et musées internationaux – à sa biographie, évoquant les nations en conflit et les relations entre les sociétés interdépendantes.

Le cycle proposé par l’IMA Ce que la Palestine apporte au monde a débuté au mois de mai et se poursuit jusqu’à la mi-novembre. Son objectif était d’évoquer la Palestine à l’heure où elle semblait quelque peu délaissée et de la montrer telle qu’elle inspire le monde, dans sa complexité et sa richesse, d’explorer, « comment vit, s’exprime et se perçoit la Palestine aujourd’hui. » Dans la crise du pire qui s’est invitée depuis le 7 octobre dernier et à laquelle elle fait face, et avec elle le monde, qu’en sera-t-elle demain ?

Brigitte Rémer, le 27 octobre 2023

Une Assemblée de femmes, avec :  Fatima Abu Alul, Ameena Adilehn, Iman Aoun (comédienne et directrice du Théâtre Ashtar), Mays Assi, Firas Farrah, Nidal Jubeh, Shaden Saleemn,  Amer Khalil (comédien et directeur du Théâtre National Palestinien-Al Hakawati) – adaptation,  Jean-Claude Fall – co-mise en scène Roxane Borgna, Jean-Claude Fall et Laurent Rojol – interprète Dana Zughayyar – traduction de la pièce d’Aristophane en arabe palestinien Ranya Filfil – Création franco-palestinienne par le المسرح الوطني الفلسطيني/ الحكواتي The Palestinian National Theatre, coproduite par le TNP, la Manufacture/compagnie Jean-Claude Fall, l’Institut Français de Jérusalem-Chateaubriand, avec le soutien du Consulat Général de France à Jérusalem – Me and my soul, Performance et peintures vidéo, Raida Adon – chorégraphie, Renana Raz – design vidéo et projection live, Asia Nelen.

Exposition Ce que la Palestine apporte au monde, du 31 mai au 19 novembre 2023, du mardi au vendredi de 10h à 18h, samedi et dimanche de 10h à 19h. Fermé le lundi – Institut du Monde Arabe, 1 Rue des Fossés Saint-Bernard, Place Mohammed-V, 75005 Paris – métro : Jussieu – site : www.imarabe.org – (cf. notre article du 30 juin 2023, dans Ubiquité-Cultures).