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This is how you will disappear

© Christophe Raynaud de Lage

Conception, mise en scène, chorégraphie et scénographie Gisèle Vienne, texte Dennis Cooper,  création musicale Stephen O’Malley et Peter Rehberg – créé en collaboration avec et interprété par Jonathan Capdevielle, Nuria Guiu Sagarra et Jonathan Schatz – au Théâtre de la Colline, en coréalisation avec Chaillot/Théâtre national de la Danse.

On se trouve dans une forêt de sapins, flamboyante et inquiétante, quelques arbres d’autres familles et de diamètres divers y ont pris place, certains décharnés mais fiers comme des figures-totems. Dans ce décor tourmenté, au milieu d’un tapis de feuilles mortes, une jeune gymnaste en juste-au-corps blanc s’entraîne, (remarquable Nuria Guiu Sagarra) à la recherche de la perfection : grands écarts, de face, de profil, figures acrobatiques, torsions extrêmes. L’entraînement se fait sous le regard d’un coach en survêtement blanc, inscription France au dos (Jonathan Capdevielle).

© Christophe Raynaud de Lage

L’ambiance est étrangement malsaine, les deux personnages ont d’ailleurs surgi du dessous des feuilles, d’emblée on se pose la question : l’a-t-il violée, quel est le deal entre eux ? L’entraînement est rude, exigeant, froidement effectué froidement accompagné, plus proche de l’acte de torture que d’un entrainement bienveillant. Le dialogue ajoute à la tension ambiante. L’homme évoque l’idée de la jeter à la rivière… L’entraînement doit être parfait, exige-t-il et il la menace avant de la lâcher avec violence et de disparaitre. Blessée, elle en reste un instant comme pétrifiée, et le temps se suspend. Puis elle attrape son sac à dos, qui restera suspendu à une branche tout au long du spectacle, y prend quelques gâteaux, ôte ses tennis comme si elle sortait du gymnase, et se rhabille. Dans l’ombre, une silhouette noire, à peine perceptible et le bruit d’un torrent qui descend la montagne. Silence. Pesanteur.

Restée seule, ce sont les éléments qui se lèvent, quelques feuilles mortes commencent à doucement voltiger, elle, exécute une sorte de danse obscure, puis le vent se lève de plus en plus violemment et la terre se soulève formant comme des nuages bruns qui s’enroulent avec force en spirales. Le spectacle est d’une grande beauté. D’autres nuages bruns tombent aussi du ciel. C’est la tourmente. À travers ces épais nuages nous sommes comme projetés au fond de la rivière où le corps de la jeune femme qu’on devine par le point blanc de son juste-au-corps à peine perceptible est roulé dans les flots. Les images sont impressionnantes, d’une grande beauté picturale et la bande son de forte intensité insiste sur l’inhospitalier par ses grincements, crissements, grésillements, froissements, claquements, sons continus et grandes orgues, chuchotements, nous propulsant dans l’au-delà et le fantasme. Les sons de la forêt sont amplifiés. Un long temps s’écoule où le noir est quasi absolu et où, imperceptiblement, se poursuit le déplacement des nuages.

© Christophe Raynaud de Lage

Entre alors en piste ce personnage d’ombre à peine entrevu et qui se trouve à son tour sur le devant de la scène (Jonathan Schatz). Un musicien, un junkie qui raconte en balbutiant avoir poignardé une jeune fille. Le coach vient lui régler son compte et le tue. La scène est rejouée dans la forêt par des mannequins représentant les personnages. L’hallucination est totale. Puis le coach s’arme d’un arc sophistiqué. Un oiseau traverse la scène de cour à jardin, puis un rapace, buse, circaète ou effraie, se pose sur une branche. Très détachée la jeune gymnaste rapporte la flèche qu’elle tient dans la main.

Avec This is how you will disappear, le spectateur traverse une expérience sensorielle, écologique, géologique et climatique, physique et mentale, des plus singulières. Il entre dans la poussière du tableau entre l’incarné et le désincarné des personnages, la jeune athlète et les  éléments scénographiques servant de fil conducteur à la narration. Le temps, la mémoire, l’espace mental, le trouble et la perception, les rapports de force et la violence sourde, s’inscrivent au générique de la démarche de la talentueuse Gisèle Vienne, chorégraphe, marionnettiste, metteure en scène et plasticienne, férue de philosophie et de musique. (cf. notre article sur L’Étang, du 28 décembre 2022).

Brigitte Rémer, le 13 janvier 2023

Avec Jonathan Capdevielle, Nuria Guiu Sagarra et Jonathan Schatz – création musicale Stephen O’Malley, Peter Rehberg- remix, interprétation et diffusion live Stephen O’Malley – texte et paroles de la chanson Dennis Cooper – lumières Patrick Riou –  sculpture de brume Fujiko Nakaya – vidéo Shiro Takatani – stylisme et conception des costumes José Enrique Oña Selfa – fauconnier Patrice Potier/Les Ailes de l’Urga – remerciements pour leurs conseils Anja Röttgerkamp et Vilborg Àsa Gudjónsdóttir – conception des poupées Gisèle Vienne – construction des poupées Raphaël Rubbens, Dorothéa Vienne-Pollak, Gisèle Vienne – reconstitution des arbres et conseils Hervé Mayon/La Licorne Verte – vidage et reconstitution des arbres François Cuny/O Bois Fleuri, les ateliers de Grenoble – création maquillages, perruques, coiffures Rebecca Flores – programmation vidéo Ken Furudate – ingénierie brume Urs Hildebrand – réalisation des costumes Marino Marchand – réalisation du sol Michel Arnould et Christophe Tocanier – traduction des textes de l’anglais (États-Unis) au français Laurence Viallet – This is how you will disappear a été créé le 8 juillet 2010 au Festival d’Avignon.

Du 6 au 15 janvier 2023, du mercredi au samedi à 20h30, mardi à 19h30 et dimanche à 15h30, à La Colline, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro : Gambetta – Sites : www.colline.fr et www.theatre-chaillot.fr – En tournée les 2 et 3 mars 2023 à la MC2/Maison de la Culture de Grenoble.

L’Étang

© Estelle Hanania

D’après l’œuvre originale Der Teich, de Robert Walser – conception, dramaturgie, mise en scène, scénographie Gisèle Vienne – au Centre Pompidou, dans le cadre du Festival d’Automne.

C’est un court texte de jeunesse écrit par Robert Walser (1878-1956), l’un des grands romanciers allemands de l’après-guerre, le seul qu’il ait rédigé dans sa langue natale, le suisse-allemand, parole intime qu’il avait offerte à sa sœur. Walser, qu’on connaît notamment par Les Enfants Tanner, est une sorte de rebelle pacifique à la plume incisive qui s’intéresse à ce qu’on pourrait nommer des anti-héros. Dans L’Étang, un enfant qui se sent mal aimé par sa mère va la mettre à l’épreuve et simuler un suicide pour mesurer l’amour qu’elle lui porte. À partir de ce drame familial, la détresse adolescente, Gisèle Vienne questionne les sentiments et la violence de la norme sociale inscrite dans les corps, joue sur les limites entre conscient, inconscient et subconscient, fait émerger les images qui l’envahissent et qui vont nous submerger.

Chorégraphe, marionnettiste, metteure en scène et plasticienne, Gisèle Vienne est habitée d’images fortes, denses et singulières, et travaille sur la perception. Elle est entourée de deux actrices remarquables, Adèle Haenel et Julie Shanaban, porteuses des fantasmes de personnages démultipliés, et de leurs voix intérieures amplifiées et dissociées. La partition-texte étant éclatée, au-delà de leurs propres rôles Adèle Haenel, interprète principalement Fritz, le fils au rôle central, large blouson et casquette sur la tête ainsi que les voix d’autres enfants et adolescents ; Julie Shanaban, interprète principalement les voix et le corps des deux mères ainsi que la voix du père. Leur travail est d’une grande précision.

Le spectateur est placé face à une immense boîte blanche dans laquelle sont installés une quinzaine de mannequins, d’élégantes poupées, jusqu’à ce que la porte s’entrebâille et qu’elles soient délicatement prises dans les bras et retirées une à une du plateau, vision évanescente. Puis il prend possession de la scène où se trouvent quelques rares accessoires dont un lit et quelques affaires éparpillées au sol, signe d’une chambre d’adolescent. Les paroles échangées entre mère et fils sont souvent virulentes et la détresse, absolue : « moi aussi j’ai envie de tout cramer », « La prochaine fois je te battrai aussi, moucharde ! » « Il faut savoir se taire… Tais-toi ! » On voyage aux frontières de l’irréalité, de la folie, dans la métamorphose et jusqu’à la métempsycose, le rêve, les absences, la souffrance, la famille en est la chambre d’écho. A certains moments on est au paroxysme, à d’autres s’impose la qualité du silence… Il y a la course, les déchirures, les chutes… « Il est parti… Il va se noyer… La vie… déchirée… »

© Estelle Hanania

Tous les éléments du spectacle, musique, espace, lumières, s’articulent et participent de la singularité de l’écriture scénique. La complicité artistique qui s’est construite depuis plus d’une douzaine d’années entre Gisèle Vienne et Stephen F. O’Malley, compositeur, ouvre sur une écriture musicale qui entre dans le processus de création et fait partie intégrante du jeu des actrices, de même que le morceau original composé par François J. Bonnet. La création sonore d’Adrien Michel complète la partition et traduit l’état d’esprit et les sentiments : éclats de voix, bruits d’avion, essoufflements, grincements, etc. comme traduction de mondes angoissés. La lumière d’Yves Godin est remarquable. On passe du blanc cru aux couleurs dégradées, bleu, vert, rose, orange, noir avec pour points lumineux les cigarettes. Tout converge vers le trouble et l’étrangeté, jusqu’au baiser, tableau final de la perte de l’innocence. On est entre subversion, transgression, émotions, déconstruction et déréalisation. On est dans le jeu de la vie et de la mort, dans le non-sens, dans la trace et l’enfermement. On est dans la solitude.

Gisèle Vienne déplace nos regards par sa vision hypnotique. Formée à l’Institut international de la marionnette, elle s’est nourrie de littérature et de philosophie et son regard de plasticienne met en jeu l’espace, la lumière, la danse et la musique. Fondée en 1999, sa compagnie a créé une quinzaine de spectacles et développé de fidèles complicités artistiques comme avec Dennis Cooper et Jonathan Capdevielle. Kerstin Daley Baradel, actrice avec qui la metteure en scène avait élaboré ce travail, est décédée en juillet 2019, le spectacle lui rend hommage. « Comme c’est calme ici. Comme les sapins se reflètent dans l’eau. Comme les branches dégoulinent, en silence, tout doucement. On dirait un chant. Sur l’eau, les feuilles nagent comme de petits bateaux. Voilà un lieu pour être bien triste et mélancolique. Mais je ne suis pas venu ici pour pleurer » écrit Robert Walser.

Brigitte Rémer, le 28 décembre 2022

Conception, mise en scène, scénographie Gisèle Vienne – Interprétation Adèle Haenel et Ruth Vega Fernandez – Direction musicale Stephen F. O’Malley – Musique originale Stephen F. O Malley, François J. Bonnet – Lumière Yves Godin – Assistanat en tournée Sophie Demeyer – Regard extérieur Dennis Cooper, Anja Röttgerkamp – Traduction française Lucie Taïeb, à partir de la traduction allemande de Händl Klaus et Raphael Urweider – Collaboration à la scénographie Maroussia Vaes – Conception des poupées Gisèle Vienne – Création des poupées Raphaël Rubbens, Dorothéa Vienne-Pollak et Gisèle Vienne en collaboration avec le Théâtre National de Bretagne – Fabrication du décor Nanterre-Amandiers CDN – Décor et accessoires Gisèle Vienne, Camille Queval et Guillaume Dumont – Costumes Gisèle Vienne, Camille Queval et Pauline Jakobiak – Maquillage et perruques Mélanie Gerbeaux – Régie générale Richard Pierre – Régie son Adrien Michel et Mareike Trillhaas – Régie lumière Iannis Japiot et Samuel Dosière –  Régie plateau Antoine Hordé.

En tournée : 22 au 24 février 2023 : Théâtre populaire romand La Chaux-des-Fonds, La Chaux-des-Fonds (CH) – 28 février, 1er et 2 mars 2023 Centre dramatique national Franche Comté, Besançon (FR) – 30, 31 mars, 1er avril 2023 Théâtre de l’Union, Centre dramatique national du Limousin, Limoges (FR) – 14 et 15 avril 2023, Theater im Pfalzbau, Ludwigshafen (DE).