Archives par étiquette : Full Moon

Full Moon

Chorégraphie de Josef Nadj – musiques de l’Art Ensemble Of Chicago, Fritz Hauser, Famoudou Don Moye & Tatsu Aoki, Malachi Favors Maghostut & Tatsu Aoki, Peter Vogel, Christian Wolfarth, Lucas Niggli – Vu au Théâtre Romain Rolland de Villejuif.

© Laurent Philippe

Un personnage en costume noir, mains et pieds blancs de peau, homme sans visage, énigmatique, venu d’on ne sait où, entre dans le cercle de lumière. Vers quoi se dirige-t-il ? quelle est sa traversée ? On le dirait en déséquilibre.

Il s’efface, laissant place à un groupe d’hommes africains qui recule lentement, tous reliés par un fil. Quelques signes-symboles apparaissent, une fléchette, l’exécution en duo des gestes du quotidien comme au village, l’un moud le grain l’autre pétrit le pain. L’atmosphère est lourde, quelque chose de l’ordre du magique et du sacré recouvre le plateau, subtilement éclairé dans des jeux de semi-obscurité (lumières et régie générale, Sylvain Blocquaux). Dans l’ombre et comme en écho, d’autres danseurs. Main, bras, se meuvent, alternativement, en une gestuelle abstraite. Ils sculptent l’espace dans des jeux de mains d’une grande précision.

© Laurent Philippe

La bande-son apporte une clameur, comme un ressac. Une roue à eau tourne. Apparitions disparitions. On porte la divinité. Mouvements d’ensemble, tremblements et spasmes s’écrivent, entre dialogues et mouvements contraires. Une belle énergie se dégage de l’ensemble. Les danseurs portent des cagoules noires et se transforment en guerriers, jusqu’à ce qu’une certaine folie s’empare d’eux. Soupirs, exclamations, réactions vocale et physique. Ils se désarticulent au son des percussions aigues et frappes de tambour. Le groupe se resserre. Costumes couleur anthracite avec galons ou appliqués (costumes Paula Dartigues), visages effacés. Les danseurs sautent, se portent. À l’arrière, le personnage énigmatique les regarde.

Le spectacle se construit par séquences. Les danseurs communiquent par sémaphore : gestes, doigts, mobilité des jambes, mime. L’un naît du groupe, du souffle du groupe, ils se décalent, se passent le relais, puis glissent comme des vagues sur le sol.  Accélérations. Décélérations. Tout est fluide, inventif, ludique parfois. D’une grande finesse, les corps balancent, la danse se dessine avec élégance et maîtrise. Les danseurs s’engagent, bras, jambes, corps, interprétation des rythmes, chacun existe dans un ensemble. Ils s’apostrophent et parlementent, comme au village, se regroupent en fond de scène. L’un est porté comme un prince tandis que le saxo transmet l’image de la mort, et du tombeau.

© Laurent Philippe

Changement de séquence menée par la trompette qui entraîne la fête. Comme des marionnettes et comme s’ils battaient le tambour, les danseurs s’avancent. La lumière baisse. Seul reste un masque, imposant, et le bruit de la mer. Et quand se découvre la pleine lune, ils tournent sur eux-mêmes, se déplacent avant-arrière. Sept d’entre eux s’alignent face aux spectateurs, rient, jettent des sorts. Ils marquent des temps, des silences, font des percussions avec le corps. Quelques séquences plus libres laissent penser à de l’improvisation. Les mouvements sont comme des allégories. La variation des gestes est impressionnante de précision. Le groupe porte le personnage sans visage, dans une sorte de respect avant de s’effacer devant l’Ancien qui entre, portant deux bâtons. Ils bondissent sur un chemin de lumière. Du bâton sort le sable, la terre. La transmission se fait, entre générations.

Le bruit des margouillats, la contrebasse, se font entendre. Des cris et des dialogues fusent. On abat des arbres, les oiseaux chantent. Mêmes mouvements en décalé. Scie, perceuse. Le rythme, s’accélère, ils sont là, décidés. Un avion tourne au-dessus de l’Homme sans visage. Tous reviennent et portent un masque de mort et des vestes aux couleurs chaudes, des chapeaux. La danse devient très expressive. Ils habitent l’espace en des gestes hétéroclites, bras en l’air et balancés. Trompette, musique de danse, harmonica fortissimo se succèdent. Ils reculent jusqu’à s’effacer du plateau.

© Laurent Philippe

Le bord de plateau qui a suivi la représentation en présence des danseurs et du chorégraphe a donné certaines clés de sa perception par rapport à l’Afrique. Sept des huit danseurs présents ici l’étaient déjà dans Omma, sa création précédente – cf. notre article du 6 novembre 2021. À la recherche des fondements de la danse, deux univers se rencontrent, celui de Josef Nadj, venant de Voïvodine (ex. Yougoslavie, dans l’actuelle Serbie), et celui de l’Afrique où les danseurs apportent leurs rythmes et énergies. Pour les rencontrer il a séjourné longuement en Afrique, notamment au Mali et au Burkina Faso, regardé, écouté, ressenti, observé le rapport à la terre et à la communauté, dans les villages Dogon du Mali. Il s’est nourri de ce qui l’entourait et a construit une gestuelle en réponse aux impulsions qu’il percevait. C’est un travail de longue haleine, réalisé sur cinq ans, un long cheminement pour mettre à distance sa propre culture, ses traditions et son histoire. Dans la danse, il a recherché les figures inédites de la communauté et compare sa démarche à celle d’un jardinier. « Il faut du temps et de l’attention pour que les choses poussent » dit-il.

Les danseurs viennent du Burkina Faso, du Congo Brazzaville, de Côte d’Ivoire et du Mali. Ils s’appellent Timothé Ballo, Abdel Kader Diop, Aipeur Foundou, Bi Jean Ronsard Irié, Jean-Paul Mehansio, Sombewendin Marius Sawadogo, Boukson Séré. Leurs formations sont diverses et multiples. Ils ont appris de la rue, du sport, du conte, du théâtre, des danses urbaines et de la modern-jazz, d’écoles d’art, d’ateliers et de centres chorégraphiques. Avec eux Josef Nadj a dialogué sur la musique et partagé son goût pour l’écriture musicale de Charles Mingus, Cecil Taylor ou Anthony Braxton.

© Laurent Philippe

Josef Nadj, danseur, chorégraphe, plasticien et photographe, définit la danse en ces termes : « ce sont des états qui me portent, des formes, du temps, cet espace perdu. » Il parle de la danse comme d’une autre langue, la sienne propre, avec laquelle il exprime tout ce qui ne passe pas par les mots, évoque le sens du rituel qu’on est en train de perdre. Il lie dans le spectacle cette figure énigmatique qui vient d’ailleurs et qu’il incarne, à la transmission. Un personnage né par la figure de la marionnette qui s’est invitée dans les répétitions, idée d’abord transmise par des objets, puis par l’idée qu’il pouvait incarner, lui, danseur, cette troublante figure sans visage. Le spectacle Full Moon est chargé, quand dès le début la lune se lève, majestueuse et magique. « La pleine lune d’Afrique n’est pas celle d’Europe, elle communique comme une énergie particulière. Full Moon c’est la danse de l’énergie » conclut-il. Un spectacle à ressentir et à méditer. Son énergie est positive !

Brigitte Rémer, le 12 mai 2025

Interprètes : Timothé Ballo, Abdel Kader Diop, Aipeur Foundou, Bi Jean Ronsard Irié, Jean-Paul Mehansio, Sombewendin Marius Sawadogo, Boukson Séré et Josef Nadj. Collaboration artistique Ivan Fatjo – régie générale et lumières Sylvain Blocquaux – costumes Paula Dartigues – musiques : Art Ensemble Of Chicago, Fritz Hauser, Famoudou Don Moye & Tatsu Aoki, Malachi Favors Maghostut & Tatsu Aoki, Peter Vogel, Christian Wolfarth, Lucas Niggli.

Production, diffusion Bureau Platô Séverine Péan et Mathilde Blatgé – administration de production Laura Petit – production déléguée Atelier 3+1 – coproductions : Montpellier Danse, Le Trident, Scène nationale de Cherbourg, MC 93 Maison de la culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny, Charleroi Danse, Le Tropique Atrium, Fort-de-France, Théâtre des Salins, Scène nationale de Martigues, Le Théâtre d’Arles.

Vu le 30 mai 2025 au Théâtre Romain Rolland, 18 rue Eugène Varlin. 94800. Villejuif – sites : https://trr.fr – et www.josefnadj.com