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Bajazet/en considérant le théâtre et la peste

© Mathilda Olmi

D’après Jean Racine et Antonin Artaud, mise en scène de Frank Castorf, MC93 Bobigny / Festival d’Automne à Paris.

Publiée en 1672 et créée la même année, Bajazet est la septième pièce de Racine. L’auteur  a trente-trois ans et inscrit son propos dans un contexte orientaliste. L’action se passe dans le sérail du Sultan ottoman Amurat, parti faire le siège de Babylone et croise plusieurs intrigues où se contredisent passions amoureuses et intérêts politiques. En l’absence du Sultan, le vizir Acomat (Mounir Margoum) et son confident, Osmin (Adama Diop), complotent pour mettre sur le trône Bajazet (Jean-Damien Barbin), frère du Sultan mais ce dernier craignant son influence, prend les devants et intime l’ordre de le tuer. Or deux femmes sont amoureuses de Bajazet : Roxane, ancienne esclave et favorite du Sultan, chargée des pleins pouvoirs en son absence (Jeanne Balibar), qui a fait d’Atalide (Claire Sermonne) son ambassadrice auprès de Bajazet, et Atalide elle-même, secrètement amoureuse et aimée de Bajazet. Roxane détient le sort de Bajazet entre ses mains et les deux femmes se battent pour sa survie. Quand Roxane comprend l’attirance de Bajazet pour Atalide, elle change de cap et propose à son héros, un marché : le sauver, vivre et régner avec lui, la mort d’Atalide en échange. Bajazet refuse et est exécuté, tandis qu’Atalide, croyant encore en son salut, avoue à Roxane l’amour qu’elle lui porte, déchaînant un océan de jalousie et de violence. Chez Racine, Roxane puis Bajazet sont assassinés selon les ordres d’Amurat qui invite Atalide à le suivre. Cette dernière refuse et se suicide.

Dans la mise en scène de Frank Castorf, malgré son absence physique, Amirat le Sultan, est omniprésent par un portrait géant tombant des cintres qui le représente, bordé d’une enseigne lumineuse inscrivant Babylone en toutes lettres. Le Sultan aux yeux d’agate et au regard de ruse et riche drapé, coiffé d’un imposant turban des mille et une nuits, est le pouvoir incarné et le point central de la scénographie. Le plateau est dépouillé, une tente bédouine/le sérail, s’y trouve côté jardin, et une grande cage côté cour, les lumières tamisées appellent la conspiration et l’intrigue amoureuse (scénographie Aleksandar Denic, lumières Lothar Baumgarte). La pièce maîtresse, comme toujours chez le metteur en scène, se construit autour d’images filmées in situ par une caméra qui les transmet en direct, sur grand écran (vidéaste Andreas Deinert). Le spectateur devient témoin, ici voyeur et même acteur de la vie du sérail qui se déroule en coulisses.

Dans la mise en scène, tout tourne autour du personnage de Roxane, de la force de ses sentiments et de sa passion déchirante, et bientôt déchirée, pour et par Bajazet. Une Roxane vue et revue sous toutes les coutures, d’abord moulée dans une combinaison noire on ne peut plus ajustée, sorte de sirène aux sandales-coturnes, plus tard torse nu sous un vêtement rouge vermeil et perruque blonde de travestissement (costumes, Adriana Braga Peretzki). Entre temps, nudité absolue par écran interposé, allant chercher au plus intime de la peau et des expressions. De fait, dans le spectacle, l’image prend le pas sur la scène et insiste sur la nudité, le désir et le sexe.

Frank Castorf prend aussi le pari de rapprocher deux mondes a priori éloignés l’un de l’autre, et intercale l’univers d’Antonin Artaud dans la tragédie racinienne. Les deux auteurs sont dans la provocation et appellent le théâtre de la cruauté, ils sont dans l’utilisation d’images filmées, mais on ne reconnaît, dans la décomposition des textes, ni la logique racinienne ni l’incandescence d’Artaud, et cela opacifie la lecture des deux univers. « Une vraie pièce de théâtre bouscule le repos des sens, libère l’inconscient comprimé, pousse à une sorte de révolte virtuelle et qui d’ailleurs ne peut avoir tout son prix que si elle demeure virtuelle, impose aux collectivités rassemblées une attitude héroïque et difficile » écrit Antonin Artaud dans « Le théâtre et la peste » (cf. Le Théâtre et son double), mais le public n’est pas toujours partant pour l’héroïsme.

Né en 1951 en Allemagne de l’Est, Frank Castorf, a débuté comme metteur en scène dans les années soixante-dix. Il s’attire les foudres des autorités de RDA avec Tambours dans la nuit de Brecht et Maison de poupée d’Ibsen, en 1984. Pendant plus de vingt-cinq ans à la tête de la Volksbühne de Berlin, les spectacles qu’il y présente sont radicaux : Alkestis, d’après Euripide en 1993, une adaptation de La Cité des femmes de Federico Fellini en 1995, Les Mains sales de Jean-Paul Sartre, en 1998. Il s’empare de textes, littéraires et dramatiques et les met en scène de manière souvent iconoclaste : Le Maître et Marguerite de Boulgakov en 2002, Forever young de Tennessee Williams en 2003, Nord d’après Céline en 2007, Médée de Sénèque en 2009, L’Avare de Molière en 2012, La Cousine Bette d’après Honoré de Balzac en 2013, La Tétralogie de Wagner au Festival de Bayreuth, en 2013, version très sifflée. Il monte presque tout Fiodor Dostoievski, son univers, sa démesure et ses réflexions philosophiques sur le bien et le mal lui vont bien. A différents moments de son parcours il monte Les Possédés, L’Idiot, Le Joueur, Humiliés et Offensés, Crime et Châtiment, Les Frères Karamazov (cf. notre article du 15 septembre 2016) et il aime les croisements entre auteurs.

Admiré et controversé Castorf décline ses visions du tragique dans un foisonnement subversif. C’est sa marque de fabrique. Avec Bajazet/en considérant le théâtre et la peste on est dans le baroque et l’outrance, dans la complexité des êtres et la mise en danger des personnages, on est dans la puissance shakespearienne, dans la langue et l’anéantissement du monde. Actrices et acteurs habitent la puissance du propos avec virulence et détermination, Jeanne Balibar en tête mais l’image mange le plateau et l’on finit par décrocher.

Brigitte Rémer, le 11 décembre 2019

Avec : Jeanne Balibar (Roxane), Claire Sermonne (Atalide), Jean-Damien Barbin (Bajazet), Mounir Margoum (Acomat, le grand Vizir), Adama Diop (Osmin, son confident), une caméra live. Scénographie, Aleksandar Denic – Costumes, Adriana Braga Peretzki – Musique, William Minke – Vidéo, Andreas Deinert – Lumières, Lothar Baumgarte – Assistante aux costumes, Sabrina Bosshard – Assistante à la mise en scène, Hanna Lasserre – Stagiaires assistantes à la mise en scène, Camille Logoz, Camille Roduit – Stagiaire assistante à la scénographie, Maude Bovey

Du 4 au 14 décembre 2019 à 19 h, Le vendredi à 20 h, le samedi à 18 h, le dimanche à 16 h MC93 9 boulevard Lénine 93000 Bobigny – tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.mc93.com et www.festival-automne.com – En tournée : 17 et 18 janvier 2020, Teatros del Canal, Madrid – 12 et 13 février 2020, La Comédie de Valence – 19 au 21 février 2020, Bonlieu/scène nationale, Annecy – 27 et 28 février 2020, ERT Fondazione-Teatro Stabile Pubblico Regionale, Modène – 12 et 13 juin 2020, Teatro municipal do Porto – 19 et 20 juin 2020, Teatro Nacional Donna Maria II, Lisbonne.

Les Frères Karamazov, mise en scène Frank Castorf

© Thomas Aurin v.l.: Patrick Güldenberg (Michail Ossipowitsch Rakitin), Daniel Zillmann (Alexej Fjodorowitsch Karamasow), Lilith Stangenberg (Katerina Iwanowna Werchowzewa), Copyright (C) Thomas Aurin Gleditschstr. 45, D-10781 Berlin Tel.:+49 (0)30 2175 6205 Mobil.:+49 (0)170 2933679 Veröffentlichung nur gegen Honorar zzgl. 7% MWSt. und Belegexemplar Steuer Nr.: 11/18/213/52812, UID Nr.: DE 170 902 977 Commerzbank, BLZ: 810 80 000, Konto-Nr.: 316 030 000 SWIFT-BIC: DRES DE FF 810, IBAN: DE07 81080000 0316030000

© Thomas Aurin

Texte Fédor Dostoïevski – Mise en scène et adaptation Frank Castorf – MC93 Bobigny/Festival d’Automne, à la Friche Babcock de La Courneuve – Spectacle en allemand, surtitré en français.

Peintre de l’âme russe de la fin du XIXème, Les Frères Karamazov est le dernier roman de Dostoïevski publié d’abord sous forme de feuilleton – entre janvier 1879 et novembre 1880 – et édité intégralement avec un immense succès en décembre 1880, deux mois avant sa mort. Il brosse le portrait de la famille Karamazov dans sa lutte sans merci entre le bien et le mal, autour d’un père ivrogne, dépravé et destructeur et de trois frères, sorte d’idéal-types de la société russe : Alexeï le benjamin, un homme de foi, novice au monastère au début du roman avant d’être envoyé de par le monde et de se trouver mêlé aux disputes familiales ; Ivan, le second, un grand sceptique, solitaire et marqué par la souffrance et la haine du père ; Dimitri, homme exalté, impétueux et dépensier, toujours prêt aux excès. Un demi-frère, Smerdiakov, non reconnu et qui n’a pas sa place dans la fratrie – interprété ici par une femme – complète la toile de fond de ce roman épique et complexe.

L’oeuvre est tissée de nombreuses histoires qui se déclinent à l’intérieur de l’histoire première à l’image des poupées russes, énigmes successives à travers lesquelles le lecteur/ici le spectateur se perd par moments. Dans l’avant-propos de l’édition de 1880, Dostoïevski s’adresse au lecteur par ce clin d’oeil : « En abordant la biographie de mon héros, Alexéi Fédorovitch Karamazov, je me sens passablement perplexe. Et voici pourquoi : bien que je l’appelle mon héros, je sais pertinemment qu’il n’est pas un grand homme. Fatalement, des questions vont m’être posées : qu’a-t-il donc de remarquable, votre Alexéi Fedorovitch, que vous l’ayez choisi comme héros ? Qu’a-t-il donc fait qui soit digne d’attention ? Qui le connaît ? Et pourquoi donc faut-il que moi, lecteur, je perde mon temps à étudier sa vie ?… »

Frank Castorf, directeur de la Volksbühne dans l’ex-Berlin-Est depuis vingt-cinq ans et qu’il s’apprête à quitter, s’empare de manière radicale de textes, littéraires et dramatiques, qu’il met en scène. Invité par la MC 93 Bobigny à partir de 2001, il a présenté en France son travail sur Andersen, Boulgakhov, Brecht et Tennessee Williams. A Berlin il a longuement fréquenté Fédor Dostoievski en montant Les Démons, L’Idiot, Le Joueur, Humiliés et Offensés, Crime et Châtiment. Il crée Les Frères Karamazov en mai 2015 au Wiener Festwochen. La démesure de Dostoïevski, ses réflexions philosophiques sur le bien et le mal, la question de l’existence de Dieu, la pureté et la perversité, le libre-arbitre et la moralité, la liberté et la soumission, le doute, la Russie moderne, sont des thèmes qui donnent matière à sa propre démesure. « Chaque homme est coupable pour tous les autres… Il vous manque la foi… » commente l’un des personnages.

La démesure est dans la friche Babcock de La Courneuve où le public est accueilli : d’immenses hangars qui abritaient jadis et pendant plus de cent cinquante ans la fabrication de chaudières industrielles, rachetés en 2012 par la Banque de France sous le regard bienveillant du Département de la Seine-Saint-Denis, de Plaine Commune et de la Ville. Le scénographe Bert Neumann qui est aussi le créateur des costumes a donné, avant sa récente disparition, un extraordinaire espace de jeu de près de cent cinquante mètres d’ouverture, avec une immense palissade en diagonale derrière laquelle se déroulent des scènes que le spectateur suit à travers les raies de lumière filtrant et par les contre-jours, ainsi que par caméra interposée ; un panneau publicitaire lumineux, type Coca-Cola, rouge comme un enfer, est au fond de la galerie vers laquelle se décale parfois l’action, côté jardin ; un bassin d’eau dans lequel s’enfoncent les acteurs et un kiosque, sorte de datcha posée en son extrémité, se trouvent côté cour ; des constructions – chambres en quinconce et en hauteur, escaliers extérieurs, église orthodoxe, cuisine avec fenêtres sur cour, sauna à la cheminée qui fume et longs couloirs, la scénographie traduit la complexité de l’action.

La démesure est dans l’image qui tient le rôle de narrateur et parvient aux spectateurs en temps réel, sur un écran de petite taille compte tenu du lieu. Une partie du spectacle se passe hors de la vue du public donc hors champ, mais folies et passions, intimités et débordements sont en gros plans. Castorf est rôdé à l’image, il est l’un des premiers à l’avoir insérée dans ses créations. Le principe du spectacle repose sur ce va et vient entre le plateau et l’image projetée à partir de la caméra qui accompagne les acteurs au corps à corps, où cameraman et opérateur s’enroulent et se déroulent au fil de l’action se déplaçant dans cette construction labyrinthique qui construit le roman.

La démesure est dans le texte, celui de Dostoïevski sur lequel se greffent les mots de DJ Stalingrad, auteur connu pour son radicalisme, engagé contre le néo-fascisme et le révisionnisme. – L’adaptation de Frank Castorf donne un texte sans concession qui mêle à la Russie du XIXème l’ultra contemporain, et fait voyager entre le passé et le présent, avec quelques séquences en langue russe, « Dieu sauvera la Russie » ; dans l’intrigue elle-même, avec l’assassinat du père – sorte d’odieux bonimenteur – par l’un des trois fils : « Je te maudits pour l’éternité » ; dans les intrigues qui s’enchevêtrent où « un reptile en bouffe un autre », où « il n’y a ni perdant ni gagnant », où l’hystérie est proche de la possession, où cynisme et nihilisme sont les maitres mots.

La démesure est dans le jeu des acteurs – magnifiquement dirigés et tous excellents – qui se donnent à fond pour rendre compte des conflits – idéologiques, familiaux et intérieurs – et qui règnent sur cette imposante friche, kilomètres à l’appui. Leur vocabulaire s’étend du tragique au cynique, de la comédie au grotesque, de la possession à la rédemption. Les imprécations du Grand Inquisiteur apostrophant Dieu, filmées à l’extérieur devant le ballet des grues de La Courneuve, est un moment fort, dans le registre de la tentation : « Est-ce bien Toi qui peut rendre l’homme heureux ? » Il évoque les trois mystères – l’histoire de l’humanité, le secret et l’autorité – provoque Dieu : « Ils reconnaitront que le pain et la liberté sont incompatibles », et évoque la résurrection d’un enfant, ce qui prend sens quand à la fin de l’histoire le jeune Ilioucha se meurt. « Les hommes croient en leur immortalité… » La démesure est dans la musique : des corbeaux aux chants traditionnels orthodoxes, jusqu’aux morceaux d’aujourd’hui qui font trembler les gradins, version Metro Goldwyn Mayer.

Les Frères Karamazov mis en scène par Frank Castorf brosse un tableau sombre de la jeunesse, le clan Karamazov jouant sur les rapports de force et l’impossibilité de se réconcilier. « Le temps ne guérit rien » dit Dostoïevski qui représente tous les excès – folie, hystérie, délire, insultes, volonté de faire du mal, reconnaissant pourtant que « la vie est belle quand on fait le bien. » La transposition sur scène des thèmes philosophiques, religieux et politiques contenus dans cette œuvre touffue est une prouesse et Castorf donne ici une belle leçon de théâtre.

Brigitte Rémer, 15 septembre 2016

Avec Hendrik Arnst, Fiodor Pavlovitch Karamazov – Marc Hosemann, Dimitri Fiodorovitch Karamazov – Alexander Scheer, Ivan Fiodorovitch Karamazov – Daniel Zillmann, Alexeï Fiodorovitch Karamazov – Sophie Rois, Pavel Fiodorovitch Smerdiakov – Kathrin Angerer, Agrafena Alexandrovna Svetlova et Grouchenka – Lilith Stangenberg Katerina Ivanovna Verchovzeva – Jeanne Balibar, Starez Ossipovna, Katerina Ossipovna Chochlakova et Le Diable – Patrick Güldenberg, Ossipovitch Rakitine – Margarita Breitkreiz, Lisaveta Smerdiatchaya – Frank Büttner, Le Père Ferapont

Scénographie, costumes Bert Neumann – Lumières Lothar Baumgarte – Vidéo Andreas Deinert et Jens Crull – Caméra Andreas Deinert, Mathias Klütz et Adrien Lamande – Montage Jens Crull – Musique Wolfgang Urzendowsky – Son Klaus Dobbrick, Tobias Gringel – Prise de son William Minke, Brinkmann – Dramaturgie Sebastian Kaiser – Traduction et régie surtitres Sebastian Kaiser.

Les 7, 8, 13 et 14 septembre à 17h30, samedi 10 et dimanche 11 septembre à 15h, (durée : 6h15) – MC93 /Friche industrielle Babcock, 80 rue Émile Zola. La Courneuve. www.festival-automne.com