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Le Très-Bas 

Texte de Christian Bobin – mise en scène et scénographie Emmanuel Ray, Compagnie du Théâtre en Pièces, de Chartres – spectacle présenté à l’église Saint-Leu Saint-Gilles, Paris.

© Sandra Legrand

L’église Saint-Leu Saint-Gilles est une vieille dame du XIIIème siècle, classée Monuments Historique depuis le début du XXème. Initialement monastère, elle a été restaurée à différentes reprises dont à la fin du XIXème par Victor Baltard, l’architecte signataire des Halles. Elle est actuellement en travaux.

Le violoncelle accueille les spectateurs qui se placent face à face, après un court parcours dans l’église. Le grand orgue majestueux du XVIIème siècle auquel est attaché une horloge se cache derrière une tenture noire. L’espace scénique est un chemin recouvert de terre où les acteurs se déplaceront de cour à jardin. Derrière Léa Bertogliati, la violoncelliste et compositrice, qui surplombe légèrement, se trouve une statue de la Vierge dans une chapelle de côté avec, au-dessus d’elle, de beaux vitraux racontant sa vie et qui s’éclaireront à certains moments.

© Sandra Legrand

L’écrivain Christian Bobin (1951-2022) est à l’affiche, avec cette œuvre au titre intriguant, Le Très-Bas qu’on peut comprendre comme le concept du négatif photo par rapport au positif, la photo elle-même, son vis-à-vis étant le Très-Haut – le Seigneur – ce ténébreux de la Bible. Christian Bobin est poète, son œuvre est singulière et pleine de spiritualité. Elle est murmure. « La Bible est un livre… fait de beaucoup de livres… dans chacun d’eux… beaucoup de phrases… dans chacune de ces phrases… beaucoup d’étoiles… d’oliviers… de fontaines… de petits ânes… de figuiers… de champs de blé… de poissons… et le vent… partout le vent… » dit le texte.

Emmanuel Ray, metteur en scène et scénographe, en fait une adaptation théâtrale fidèle construisant la pièce en douze stations, douze actes pour trois voix. « Il y a Marthe et il y a Marie… La dispersée, la recueillie… L’incessante et l’apaisée » (Stéphanie Lanier et Mélanie Pichot). Il y a François d’Assise (Fabien Moiny), les acteurs sont, au début, discrètement mêlés au public. La narration – sorte de méditation lumineuse sur la vie de François d’Assise – de son vrai nom Giovanni di Pietro Bernardone – s’accompagne d’une partition sensible, dialogue entre l’instrument et l’enregistrement des violoncelles en écho.

« D’où je viens, moi qui n’étais pas toujours là ?  C’est une question qui ne trouve pas sa réponse. » Il y a la mise au monde de l’enfant, puis l’hymne à la mère et le chemin du père : « Les mères n’ont pas de rang, pas de place. Elles naissent en même temps que leurs enfants. Elles n’ont pas, comme les pères, une avance sur l’enfant – l’avance d’une comédie maintes fois jouée dans la société. Les mères grandissent dans la vie en même temps que leur enfant. » On ne sait pas grand-chose de l’enfance de François d’Assise si ce n’est qu’il est l’aîné de sept enfants, que son père est un riche drapier qui le prépare à sa succession et qu’il côtoie, de ce fait, la grande bourgeoisie d’Assise. Quand il arrive « à la hauteur de son père, il passe derrière le comptoir, aide à la vente. C’est un garçon doué pour le commerce. Il a trente- six mains pour déplier les étoffes, dix mille mots pour vanter le soyeux d’un tissu… »

© Sandra Legrand

Mais le chemin de François d’Assise sera tout autre. Après un an d’emprisonnement à Ponte San Giovanni qui fragilise sa santé, il ressent l’ardent désir de donner du sens à sa vie et d’en changer. Il décide d’épouser la pauvreté. La scène de la rencontre avec son père (Emmanuel Ray) est forte, il l’informe de ce retournement et de son départ. « Votre amour m’a fait vivre, à présent il me tue. Comment dire à ceux qui vous aiment, qu’ils ne vous aiment pas. » À l’autre bout du chemin de terre le père garde silence. La rupture d’avec la famille est radicale. François d’Assise quitte tout et part, sans garde-fou ni protection : « Je n’ai aucun reproche à vous faire mais il faut maintenant que je vous quitte, que j’aille aux travaux de mon père, pas celui qui vend des draps aux riches, mais celui qui fait commerce de pluie, de neige et de rire… Regarde-moi de tes yeux de père. Tu es mon père et je ne suis plus ton fils. Ce qu’on éloigne, l’éloignement le protège… Regarde-moi, je vais partir sur des chemins d’enfance. » La scène est d’une grande violence intérieure, devant un père pétrifié.

© Sandra Legrand

François d’Assise dépose à ses pieds son seul bien, son blouson et ses chaussures puis se met à danser, ivre de liberté. Il se baptise avec la terre, visage noir. Il dit de l’âme qu’elle est « de la famille des oiseaux. » Les deux actrices, voix 1 et 2 de l’écriture Bobin, commentent, comme dans un chant choral : « Il va dans la forêt… Construit une cabane… De fougères… de branches… Agenouillé sur les pierres ou allongé sur l’herbe, priant ou dormant… S’ouvre devant lui… une carrière de fou ou de saint… La différence au départ est inexistante… » Christian Bobin nous mène du côté de la classe des pauvres, celle qui donne à François d’Assise son vrai visage. « Écoute les bruits du monde à la fenêtre… » Sur scène, dans l’église, les lumières sont en fête, avec peu de projecteurs, des ombres ciselées, des vitraux en joie (création lumières Natacha Boulet Räber). Les deux actrices deviennent comme un double de François, sa conscience ou représentent la Femme qu’il côtoya comme une sœur, Claire, fondatrice de l’ordre des Clarisses qui obtiendra du pape, elle aussi, le privilège de la pauvreté. « Il emprunte la voix du Très-Bas, jamais celle du Très-Haut… Il sait bien qu’il n’y a qu’un seul Dieu. »

Autour de lui et autour d’elles, le moineau, le rouge-gorge et l’alouette pépient, chantent et « viennent connaître la vérité de leur chant auprès de François d’Assise, près de l’homme-arbre, de l’homme-fleur, de l’homme-vent, de l’homme-terre » (création sonore Tony Bruneau). Lui prêche aux oiseaux, s’entretient avec les loups et vit l’idéal de pauvreté à l’image des évangiles. Fondateur de l’ordre des Frères mineurs il marque aussi de son empreinte le dialogue inter-religieux, par sa rencontre avec le sultan Ayyoubide d’Égypte Al-Kâmil, qu’il tente de convertir. Reste l’ultime étape, celle de la peur de la mort et de la mort.

© Sandra Legrand

Le spectacle nous mène de l’imperfection à la transcendance et du visible à l’invisible, sur la route de François d’Assise, pleine de la jubilation de l’âme. Il est dépouillement et met des mots sur le silence. L’homme aux oiseaux – sa représentation majeure dans les peintures, est amour, humilité, simplicité. La joie selon François, « c’est la nuit, il pleut, j’ai faim, je suis dehors, je frappe à la porte de ma maison, je m’annonce et on ne m’ouvre pas, je passe la nuit à la porte de chez moi, sous la pluie, affamé. Voilà ce qu’est la joie. Comprenne qui pourra » écrit Christian Bobin dans son style poétique et épuré, avant de nous ramener à la réalité d’aujourd’hui où il oppose riches et mendiants, ces derniers souvent considérés comme des jetables.

© Sandra Legrand

Acteur et metteur en scène, Emmanuel Ray a fondé le Théâtre en pièces il y a une trentaine d’années, dans une philosophie artisane. La compagnie est conventionnée par la ville de Chartres, ses spectacles, autour de Bernanos, Scola, Shakespeare, Molière, Jouanneau, Ibsen, Cormann, Claudel, Sophocle, Camus, Tchekhov, Visdei, Carmelo Bene sont souvent présentés dans des lieux singuliers tels que musées, châteaux, cryptes, églises et cathédrales. L’adaptation du roman de Christian Bobin publié en 1992, Le Très-Bas, a été présentée dans la crypte de la cathédrale de Chartres. La Compagnie Théâtre en pièces aime emprunter les fleuves à contre-courant et invite à la méditation.

Brigitte Rémer, le 20 septembre 2025.

Avec Mélanie Pichot, Fabien Moiny, Stéphanie Lanier et Emmanuel Ray – création musicale et interprétation Léa Bertogliati – création lumières Natacha Boulet Räber – création sonore Tony Bruneau – Régie lumière et son Emmanuel Ray – Chargée de production Françoise Chamand – Compagnie du Théâtre en Pièces, coréalisation Théâtre de Chartres.

Du 18 septembre au 20 décembre 2025, les jeudis, vendredis et samedis à 21h (relâches exceptionnelles les 2, 3, 4, 17, 30 et 31 octobre et les 1er, 21, 27, 28, 29 novembre), Église Saint Leu – Saint Gilles, 92 rue Saint Denis 75001 Paris – métro Ligne 4 Etienne Marcel ou les Halles – tél. : 02 37 33 02 10 – site : www.theatre-en-pieces.fr – Le samedi 4 octobre 2025, le spectacle sera présenté à l’Église Saint-Pierre-Saint-Paul de Lille (59000), le dimanche 12 octobre, à la Crypte de la Chapelle Notre-Dame-des-Anges, à Paris (76006).