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Fin de l’histoire, d’après Witold Gombrowicz

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Texte et mise en scène de Christophe Honoré, au Théâtre National de la Colline, puis en tournée

Dans Nouveau Roman monté en 2012, Christophe Honoré travaillait déjà le fragment. Avec Fin de l’histoire, le réalisateur et metteur en scène continue à brasser la matière théâtrale à sa manière et la fait lever, de montage en digressions. Il part de la pièce inachevée de Witold Gombrowicz – d’origine lituanienne, né en 1904 à Kielce, au sud d’une Pologne occupée par les russes – mêle des extraits d’un écrit très polémique datant de 1947 Contre les poètes et de son célèbre Journal dont la première partie est éditée en 1957. « La messe poétique a lieu dans le vide le plus complet » conteste-t-il. Il y adjoint des textes philosophiques et politiques et notamment ceux du politologue américain, Francis Fukuyama, à partir de son ouvrage La Fin de l’histoire et le dernier homme. Ce concept de La fin de l’Histoire apparaît chez Hegel comme processus historique puis est repris par le philosophe français d’origine russe Alexandre Kojève et par Francis Fukuyama avant d’être contesté par Jacques Derrida suite à la chute du Mur de Berlin.

 A la veille de la guerre, en 1939, Gombrowicz plus que trentenaire embarque pour l’Argentine où il restera vingt-cinq ans. Son premier roman, Ferdydurke a été publié en 1937 et sa pièce, Yvonne princesse de Bourgogne, en 1938. L’auteur cultive un certain sens du paradoxe et joue avec l’absurde, balloté entre les traditions de son pays et un certain antinationalisme. C’est de ce matériau dont s’empare Christophe Honoré jouant sur l’immaturité telle que proposée dans l’ouvrage Mémoires du temps de l’immaturité que Gombrowicz publie dès 1933 et sur l’Histoire en cette période perturbée où s’illustrent Hitler, Mussolini, Staline, Edvard Beneš – président du gouvernement tchécoslovaque en exil à Londres en 1940 avant de permettre la mainmise des communistes, en 1948 – ; Józef Beck, militaire et homme politique polonais, ministre des Affaires étrangères au profil intransigeant qui, comme les autres officiels, s’enfuient du pays au moment de l’invasion allemande ; pour la France Edouard Daladier du Parti radical, livré aux Allemands au moment de l’invasion de la zone libre, interné puis libéré par les Américains.

Que fait le metteur en scène de tout ce matériau ? Il l’interprète avec distance et humour, quitte à le vider parfois de substance. Mais on est au théâtre non pas au cours d’histoire et il n’est pas le biographe de Gombrowicz. La scénographie ressemble à la salle d’attente d’une gare avec un escalier stalinien menant à des portes vitrées, ou encore à une entrée majestueuse de piscine version années 30. Il est zéro heure zéro cinq, l’été 1939. La famille Gombrowicz au grand complet accompagne Witold, âgé de dix-sept ans, en partance pour l’Argentine : ses deux frères, Jerzy et Janusz à mille milles de Witold, leur sœur Rena, sorte de mégère non apprivoisée, la mère pleine de gouaille qui écope de sarcasmes fort peu sympathiques de la part du père menant son monde à la baguette.

Witold, est fait d’étrangeté et d’homosexualité affichée et semble tombé d’une autre planète. « Mon petit chien bizarre…  Je ne sais pas où te mettre dans la famille… » dit la mère. L’amie de Witold venue l’accompagner et aussitôt délaissée subit un rite d’initiation par le questionnaire qui lui est infligé sur sa nationalité – allemande ou polonaise – allant jusqu’au viol par l’un des frères Gombrowicz. De cours de danse en vacheries et de purs délires en échappées solo, avec ou sans chaussures, le spectateur essaie de recoller les morceaux et l’image décentrée de l’écrivain présenté ici, du haut de ses dix-sept ans, comme une figure un peu pâle, certes singulier et différent mais dévoré par cette famille, et donc effacé.

Dans la seconde partie, les mêmes acteurs se transforment en figures politiques extrêmes – ceux qui ont mené et déstructuré le monde – et en philosophes qui refont le monde à leur manière, sous couvert des accords de Yalta en 1939 pour mettre fin à la 2nde guerre mondiale, traités ici comme une mascarade. Carte de l’Europe, valises, partage du monde, cela dégénère de beuverie en chansons paillardes, de manière plutôt parodique dans ces mondes qui se délitent. « On s’est livré à quel Staline ? A quel Hitler ? »  Staline – interprété ici par une femme – est pire qu’Hitler, nous dit-on. Et le dernier quatrain « Si y a pas la guerre… Si y a pas la bombe atomique… Si y a pas… etc.» Le final place le spectateur face aux bombardement, fumées et incendies dans la nuit, image très cinéma qui renvoie à la solitude et à la mort. « Le communisme… Le monde ne veut plus de moi, dit Witold. Quelque chose s’est dégradé entre moi et le monde. » Nous sommes entre réalité et fiction, entre histoire familiale et histoire sociale, dans de l’inachevé. Tous les acteurs servent le propos de cette fresque historico-littéraire réinterprétée par Christophe Honoré à l’ombre de Gombrowicz, avec sérieux et loufoquerie, dont une petite mention pour Annie Mercier, mère magnifique de gouaille et de maîtrise.

Brigitte Rémer

Avec Jean‑Charles Clichet – Sébastien Éveno – Julien Honoré – Erwan Ha Kyoon Larcher – Élise Lhomeau – Annie Mercier – Mathieu Saccucci – Marlène Saldana – scénographie Alban Ho Van – lumière Kelig Le Bars – création costumes Marie La Rocca – conception et fabrication des masques Fanny Gautreau – dramaturgie et assistanat à la mise en scène Sébastien Lévy.

Vu au Théâtre National de La Colline (3 au 28 novembre 2015) – En tournée : Théâtre National de Varsovie les 4 et 5 décembre 2015 – Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées du 11 au 17 décembre 2015 – Comédie de Valence CDN Drôme Ardèche les 6 et 7 janvier 2016 – Le Grand T théâtre de Loire-Atlantique du 13 au 15 janvier 2016 – Maison des arts de Créteil du 28 au 30 janvier 2016 – Théâtre national de Nice du 25 au 27 février 2016.