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Je suis le peuple

© prod.Hautlesmains

© prod.Hautlesmains

Film documentaire d’Anna Roussillon présenté dans le cadre du 10ème Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient

Ce film est né de la rencontre de la réalisatrice avec Farag – un Saïdi de la vallée de Louxor – sa famille et ses voisins, avant la révolution égyptienne de janvier 2011. Le tournage avait débuté pour témoigner de la vie rurale du sud de l’Egypte loin des circuits touristiques et du patrimoine, pour parler de la terre, de la philosophie et du mode de vie paysan. Il s’est ensuite modifié, au fil des événements politiques qui ont suivi la chute du Président Moubarak le 11 février, événements suivis et retranscrits, avec la distance, géographique et d’interprétation, voulue par Anna Roussillon.

Deux livres des jours se tissent en filigrane, et parfois s’entrechoquent : celui de la vie paysanne au rythme des cultures et de l’irrigation, du four à bois et du pain pétri par les femmes, à travers la famille de Farag devenue archétype ; celui de la vie politique en temps réel dans sa chronologie, d’espoirs en manifestations, de commentaires en évolution des consciences politiques, de suspension de la Constitution sur fond de morts et autant de blessés, à l’élaboration d’une nouvelle version. Le raccord entre ces deux mondes se fait par la télévision quand elle veut bien marcher, entre deux pannes d’électricité ou des images brouillées.

Sur la Place Tahrir du Caire, les mouvements anti-gouvernementaux et les graffitis d’expression libre font face au rythme paysan du Saïdi : l’âne et le maïs, la pénurie de bouteilles de gaz, l’absence d’essence et de gazole, la manette télé que les enfants s’arrachent. « Nasser, Sadate, Moubarak étaient bien des militaires… » L’écran déroule l’histoire politique du pays et la caméra tourne, de mars 2011 à l’été 2013. Au Caire, l’incandescence est à son comble et nombre de jeunes y laissent la vie : première élection dite libre, qui place le frère musulman Morsi sur le devant de la scène dans la liesse, puis quelque temps plus tard le déboute de ses fonctions, avec la même ardeur ; discours controversés des fondamentalistes et violences de tous bords, dans les rues ; procès Moubarak ; arrivée d’al-Sissi comme Président : « …Tout le monde va voter. Avant, le résultat était toujours le même, Moubarak tenait le pays d’une main de fer, maintenant le vent de la liberté a soufflé » dit Farag plein d’espérance, avant le constat : « Retour aux mêmes… » La télé donne le mode d’emploi des urnes, on se pomponne pour aller voter : « Dieu est beau et il aime la beauté ». Dépouillement, discours politique… « Dans les terres, le peuple veut le changement de régime. Dieu rétablira les choses ». Au printemps 2012, le coût de la vie a quasiment doublé, Farag fait l’acquisition d’une machine à concasser le blé et travaille beaucoup, « ça donne un peu d’argent tous les jours »…

La démarche de la réalisatrice, de type sociologique, la place des deux côtés de la caméra : au-delà de la conception du parcours filmique, elle est celle qui lance les questions, en empathie avec ses interlocuteurs – famille et voisins de Farag – et se trouve face à la caméra, créant un espace de dialogue avec eux, s’inscrivant dans leur environnement, étrangère et familière. On l’apostrophe comme on apostrophe sa voisine et on la raille, gentiment. Elle, les interroge sur la révolution et ses suites, eux qui semblent éloignés du champ politique ; elle observe leur façon de construire leur compréhension des événements, pour la restituer au spectateur. La discussion se fait en travaillant, car la terre n’attend pas, ce qui donne de belles images : l’immensité d’un champ, les rigoles de l’irrigation, les temps de pause et de repos, la cuisson du pain, le ciel immense.

Dans ce double espace du travail et de la conversation, le duo/duel sur la question de la démocratie entre Farag et la réalisatrice, qui mène à l’emportement de Farag, est plein d’humour. Sur la définition de la démocratie : « T’as pas la même que la mienne ! » dit-il et il se met à piquer, comme une abeille : « Et la démocratie, comment elle se porte chez vous ? »

Je suis le peuple prend le titre d’une chanson et parle de la révolution d’une manière décalée, la réalisatrice le souhaitait, comme elle l’a confirmé au cours du débat qui a suivi la projection : « Je ne voulais pas tourner l’actualité à chaud ». Elle qui a grandi au Caire, qui filme et qui questionne, a su créer la confiance et s’intercaler dans les débats du village avec pertinence, créant ce double mouvement du film, entre le temps rural qui se suspend et le chaos urbain du moment.

Depuis la fin du tournage, Farag a ouvert son moulin et changé de statut social, il travaille sur son implantation locale et son image dans le village. Et le pays essaie d’avancer.

brigitte rémer

10 ème Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient – Cinéma L’Ecran de Saint-Denis – Conception, réalisation : Anna Roussillon – Montage : Saskia Berthod et Chantal Piquet – Production déléguée : Hautlesmains productions et Narratio Films – Année 2014 – Durée : 1h51 – Langue : arabe – Sous-titrages français et anglais – Première projection à l’Institut français du Caire, le 2 mai 2015.

Je suis le peuple a obtenu le Prix du Meilleur Premier Film et celui du Meilleur Documentaire International, au Jihlava International Documentary Film Festival, ainsi que le Prix Entrevues de Belfort, pour la compétition internationale (2014).

C’est quoi ce travail ?

Image du film

Image du film

Film documentaire réalisé par Sébastien Jousse et Luc Joulé, à partir de la résidence du compositeur Nicolas Frize dans une unité de production du groupe PSA Peugeot Citroën, à Saint-Ouen.

Homme engagé et d’engagement, observateur et acteur du monde du travail depuis de nombreuses années, travailleur de l’ombre dans les prisons, artiste passionné par le temps et le rapport au temps, Nicolas Frize, compositeur et anthropologue sonore comme il aime à se reconnaître, a pendant deux ans, fait de l’usine PSA Peugeot Citroën de Saint-Ouen son quartier général, pour y chercher les sons qui allaient composer la matière musicale de sa prochaine création. Il y rencontre bon nombre d’ouvriers, observe leur travail – ils sont ici six-cents, issus de trente communautés, divisés en quatre équipes car l’usine ne s’arrête jamais – et fait des entretiens avec quatre-vingts d’entre eux : « On parle de l’intime des choses, de l’indicible, en empathie avec eux. On rentre dans l’activité, dans la personne, on parle du rapport de l’homme à l’activité, du rapport au corps de l’activité. Ce sont des gens qui existent et qui résistent ». Leur parole deviendra matière en fusion d’un scénario à imaginer et ils seront protagonistes et acteurs du concert final qu’ils donneront ensemble et que Nicolas Frize intitulera Intimité. La personne, sa sensibilité, son intelligence, ce qu’elle fait et ce qu’elle met en jeu dans son travail, forment la trame des paroles collectées et servent le texte qu’il écrit et qui se déploie ensuite musicalement. Dans ce processus créatif, les ouvriers sont donc les pièces maitresses.

La caméra de Sébastien Jousse et Luc Joulé se pose à son tour dans l’usine et scrute. Elle décrit, rend compte, dialogue et témoigne des avancées du compositeur qui, comme tout ouvrier, porte casque et lunettes, gilet fluo de signalisation et chaussures protectrices pour déambuler dans les zones balisées. C’est une belle usine, immensément haute comme une cathédrale, qui a pour langage et points de repères des couleurs flashy : bleu, jaune, rouge et vert. Elle est chargée de signalétiques , affiches et symboles, – outil 2, accès formellement interdit, porte qualité garantie, accès interdit aux personnes non autorisées – et de consignes de sécurité : « contrôler, mettre le couvercle, lever, prendre la pile »… On est environné de lumières qui clignotent, du rouge au vert, donnant les temps de l’action, et les étincelles du métal éclairent les visages protégés. Le rideau transparent s’ouvre et se ferme, les longerons sont mis en caisse, les empilages de casiers jaunes montent, la caméra usine avec les ouvriers qui actionnent les manettes comme des conducteurs de train.

Certaines machines ont l’impudeur d’être élégantes et ressemblent à des échassiers, tandis que le ballet des bras articulés se poursuit inlassablement. Le bruit est envahissant, les bouchons d’oreilles ne sont pas un luxe. « J’aime voir la pièce comme si j’étais dans la matière », dit l’un d’entre eux. « A un moment je suis perdu, j’ai besoin d’entendre le bruit qu’on fait ». A la question : « Qu’est-ce que le travail » ? la réponse est forte : « Une reconnaissance de sa personne, voir qu’on vaut quelque chose, c’est le ciment de l’être humain. » Une femme ouvrière parle de la vitesse de production, son cahier des charges : « 934 pièces le matin et 1156 pièces l’après-midi, il faut que ce soit bien fait, on n’a pas le droit de faire de l’avance… Etre dans le rouge, je n’aime pas. Parfois, mes mains travaillent toutes seules, je ne pense à rien ». Un homme est caché derrière une énorme presse qui se lève. L’outilleur apporte une solution au problème technique et parle des restructurations : « Les usines de Melun, Asnières, Aulnay se sont regroupées, les ouvriers avaient tous une histoire » et parlant de la qualité du travail, il dit : « Pas de standard, chacun apporte une petite touche personnelle » mais regrette de ne pouvoir être plus créatif dans ce qu’il fait : « Ici on ne crée pas, on a des plans. A Aulnay, on sortait 350 000 voitures, on avait conscience de ce qu’on faisait, ici, tout est statique, rangé, plié, noté, tout est à portée de mains ; notre périmètre est réduit, il faut s’adapter, même si chacun a sa manière de prendre une pièce, chacun a sa technique, on est presque comme un robot ».

De séquences en observations, les réalisateurs poursuivent la captation du dialogue et des images avec les travailleurs : « Chacun a son rituel avant de commencer » dit l’une, « Pour entrer dans le rythme du travail, il faut se calmer, vider sa tête avant », dit l’autre, « pas la peine d’apporter ses problèmes ». Tous soulignent l’importance des collègues et de l’ambiance. L’équipe du film traverse l’atelier où le responsable planifie le travail. Il dit se situer entre les ouvriers et la direction, essayant de garder la justesse d’analyse. Les ouvriers de nuit évoquent leur travail et les rapports qui se tissent entre eux : « La nuit, on est unis, on est davantage les uns avec les autres, on se transmet des savoir-faire ».

Derrière ces paroles et ces images, la caméra suit Nicolas Frize et ses longues perches qui enregistrent sifflements, grincements et grondements, régularité du bruit des machines. Il fait vibrer des pièces détachées comme les lames d’un métallophone et en sort des sons aigus ; il partage l’écoute avec le travailleur qui est près de lui : « Je m’abandonne au présent et cherche à entrer dans le réel. Je cherche des matières, j’entends des paysages sonores, j’entends de la musique » dit-il, « le travail est en moi, il se confond avec moi, je ne peux rien en dire, il est dans tout ce que je pense. C’est le lieu où coudre du sens ».

Vient le moment où l’on voit le compositeur armé de son crayon noir et de sa gomme, dans un silence où seul le bruit des points et des traits qu’il trace existe, contrastant avec le bruit de l’usine. Puis sa calligraphie à l’encre inscrit la mélodie : « La partition est une succession de codes, mais ce qui y est invisible, c’est la part de soi. On construit un édifice, on crée un équilibre ». Des plans à la dérobée conduisent aux répétitions où chanteurs et instrumentistes se retrouvent sous la baguette du chef d’orchestre et de la chef de chœur. Mesure à trois temps, demandée. Invitation à faire de cette partition quelque chose de partagé, d’imprévisible. « Il y a de l’incarnation, il faut mettre du corps dedans ». Travail avec six solistes professionnels en parallèle, un autre monde. Une ouvrière lit son texte et le travaille comme une actrice, Nicolas Frize l’épaule et lui demande d’insister sur certains mots qu’elle surligne avec lui, de ré-inventer le texte… « Le temps s’inspire… » Recherche du « beau geste ». Répétition d’un texte en écho entre deux ouvriers :l’un donne le texte, l’autre reprend, en chuchotant.

Les images finales conduisent au fond de l’usine où a été dressé un espace de jeu de grande amplitude où seront accueillis autant de spectateurs qu’il y aura d’artistes, jour exceptionnel où l’usine s’arrêtera, pour un moment. L’entrée du public est émouvante et la qualité d’écoute impressionnante. Récitatif, chant, musiques. « S’asseoir, ne pas s’asseoir… Tenir la rampe… Nous avons partagé la vie… » Il n’y a plus de bleus de travail il n’y a qu’un auditoire attentif et curieux qui partage ce pan de vie avec d’autres hommes et d’autres femmes, comme eux.

brigitte rémer

La création musicale de Nicolas Frize intitulée Il y a un chemin, ou Intimité, a été présentée sous forme de concert public, comme un parcours dans plusieurs lieux de la ville de Saint-Ouen, début 2014.

C’est quoi ce travail ? a été sélectionné pour la compétition française du festival « Cinéma du Réel » 2015 et présenté dans ce cadre (www.cinemadureel.org). Une projection a eu lieu le 29 mars à l’Espace 1789 de St Ouen, dédiée aux personnels de l’usine PSA Peugeot Citroën où a été tourné le film et en leur présence. Informations : www.shellac-altern.orgVu au Cinéma Trois Luxembourg, le 27 mars.