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L’Arrière-pays

Territoires arabes en archipel : des traversées et des récits, à travers la collection du Centre national des Arts Plastiques, à l’Église des Célestins, Avignon – Commissaire d’exposition Pascale Cassagnau, conservatrice, responsable de la collection audiovisuel, vidéo et nouveaux médias au Cnap –  Dans le cadre du Festival d’Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage

L’exposition rassemble des artistes issus de territoires en guerre ou qui témoignent d’espaces géopolitiques instables. À travers photographies et vidéos ils font récit de leurs déplacements et géographies, de leurs exils et migrations, travaillent sur l’Histoire ensevelie, la mémoire et la transmission, la quête d’un ailleurs. Leurs œuvres oscillent entre documentaire et fiction. Le titre de l’exposition, L’Arrière-pays, est emprunté au poète Yves Bonnefoy, titre éponyme d’un de ses ouvrages : « La forme trouble, irrégulière, mouvante, de l’arrière-pays, émerge, autrement qu’à la surface des choses et au tournant des routes… »

© Safia Benaïm, “La Fièvre”

Dans ce lieu majestueux qu’est l’Église des Célestins, bâtie au XIVème siècle sur la Place des Corps Saints à Avignon – désacralisée, classée au titre des Monuments Historiques et restaurée en 2019 – sont rassemblées les œuvres d’une douzaine d’artistes – Marwa Arsanios (Liban), Taysir Batniji (Palestine), Safia Benhaim (Maroc), Sirine Fattouh (Liban), Ghassan Halwani (Liban), Elika Hedayat (Iran), Bouchra Khalili (Maroc), Lamine Ammar Khodja (Algérie), Randa Maddah (Syrie), Randa Maroufi (Maroc), Mehdi Meddacci (Algérie), Dania Reymond (Algérie), Larissa Sansour (Palestine). Chacun(e) a tracé les limites de son arrière-pays, physique et/ou mental dans une vision diffractée par la brutalité de la réalité. Nous ne pouvons ci-dessous en présenter que quelques-uns, mais tous s’inscrivent dans cette démarche politique et poétique sur des supports diversifiés sur lesquels ils ont choisi de graver leur geste artistique.

Safia Benhaim artiste marocaine a tourné un film intitulé La Fièvre (2015) où elle met en vis-à-vis le réel et un conte fantastique. Elle croise ici le destin d’une petit fille prise de fièvre et qui traverse la ville, avec le retour d’une exilée politique dans son pays sous la forme d’un fantôme, comme une revenante, elle y mêle le présent et le passé. Avec Who is afraid of ideology ? (2017/2019) la cinéaste libanaise, Marwa Arsanios, se place au cœur du dispositif scénique et filme des groupes de femmes réfugiées en lutte au sein de communautés pour l’auto-appropriation de moyens de subsistance. Elle se pose des questions, à haute voix : que signifie être là ? Qu’est-ce qu’un lieu ? Dans Jeux d’enfants (2008) l’artiste iranienne Elika Hedayat a interrogé des membres de sa famille qu’elle a filmés, face caméra, sur les traumatismes laissés par le conflit Iran/Irak, de 1980 à 1988 et la manière dont on cherche à s’évader de la réalité par l’imaginaire et le rêve. Avec La Tempête (2016) Dania Reymond, artiste d’Algérie, médite sur le cinéma à partir de la reconstitution d’une première séance de cinéma dans la classe d’une école de village, pendant la guerre d’Algérie. Le film qu’elle montre parle de cinéma et de la cruauté de la réalité.

Larissa Sansour, “Nation Estate” © brigitte rémer

Avec Another night in Beyrouth (2019) l’artiste libanaise Sirine Fattouh a repris le thème de L’Homme au tambour qu’elle avait filmé une quinzaine d’années auparavant et qui invite au petit matin les habitants à se lever, manger et prier avant la nouvelle journée de jeûne. C’est désormais un vieil homme qui se déplace assis dans le coffre d’une mobylette.  Avec Demande à ton ombre (2012), Lamine Ammar Khodja, artiste algérien, parle de son retour en Algérie en 2011, huit ans après avoir quitté le pays au moment des fortes émeutes populaires des Printemps arabes. Il met ses pas dans ceux d’Aimé Césaire et écrit son retour au pays natal sous forme d’un film faits de collages et de fragments où son histoire croise la grande Histoire. Randa Maddah, artiste syrienne présente 4 fragments vidéo réalisés à différents moments dont le premier en 2012, Light Horizon, est une vidéo-performance tournée sur les ruines d’une maison dans le village d’Ain Fit, sur le plateau du Golan où elle est née. Elle interroge les représentations de la guerre, de la perte et de l’exil, de la révolte, de l’espoir et de la reconstruction.

Taysir Batniji “GH0809” © brigitte rémer

Deux artistes de Palestine sont présents à travers leurs oeuvres : Larissa Sansour avec Nation Estate (2012) réalise un film de science-fiction où les Palestiniens auraient un État auquel elle donne la forme d’un immense gratte-ciel qui contiendrait tout le peuple palestinien, qui vivrait sans guerre et dans l’opulence, le conte est cruel, la parabole tragique. Originaire de Gaza, Taysir Batniji avait cartographié avant la guerre en cours et le génocide, les miradors israéliens et les maisons détruites, et réalisé des séries sur un mode où l’ironie le dispute à l’absurde. Il présente ici deux séries de photographies : l’une, GH0809 (2010) – réalisée selon le principe de la création déléguée et selon un cahier des charges précis – est un polyptique à la manière des annonces d’une agence immobilière, mais ici les maisons sont effondrées, fracassées : « Al Shati – Camp de réfugié, 70 mètres de la mer, 200m2 sur 400m2 de terrain, au rez-de-chaussée, 3 chambres, un salon, cuisine, salle de bains, WC- au premier étage, 4 chambres, cuisine, salle de bains, WC, pour 12 personnes » ou encore : « Quartier de Al-Qirim, à l’Est de Jabalya, à 300 mètres de la route principale, 200m2, rez-de-chaussée, 3 entrées, 3 chambres, salon, cuisine, salle de bains, WC, terrasse façade Est, un étage, vide ou non fini, 150 m2 de jardin, lumineux, situé près des écoles et du puits du quartier, 6 personnes. » La seconde série s’intitule Miradors (2008), elle fut photographiée à sa demande, par un photographe seul autorisé à se rendre hors de Gaza. C’est un polyptique composé de photographies en noir et blanc qui fait l’inventaire des miradors israéliens en ruine, en Cisjordanie, à la manière de la photographie objectiviste allemande. Artiste multidisciplinaire, Taysir Batniji rend compte d’un vécu, de l’incertitude et de la fragilité, il s’est imprégné des courants avant-gardistes comme l’arte povera ou Fluxus et avait présenté en 2022 une remarquable rétrospective de son travail au Musée d’Art Contemporain du Val-de-Marne / le Mac Val sous le titre Quelques bribes arrachés au vide qui se creuse (cf. Ubiquité Culture(s) du 3 janvier 2022). « Ma volonté de témoigner naît souvent d’un besoin, d’un geste proche de la survie » dit-il.

Inscrite dans la thématique principale du Festival d’Avignon, l’exposition L’Arrière-pays nous place au cœur des conflits du Proche et du Moyen-Orient où les artistes, souvent exilés et solidaires font parler leurs pays et par le regard, leurs émotions et réflexions. Avec grands et petits écrans, casques et chaises longues, l’exposition propose un parcours aéré et silencieux plein des fureurs du monde, où les notions de temps et d’espace se perdent. Selon le poète, L’Arrière-pays est ce lieu où « l’invisible et le proche se confondent » comme le montrent les œuvres de ces artistes en quête de vérité, d’espaces et de sens.

Brigitte Rémer, le 4 août 2025

Taysir Batniji “Miradors” © brigitte rémer

Artistes : Marwa Arsanios (Liban), Taysir Batniji (Palestine), Safia Benhaim (Maroc), Sirine Fattouh (Liban), Ghassan Halwani (Liban), Elika Hedayat (Iran), Bouchra Khalili (Maroc), Lamine Ammar Khodja (Algérie), Randa Maddah (Syrie), Randa Maroufi (Maroc), Mehdi Meddacci (Algérie), Dania Reymond (Algérie), Larissa Sansour (Palestine) – Coproduction Centre national des Arts Plastiques (Cnap), Mairie d’Avignon, Festival d’Avignon – Exposition Avignon Terre de Culture 2025 –

Du 3 juillet au 31 août 2025, de 11hà 13h et de 14h à 19h à l’Église ses Célestins / Musée des curiosités, Avignon, dans le cadre du Festival d’Avignon.

Transmission impossible

Un projet du Festival d’Avignon et de Mathilde Monnier – coordination artistique et accompagnement pédagogique Mathilde Monnier – en complicité avec Ahmed El Attar, metteur en scène, Mehdi Moradpour, dramaturge, auteur dramatique et traducteur, Bouchra Ouizguen, chorégraphe – à la Villa Créative de l’Université d’Avignon, dans le cadre du Festival d’Avignon.

© Brigitte Rémer

Programme d’immersion à l’attention des jeunes artistes émergents venant de partout dans le monde, le Festival d’Avignon a réuni autour de Mathilde Monnier une trentaine d’entre eux dans un esprit de laboratoire et de recherche. Ils se sont approchés, ont noué des liens et dans le temps record d’une dizaine de jours, créé des formes théâtrales et dansées de l’ordre de la performance, chacun selon son background.

Ils ont ouvert leurs portes pour quelques moments de restitution, les 13 et 14 juillet dans le grand jardin de l’Université d’Avignon où se trouve la Villa Créative, lieu patrimonial née de la volonté d’ouvrir l’Université à la Cité, de faire Université en dehors de l’Université, un lieu de transmission pour ce qui touche à l’art et aux industries créatives.

© Brigitte Rémer

Les jeunes artistes impliqués dans ce projet ont investi tous les espaces du lieu, dedans et dehors, tous les pavillons attenants. C’est le public qui se déplace de lieu en lieu, à sa guise, à la recherche de toutes les propositions et dans les moindres recoins. La performance débute dans le jardin où des enregistreurs émettent des signaux, où un performeur imite les fameuses trompettes du compositeur Maurice Jarre qui résonnent avant chaque représentation au cours du Festival, où trois artistes chantent et exécutent une chorégraphie de leur composition et des gestes symboles, sur les marches, devant le bâtiment. Un performeur est assis à une table sur laquelle il a posé une branche d’olivier, il offre ses olives.

© Brigitte Rémer

Dans l’un des pavillons, un artiste coréen et une artiste coréenne croquent la même pomme, comme dans la Genèse, et composent une gestuelle singulière, tendue et concentrée, par approche et retrait. La jeune femme enchaîne sur une seconde proposition solo. Plus loin, trois performeurs/euses sont au sol et exécutent des figures combinées. « Ensemble, on est l’humanité » énoncent-ils. De l’autre côté trois jeunes femmes artistes dessinent au sol et parlent dans leurs différentes langues, en arabe, japonais et espagnol. On entend les sonorités de l’alphabet arabe dans une autre pièce. Un homme porte une pancarte, un autre exécute la danse du keffieh palestinien كوفية venant de l’extrême-fond du jardin. Free Palestine appelle-t-il ! Le final rassemble tous les performeurs qui dessinent des figures, par petits groupes, se retrouvent et se séparent. Les groupes se font et se défont, il y a beaucoup de fluidité entre eux, et une grande liberté.

© Brigitte Rémer

La résidence proposée aux artistes émergents participe de la transmission et d’une forme d’insertion. Accompagnés par Mathilde Monnier, qui a dirigé pendant vingt ans le Centre chorégraphique national de Montpellier succédant à Dominique Bagouet et qui a notamment travaillé avec les danseurs et chorégraphes burkinabés Salia Sanou et Seydou Boro. Figure centrale de la danse française contemporaine elle a dirigé le Centre national de la Danse pendant six ans ; Ahmed el-Attar, metteur en scène égyptien, directeur du Festival pluridisciplinaire D’Caf/Downtown Contemporary Arts Festival et d’un lieu de formation et de résidence pour les jeunes artistes, au Caire ; Mehdi Moradpour, auteur, interprète et traducteur du farsi, dari et espagnol, né à Téhéran de parents azerbaijanais et qui vit et travaille comme dramaturge en Allemagne ; Bouchra Ouizguen, danseuse et chorégraphe marocaine  qui a présenté au Festival d’Avignon, sur le Parvis du Palais des Papes, They always come back, spectacle réalisé avec des amateurs du territoire avignonnais (cf. ubiquité-cultures du 12 juillet 2025 ).

Transmission impossible est une initiative permettant aux jeunes artistes l’amorce de rencontres artistiques et interdisciplinaires, une opportunité de recherches en toute liberté dans le domaine des arts de la scène. Le retour d’expérience auquel nous avons été conviés est porteur d’énergie et d’espoirs, c’est un temps d’expérimentation ouvert sur le monde et qui laisse à chacun des espaces de création dans l’affirmation de ses identités artistiques.

Brigitte Rémer, le 31 juillet 2025

Avec 32 jeunes artistes de Belgique, Corée du Sud, Égypte, Espagne, France, Libye, Lituanie, Maroc, Palestine, Portugal, Rwanda, Suisse, Taïwan et Tunisie : Islam Al Arabi, Meriem Amiar, Alice Azevedo, Romain Beltrão Teule, Ayat Ben Yacoub, Eva Carrera Garcia, Hung-yang Chen, Maudie Cosset-Cheneau, Azani Ebengou, Imane Elkabli, Yi-po Hung, Rhim Hyun, Emna Kallal, Ayse Kargili, Timéa Lador, Maï Juli Machado, Marwa Manai, Josué Mugisha, Justina Mykolaityte, Amandine Ngindu, Arnau Perez, Kevin Perrot, Jaber Ramezani, Simon Roth, Nowwar Salem, Claudia Noëlla Shimwa, Judit Waeterschoot, Tyra Wigg, Jiann Woo, Salah Zater, Najim Ziani, Kenza Zourdani – et avec la participation des artistes et créateurs et créatrices, techniciens et techniciennes de la 79ème édition du Festival d’Avignon.

© Brigitte Rémer

Un projet du Festival d’Avignon et de Mathilde Monnier – coordination artistique et accompagnement pédagogique Mathilde Monnier – en complicité avec : Ahmed El Attar, metteur en scène – Mehdi Moradpour, dramaturge, auteur dramatique et traducteur – Bouchra Ouizguen, chorégraphe – Production Festival d’Avignon – coproduction Adami, (France) – Association MM, Calouste Gulbenkian Foundation (Lisbonne) – Fondation Culture et Diversité (France) – Pro Helvetia/Fondation suisse pour la culture – Fonds de dotation Porosus (France), INAEM – Ministerio de Cultura (Espagne), Institut Français du Rwanda – Korea Arts Management Service (KAMS) (Corée du Sud), NTCH National Theatre and Concert Hall (Taiwan) – Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès.

 

© Brigitte Rémer

 

© Brigitte Rémer

© Brigitte Rémer

Réalisation du projet, du 5 au 15 juillet 2025, portes ouvertes les 13 et 14 juillet à 17h et 19h – Villa créative, Avignon Université, 33 bis rue Pasteur, Avignon – Festival d’Avignon : tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

La Voix des femmes

Une célébration des 50 ans de la disparition d’Oum Kalthoum / أم كلثوم dite l’Astre d’Orient – Coordination Zeid Hamdan – avec le Printemps de Bourges et l’Institut du monde arabe – le 14 juillet à 22h dans le cadre du Festival d’Avignon, Cour d’Honneur du Palais des Papes. (Égypte-France).

© Christophe Raynaud de Lage

C’est étrange, une grande soirée s’annonçait, c’est une soirée qui fait flop ! Tous les ingrédients y étaient, la Cour d’Honneur, une grande Dame en référence, Oum Kalthoum, adulée dans tout le Moyen-Orient, un panel de grands noms au générique – Natacha Atlas, Camelia Jordana, Souad Massi, Abdullah Miniawy, Maryam Saleh, deux rappeurs (!) Danyl et Rouhnaa, d’excellents musiciens dont Oussama Abdel Fattah spécialisé dans la musique arabe classique et pour signature de grandes institutions comme l’Institut du monde arabe et le Printemps de Bourges.

Se succèdent les artistes, arrivant du fond de scène vers le micro sur pied à l’avant-scène, et repartant trois chansons plus tard. S’enchainent les chansons comme les perles d’un collier, sans transition, s’inscrivent des mots au kilomètre sans annonce de titre ni de l’artiste, des diapos qu’on ne raccorde pas à la scène. Les voix sont enfouies sous une technique qui les déforme, dans une réverbération et un écho confus. Pas de maître de cérémonie pour faire le lien donc pas de lien pas de dramaturgie. C’est un peu court !

Oum Kalthoum est la grande absente et ce n’est pas le petit foulard que chaque chanteuse tient à la main qui pourra faire apparaître l’Astre d’Orient et Quatrième Pyramide, ni les quelques photos en noir et blanc de son quartier d’enfance, ni les orchestrations méconnaissables. On s’égare, du passé au présent prétendant faire modernité et finalement on est nulle part.

Dommage car les musiciens notamment traditionnels côté cour – violon, qanûn, percussions et oud – sont éblouissants et donnaient de l’espoir. Ils remplissent les vides et assument les transitions et on s’accroche à eux pour sentir un peu de ce paysage musical si chaleureux qu’apportait Oum Kalthoum, grande chanteuse vénérée en Égypte et au Moyen-Orient. Mais cela ne suffit pas. Le public est glacé et la Cour d’Honneur inhabitée.

Brigitte Rémer, le 30 juillet 2025

Coordination Zeid Hamdan – Wael Koudaih, Rayess Bek, machines, sampler – Julien Perraudeau, clavier Mehdi Haddab, oud électrique – Joan Baz, vidéo – Ludovic Joyeux, son – Rima Ben Brahim et Camille Mauplot, lumières – Pia de Compiègne, scénographie. Idée originale Printemps de Bourges Crédit Mutuel – coproduction Printemps de Bourges Crédit Mutuel – Maison de la Culture de Bourges, Institut du monde arabe – Représentation en partenariat avec France Médias Monde.

Le 14 juillet 2025, Cour d’Honneur du Palais des Papes, Avignon – Festival d’Avignon : tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

La Distance

Texte et mise en scène Tiago Rodrigues (Portugal-France) – traduction en français Thomas Resendes, en anglais, Daniel Hahn, spectacle présenté en français, surtitré en anglais – avec Alison Dechamps et Adama Diop – création Festival d’Avignon 2025, à L’Autre Scène du Grand-Avignon / Vedène.

© Christophe Raynaud de Lage

La distance est kilométrique puisque l’un est sur terre et l’autre sur Mars, elle est aussi l’espace-temps entre deux générations, un père, Ali, médecin et sa fille, Amina, elle est celle d’un autre regard sur le monde et sur la vie, un angle de vue différent, vu du haut vu du bas. C’est un conte parfaitement cruel, une dystopie.

L’homme (Adama Diop) est sur scène quand le public s’installe, veste et pantalon bruns, cravate, il semble lointain, perdu dans ses pensées, il touche l’écorce de l’arbre tombé au sol et entremêlé à un autre, d’un bois différent, au sol de même, en fait une belle sculpture. Une musique lointaine nous parvient, percussions feutrées, harmonica, bâton de pluie. Un vinyle tourne sur son électrophone, il l’écoute puis le range.

© Christophe Raynaud de Lage

Ali dicte un message, en réponse à celui qu’il a reçu de sa fille (Alison Dechamps) après un long temps de silence et qui évoque une traversée. Elle dit avoir décidé de son grand voyage, sûre de construire ailleurs, une vie meilleure. Elle est en route. On est en 2077, Mars attire les utopistes et là-bas l’herbe est plus verte. Au début l’homme n’y croit pas, il croit connaître sa fille. La seule consigne qu’il ait reçue d’elle pour la contacter est d’envoyer des messages, selon une procédure très balisée et contrainte. Alors il se pose mille questions et se demande pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi cette décision de partir, sans le prévenir et sans un adieu.

Il lance une première bouteille à la mer, son premier message, pour vérifier ses intentions et comprendre où elle se trouve réellement. Une anecdote de l’enfance lui revient quand elle avait sept ans et il la lui raconte, une séquence de vacances à la mer qui aurait pu mal tourner, où elle avait pris des risques d’une manière inconséquente dans un geste qui pourrait s’apparenter à un suicide. Lui avait été submergé par l’idée de la perdre, il se souvient de sa grande détermination. « Je t’aime. Prends soin de toi » conclut-il. Fin du message.

© Christophe Raynaud de Lage

La pièce repose sur ces envois de messages, allers-retours entre père et fille. La structure scénographique tourne, de sorte que la jeune femme habillée d’une tunique blanche bordée d’une grande bande or (Alison Dechamps) apparaît de l’autre côté, naturellement, sans aucune illustration ni fioriture, c’est très bien réalisé (scénographie de Fernando Ribeiro). Amina est incarnée, on la croit proche, elle est sur Mars et regarde la terre qui paraît bien petite à travers un globe de verre transparent. Elle décrit sa vie quotidienne, son nouveau cadre de vie qui ressemble à une sorte d’embrigadement sectaire, elle évoque la masse musculaire perdue sur mars, la nourriture, la manière de respirer, les travaux qu’elle exécute. Elle parle d’égalitarisme, de protocoles à respecter, de règles strictes et d’un bruit continu. Lui accuse le coup, pleure, hurle comme un loup meurtri et ne vit qu’au rythme des nouvelles qu’il reçoit.

L’envoi des messages s’accélère et décélère selon le contenu de la discussion. « Salut papa ! » Elle poursuit sur son quotidien, il plonge dans les photos et les souvenirs, cherche à la raccrocher à la vie, la vraie vie pour qu’elle fasse machine arrière et décide de rentrer. « Chère Amina… » Il lui parle des études à Sidney qu’elle avait entreprises, de la plage des sables rouges remplie de méduses, plus tard de son cheval Mistral, qui s’était emballé. « « Sur les photos, ton regard était au-delà… » Il use de beaucoup de diplomatie, comme il le peut, pour conserver ce fragile lien entre eux. Elle rassure son père mais son choix est sans retour, et si elle reconnaît que le milieu où elle vit est hostile, elle confirme qu’il correspond à son choix. « Ici nous voulons construire avec de nouvelles pierres » dit-elle.

© Christophe Raynaud de Lage

Ali parle du quatrième effondrement sur terre, Amina de son choix de faire partie de ces oubliantes, comme on les nomme là-bas. Au bout d’un certain nombre de jours sa mémoire s’effacera. On ne parle pas d’ordinateurs mais d’humains. Il reste 320 jours avant la conjonction. La dramaturgie suit le compte à rebours des jours qui restent jusqu’à ce moment où ils devront se quitter, se dire adieu, pour toujours. Les « Salut papa ! » succèdent aux réponses « Mon soleil prend soin de toi ! » Il tente de lui écrire une lettre, qui pose beaucoup de questions et structure son discours, il la lui lit. Les questions portent principalement sur les étapes du protocole d’oubli, phénomène irréversible. « Tu vas m’oublier aussi ? » demande-t-il. « Je t’aime, papa ! »  Il lui fait écouter le vinyle et tous deux se mettent à danser, dans une correspondance de gestes d’une planète à l’autre, mouvements émouvants portés par le plateau tournant qui n’ira qu’en accélérant, comme le temps. Le père tente d’inventer tout ce qu’il peut, espérant jusqu’au bout lui donner l’envie de faire marche arrière et de rentrer. « Les arbres ne te manquent pas ? »

La cruauté va crescendo quand Amina apprend à son père qu’elle est « en train d’inventer une vie » par une relation qui lui a été déléguée. Décomposé, il lance « c’est de la folie ! »  Puis elle fait silence un moment sans donner de nouvelles. Le compte à rebours se poursuit, 66, 65, 62 jours… Il lui fait entendre la chanson préférée de sa mère, dans sa langue. Amina pose alors la question qui la taraude : « Où est ma mère ? » L’homme raconte. La mère est morte il y a douze ans, au début du second effondrement. On vivait dans son pays. La marée l’a emportée. Père et fille échangent sur ce dont elle ne se souvient déjà plus. Le dispositif scénique tourne de plus en plus vite et tout s’emballe ils font face à une sorte de big band jusqu’à ce qu’elle le regarde sans le reconnaître : « Qui êtes-vous ? » lance-t-elle. La cruauté est à son comble. Ali hurle à l’attention de sa fille : « Je veux te voir ! » La lumière devient jaune. Les notes du saxophone enflent. Elle est étendue au sol. Lui est seul.

© Christophe Raynaud de Lage

Il lit le début d’une lettre dont elle n’aura jamais connaissance : « Début du message… C’est notre dernier message… » Il raconte l’oubli, la grande distance, il la félicite pour le monde meilleur auquel elle croit et dans lequel elle est partie. « Oui ton absence me fait souffrir. Adieu, mon soleil ! » Fin de message. Il pleure et met sa chanson préférée, ramasse une à un les photos de sa fille, qui l’ont aidé à vivre. Le dispositif tourne lentement. La tunique d’Amina est accrochée à une branche. La dernière image la montre assise en haut d’un rocher partie du dispositif comme si elle chevauchait Mistral, son cheval, pour une destination inconnue. Lui est assis et tout s’immobilise.

La Distance, est un texte d’une grande force et parfaite cruauté, le travail des acteurs y est juste et précis : une jeune femme radieuse dans la nouvelle vie qu’elle se construit, sous liberté surveillée, frôlant l’absurde – Alison Dechamps, avec beaucoup de naturel – un père de grande sensibilité dans son désarroi, émouvant dans les signes de la mémoire qu’il met en marche proportionnellement inverses à ceux qu’émet sa fille, qui se démet des siens – Adama Diop, magnifiquement -. Tous deux nous tiennent en haleine et émotion. Avec ce spectacle, Tiago Rodrigues offre une superbe métaphore de la vie et de la mort, de l’espoir d’une autre vie et de l’ailleurs, des illusions et de la réalité, des relations entre père et fille, de l’absence. Comme dans ses spectacles précédents, l’acteur-metteur en scène, directeur du Festival d’Avignon interroge le monde où il dessine des lignes tremblées qu’il propose d’emprunter. Du théâtre, il donne sa définition : « Je pense avant tout que le théâtre est aussi vrai que nous respirons. Personne n’a décidé de la fonction de la respiration ! Le théâtre fait partie de l’aventure humaine comme le silence ou la capacité d’être touché par le vol d’un oiseau. Sa particularité, c’est qu’une fois la représentation terminée, nous passons rapidement de la poésie à la réalité. » Alors, gardons la poésie ! Fin de message.

Brigitte Rémer, le 29 juillet 2025

Avec : Alison Dechamps, Adama Diop – sénographie Fernando Ribeiro – costumes José António Tenente – lumière Rui Monteiro – musique Pedro Costa – collaboration artistique Sophie Bricaire – assistanat à la mise en scène André Pato. Production Festival d’Avignon – coproduction Teatro stabile di Napoli Teatro Nazionale (Naples), Onassis Stegi (Athènes), La Comédie de Clermont-Ferrand Scène nationale, Divadlo International Theatre Festival, Le Volcan Scène nationale du Havre, Teatre Lliure (Barcelone), Centro Dramatico Nacional (Madrid), Malakoff scène nationale Théâtre 71, Culturgest (Lisbonne), De Singel (Anvers), Équinoxe Scène nationale de Châteauroux, Points communs Nouvelle Scène nationale de Cergy-Pontoise / Val d’Oise, Piccolo Teatro di Milano Teatro d’Europa (Milan), Maillon Théâtre de Strasbourg Scène européenne, NTCH Taiwan National Theatre and Concert Hall, Les Célestins Théâtre de Lyon, Théâtre du Bois de l’Aune (Aix-en-Provence), Théâtre de Grasse Scène conventionnée d’intérêt national Art & Création, Scènes et Cinés Scène conventionnée d’intérêt national Art en territoire (Istres), Le Bateau Feu Scène nationale de Dunkerque, Plovdiv Drama Theater, Malta Festival (Poznan), Espace 1789 (Saint-Ouen) Avec le soutien du dispositif d’insertion de l’Ecole du TNB – Théâtre National de Bretagne et pour la 79e édition du Festival d’Avignon : Spedidam -Production déléguée du Festival d’Avignon – Résidence La FabricA du Festival d’Avignon

© Christophe Raynaud de Lage

Du 7 au 8 juillet, du 11 ai 16 juillet, du 18 au 23 juillet, les 25 et 26 juillet 2025, à 12h, L’Autre Scène du Grand-Avignon / Vedène – Festival d’Avignon : tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

En tournée : 10 et 11 septembre 2025, Divadlo International Theatre Festival, Pilsner (Tchéquie) – 17 et 18 septembre 2025, Plovdiv Drama Theatre, Plovdiv (Bulgarie) – 3 octobre 2025, Malakoff Scène nationale / Théâtre 71, Malakoff (France) – 10 et 11 octobre 2025, De Singel, Anvers (Belgique) – 15 au 17 octobre 2025, Le Maillon Théâtre de Strasbourg/Scène européenne, Strasbourg (France) – 22 au 24 octobre 2025, Teatro stabile di Napoli, Naples (Italie) – 5 au 7 novembre 2025, La Comédie de Clermont-Ferrand Scène nationale (France) – 13 au 23 novembre 2025, Théâtre Vidy, Lausanne (Suisse) – 26 et 27 novembre 2025, MC2, Grenoble (France) – 1er décembre 2025, Équinoxe / Scène nationale de Châteauroux (France) – 15 au 18 janvier 2026,  Centro Dramatico Nacional, Madrid (Espagne) – 21au 25 janvier 2026, Teatre Lliure, Barcelona (Espagne) – 29 et 30 janvier 2026, Le Bateau Feu / Scène nationale de Dunkerque (France) – 3 et 4 février 2026, Le Volcan/ scène nationale du Havre (France) – 7au10 mai 2026, Onassis Stegi, Athènes (Grèce) – 15 et 16 mai 2026, Piccolo Teatro di Milano/Teatro d’Europa, Milan (Italie) – 21 et 22 mai 2026, Théâtre de Grasse, Scène conventionnée d’intérêt national Art et Création, Grasse (France) – 27 et 28 mai 2026, Scènes et Cinés/Scène conventionnée d’intérêt national Art en territoire, Istres (France) – 2 et 3 juin 2026,  Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence (France).

 

Nour / ليلة النور

Nuit de lumière, célébration poétique de la langue arabe, avec l’Institut du Monde Arabe – Direction artistique et mise en scène, Julien Collardelle, Radhouane El Meddeb – Création le 15 juillet 2025 au Festival d’Avignon, Cour du Lycée Saint-Joseph.

Qui suis-je ?  Je suis ma langue / أنا لغتي

© Christophe Raynaud de Lage

Nour est une veillée, une forme d’urgence, une Nuit de lumière qui met la langue arabe sur le devant de la scène, langue élue pour l’édition 2025 du Festival d’Avignon. Une vingtaine d’acteurs et d’actrices ont dit, chanté, psalmodié et proféré les textes et la poésie, savante et populaire, nous invitant à traverser le temps.  De l’antéislamique avec ses ensembles de poèmes, les Mu’allaqât, au raï, des mâqams originels au rap d’aujourd’hui, de l’arabo-andalou à la musique soufie, de la Geste au récit, cette unique soirée a décliné les thèmes fondateurs de la langue, des arts et de la culture arabes. « La poésie humanise l’Histoire » disait Mahmoud Darwich. Nour est aussi un geste de résistance pour « dénoncer les discriminations et les dictatures, le génocide à Gaza et l’anéantissement programmé de la Palestine » rappellent en introduction Julien Collardelle et Radhouane El Meddeb, organisateurs de la soirée. « Après la tempête il reste quoi de la ville, après la tempête il reste quoi de moi ?… »

© Christophe Raynaud de Lage

Les artistes marchent vers nous, du fond de la scène. Ils font groupe et viennent de tous les pays du Moyen-Orient, de Beyrouth, Haïfa, Palestine, Alexandrie, Damas, Abu Dhabi, Amman, Baghdad. Une première actrice prend la parole. Les textes se lisent et se disent en langue originale, ils sont traduits et lus en français ou défilent sur écran, ainsi que des projections et le nom des poètes. « Nous étions sur le chemin, puis les hirondelles se sont envolées, comme les maisons. Les femmes de partout les ont accueillies, les hirondelles ont migré, carnage après carnage. »

Ils sont tous musiciens, chanteurs, comédiens, danseurs et diseurs, tous talentueux, tous engagés, certains connus d’autres moins, tous dans cette même communion pour célébrer la langue arabe. Ils déploient toutes les tessitures de voix et nombre d’instruments entre autres flûte, violoncelle, bendir et percussions, guitare, contrebasse, qanoûn, piano, trombone, claves, mizmar, etc. Ils donnent leurs vibrations et rythmes en partage. « Ils ont pris mon amour et sont partis vers le nord. Ô colombe qui survole les cieux de Damas, ô Damas l’heure est venue, lève-toi ! »

© Christophe Raynaud de Lage

La Cour du Lycée Saint-Joseph se remplit de leurs mots. Une poétesse mystique du VIIIème siècle succède au poète syrien Burhân al-Dîn, à Rûmî le philosophe persan et Hussein Mansour Al-Hallaj de Baghdâd, à Mohamed Sghaïer Ouled Ahmed de Tunisie, au poète palestinien Mohammed Al Qudwa originaire de Gaza, à la poétesse et performeuse Asmaa Azaizeh née à Dabbouriyeh (Galilée) vivant à Haïfa, au linguiste et poète libanais Saïd Aql, au grand poète de Baghdad al-Mutanabbī, et à tant d’autres. Les siècles se mélangent. Mystiques et profanes font vibrer la Cour du Lycée Saint-Joseph dans la beauté et la musicalité de la langue. « Mes larmes ont trahi ce que je voulais taire. »

© Christophe Raynaud de Lage

Jack Lang a voulu cette soirée, réalisée en partenariat avec L’Arabic Language Center d’Abu Dhabi et le Festival d’Avignon, lui qui n’a de cesse de défendre ardemment le plurilinguisme et la langue arabe en tant que Président de l’Institut du Monde Arabe. Le passé et le présent se mêlent, croisant les textes ancestraux à ceux des contemporains. Ces écritures célèbrent la nature, l’amour et l’érotisme, le sublime et l’invisible, le sacré et le populaire, le destin humain et croisent vie quotidienne, mythes, exil, révolte, résistance et liberté.

Nour est une soirée de lumière et de sens, de partage, qui rassemble de nombreux talents à travers des thématiques fondatrices. C’est une superbe initiative! « Voici ma langue, collier d’étoiles au cou de ceux que j’aime. Soyez le confluent entre mon corps et l’éternité du désert. »

Brigitte Rémer, le 28 juillet 2025

Avec : Lynn Adib, Mohammed Al-Qudwa, Nadim Bahsoun, Rim Battal, Nawel Ben Kraïem, Walid Ben Selim, Rodolphe Burger, Abo Gabi, Nidhal Jaoua, Naïssam Jalal, Ahmad Katlesh, Sary et Ayad Khalifé, Xamter Laureti, Mahdi Mansour, Emel Mathlouthi, Xalter Maureti, Abdullah Miniawy, Hala Mohammad, Ashtar Muallem, Jumana Mustafa, Lobna Noomen, Maryam Saleh, Naghib Shanbehzadeh, Samaa Wakim – Direction artistique et mise en scène, Julien Collardelle, Radhouane El Meddeb – Vidéo Randa Mirza – Consultants poésie Rima Abdul-Malak, Farouk Mardam-Bey – Direction technique Manuel Desfeux – Régie son Stéphane Bureau, Audrey Schiavi – Coproduction Institut du Monde Arabe avec le soutien de Abu Dhabi Arabic Language Centre, Festival d’Avignon – Avec le soutien de Souffle collectif – Remerciements à Jalila Bouhalfaya-Guelmami et son équipe, et à la Bibliothèque de l’IMA.

Nour / Nuit de lumière, célébration poétique de la langue arabe – Création le 15 juillet 2025 au Festival d’Avignon, Cour du Lycée Saint-Joseph, 62 rue des Lices, Avignon – Festival d’Avignon : tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

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© Christophe Raynaud de Lage

Yes Daddy / حاضر يا أبي  

Texte et mise en scène Bashar Murkus – Dramaturgie et production Khulood Basel – Avec Anan Abu Jabir, Makram J. Khoury – (Palestine) – Première en France dans le cadre du Festival d’Avignon, Théâtre Benoît XII – spectacle en arabe, surtitré en français et en anglais.

© Khulood Basel

Bashar Murkus et Khulood Basel ont pour arme le théâtre et leur engagement avec le Khashabi Theatre qu’ils ont créé en 2011 avec d’autres artistes palestiniens, à Haïfa, au nord d’Israël. Ils étaient venus au Festival d’Avignon en 2021 présenter The Museum et en 2022, Milk. Même si le lieu où ils travaillaient jusqu’en avril dernier leur a été confisqué, ils poursuivent, écrivent, jouent, cultivent leur indépendance et construisent des utopies. Difficile, quand Gaza / غزة en traduction la forte, les hante et qu’ils constatent l’impuissance, y compris de l’art, face à la tragédie, au génocide.

Ils présentent à Avignon leur dernier spectacle, Yes Daddy / حاضر يا أبي où la maison, symbole de protection et d’intimité, est d’une certaine manière, le troisième personnage. Et ils tordent ce concept jusqu’au trouble et en font un lieu de détresse. Deux hommes s’y affrontent, un vieil homme, dans le désarroi et la solitude, qu’interprète brillamment Makram J. Khoury, l’un des plus grands acteurs palestiniens, et Anan Abu Jabir un jeune acteur, brillant lui aussi dans l’art de la métamorphose.

© Khulood Basel

Dans un cercle de lumière, le jeune – est-ce Amir, ou bien Samer ? – accueille le public, au titre de la bienvenue. « Bonjour ! صباح الخير je suis très heureux que vous soyez là. » Il montre la maison dans laquelle nous allons entrer avec lui une maison qui, dit-il, ressemble à toutes les autres maisons. Puis il s’efface.

Commence alors ce qui se révélera être comme un jeu de dupes réciproque, avec des allers et retours singuliers dans un scénario où la montée dramatique se dessine au fur et à mesure que se déconstruit la maison. Là, se trouve un vieil homme, assis à une petite table, au fond, son fauteuil roulant près de lui. Pyjama gris sur les parois grises des praticables qui forment les murs de la maison, une ouverture mène à la cuisine côté cour, la porte d’entrée se trouve côté jardin, symbole du seuil, ou du passage et du franchissement entre l’en-dehors et l’en-dedans.

Coup de sonnette et premier psychodrame, le vieil homme se suspend, incapable de trouver la clé qui permet d’ouvrir sa porte d’entrée – la clé, tout un symbole en territoire occupé – il est frappé d’amnésie et enfermé chez lui, il ne se souvient plus. Ses jambes refusent de le porter, il ne peut se lever et quand il tente, il tombe au sol, s’énerve et crie, perd la tête un peu plus. « Que dois-je faire ? » hurle-t-il à travers la porte. Quelque temps plus tard le jeune homme réussit à entrer et se présente. C’est Amir, appelé par lui comme escort autrement dit pour une relation sexuelle tarifée. Le vieil homme ne se souvient de rien, la confusion est extrême quand il l’appelle Samer et le prend pour son fils. Amir voudrait s’enfuir et réclame son argent. Autre clé recherchée, celle des tiroirs où le vieil homme range cet argent. Disparue, de même. Dans le jeu du père, l’autoritarisme, le handicap et l’amnésie, « Ne me parle pas comme ça » dit-il à Amir/Samer. Le vieil homme appelle ensuite sa femme du côté de la cuisine, désespérément. « Il y a quelqu’un dans la maison et tu m’as fait venir » s’étonne Amir. L’homme hurle et demande de l’aide. Il est assis au milieu de la pièce. « Baisse la voix » ordonne Amir sur un ton menaçant tout en apprenant que la femme était morte depuis plusieurs années.

© Khulood Basel

Le trouble augmente. À la question « De qui es-tu le fils ? » Amir s’invente d’autres identités, par jeu ou pour ne pas déplaire. Il est Elias, le fils du directeur d’école ou celui du voisin et jusqu’à devenir Samer, son fils, pour lui plaire ou pour être tranquille, entrant dans le jeu désespéré du vieil homme. « Reste un moment » implore ce dernier. Amir sort et tous deux jouent la scène des retrouvailles, puis glissent dans un dialogue du quotidien, père/fils tandis que la maison se déconstruit, panneau après panneau, laissant les personnages dans un vide absolu. Samer a relevé son père. Le vieil homme épluche une orange. Un silence s’installe,

« Tu habites encore ici avec moi ? C’est vrai… » Le père fouille sa mémoire, pose des questions et donne lui-même les réponses. « Ton état me fait peur, papa » répond Samer. « T’as préparé quoi ? » Et autour du dîner se greffe un dialogue surréaliste où l’on comprend qu’ils ont faim et qu’il n’y a rien à manger… « J’ai envie d’un repas chaud » dit le vieil homme. Samer lance une série de reproches cinglants au père qui lui demande : « T’ai-je fait du mal, t’ai-je frappé ? T’ai-je violé ? » La pièce oscille entre la perte de mémoire du vieil homme et le jeu des métamorphoses auquel se prête Amir, dans sa versatilité, à travers les différents scénarios proposés.

Le violoncelle est monté en puissance et accompagne la reconstruction de la maison, les panneaux remontés à l’envers, l’extérieur vers le public, l’intérieur forme une nouvelle intimité, cachée. La musique emplit l’espace. Un long silence s’installe. Noir. Quand les lumières se rallument la tension dramatique se précise et nous place face à une inconnue de plus, les coups reçus par Amir/Samer qui porte de nombreuses traces. On ne sait ce qu’il s’est passé au cœur de la maison recomposée, quelles violences ou quelles violations. L’atmosphère s’alourdit. Les murs de la maison à nouveau se recomposent, comme au début du spectacle, avec un intérieur un peu plus soigné, une lampe et un tableau au mur, une horloge, une nappe sur la table. « Tu veux partir ? » s’enquiert le vieil homme ? « Oui » s’entend-il répondre. « Je ne te reverrai pas ? » et il réclame « juste un petit câlin. » Les relations se sont opacifiées, on ne sait plus qui a le leadership.

Samer passe une robe et met une perruque, les cheveux de la mère. Il devient la mère et dans l’inversion des rôles le vieil homme est l’enfant. Bashar Murkus et Khulood Basel vont loin dans le travestissement et les rôles usurpés, la mère prend son tout petit sur les genoux et lui donne le sein. Mais rien ne sort. « Je meurs de faim » crie-t-il. Les filiations se télescopent, et les relations entre solitude, mensonge et vérité se désagrègent. Retour au père que le fils lave et  change après qu’il ait uriné sous lui et qui fait tourner le lave-linge sur la scène, le réalisme est de retour après le simulacre de la mère et un père qui semble de plus en plus déconnecté. Une chanson d’Abdel Halim Hafez, l’un des plus grands chanteurs égyptiens des années 50 à 70, passe en leitmotiv, Ana lak ala toul  أنا لك على طول / Je suis à toi depuis le début, met un peu de baume au cœur.

© Khulood Basel

Amir se place côté cour devant une caméra qu’on ne remarquait pas et barbouille l’objectif d’un rouge comme le sang, son visage, les images, se déforment à l’extrême. Le vieil homme s’est levé et marche. Il est assis sur la table, sous un néon. Ensemble ils mangent une soupe. Le lave-linge s’est arrêté. Je ne me souviens pas, persiste-t-il, perdu dans son monde. Il vient de ramasser au sol la clé des tiroirs qui contiennent l’argent. La discussion reprend de manière récurrente. « Tu te souviens de tout ce que je t’ai dit ? » demande Amir. « Répare la porte… » répond le vieil homme. La lumière clignote. Noir.

On sort KO debout de la pièce qui nous perd dans les labyrinthes du mensonge et de la vérité. Ce qui se dit s’efface sitôt après et les gestes qui s’ébauchent ou s’exécutent se défont aussi vite.  Yes Daddy / حاضر يا أبي est comme une souricière qui se referme sur ses deux protagonistes, secoués dans leurs identités, leurs désirs et le décalage de leurs mémoires croisées. Magnifiquement porté par les deux acteurs, Anan Abu Jabir et Makram J. Khoury ni père ni fils mais complices, la mise en scène sème le doute et donne toutes les variations de l’insécurité dans un remarquable brouillage des codes, de vérités à contre-vérités qui égarent le spectateur. « Il n’y a plus d’espoir pour le sens. Et sans doute est-ce bien ainsi : le sens est mortel » écrivait le philosophe Jean Baudrillard.

Entre simulacres et simulation, cet étrange huis clos ressemble à l’occupation d’une maison pour l’un, à un état mental en perdition pour l’autre. La versatilité dans la perception du temps et de l’identité, chez l’un comme chez l’autre conduit à une intranquillité ouvrant sur des blessures qui se nomment vieillesse, désir, sensualité, sexualité, famille et solitude. La maison est encore vivante mais il y fait froid. « Ferme la porte, le froid va rentrer » dit le vieil homme à plusieurs reprises…

Brigitte Rémer, le 27 juillet 2025

Avec : Anan Abu Jabir, Makram J. Khoury – Texte et mise en scène Bashar Murkus – dramaturgie et production Khulood Basel – scénographie Majdala Khoury – lumière Muaz Al Jubeh – direction technique Moody Kablawi – machinerie Basil Zahran – assistanat à la mise en scène Nancy Mkaabal – production Khashabi Theatre – Avec le soutien de A. M. Qattan Foundation AFAC /  Arab Fund for Art and Culture – Représentations en partenariat avec France Médias Monde – Création en 2024. Première en France au Festival d’Avignon 2025.

Les 24, 25, 26 juillet, à 18h – Théâtre Benoît XII, 12 rue des Teinturiers, Avignon – Festival d’Avignon : tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

En tournée : le 6 novembre 2025 à 21h, le 7 novembre à 19h, au Théâtre des 13 vents / CDN de Montpellier, dans le cadre de la Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée, site : https://13vents.fr/yes-daddy/ – le 14 novembre 2025, au Théâtre Alibi, Bastia – les 18 et 19 novembre 2025, au Théâtre Joliette, Marseille – Du 24 au 26 novembre 2025, au Mungo Park Theatre, Allerød Danemark) – Du 19 au 21 mars 2026, à Espoon Teatteri, Espoo (Finlande) Avertissement : des scènes peuvent heurter la sensibilité du public

Every-body-knows-what-tomorrow-brings-and-we-all-know-what-happened-yesterday

Chorégraphie et interprétation Mohamed Toukabri (Tunisie – Belgique) – texte et voix off Essia Jaïbi, dramaturgie Eva Blaute – création 2025 Festival d’Avignon, avec Les Hivernales/CDCN d’Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage

Mohamed Toukabri présente un solo et explore les liens entre la danse, la mémoire et l’histoire. Il écrit sa genèse et nous apostrophe, il danse avec les mots : « Ceci est le début du début… Un silence étrange est suspendu. C’est un rituel et vous en faites partie, témoins et participants… Je suis juste une voix, une présence sans corps. Je n’ai pas de réponse. »

Mohamed Toubakri est au cœur d’une multiplicité d’influences. Né à Tunis où il a pratiqué le breakdance dès l’âge de douze ans, il vit et travaille à Bruxelles. Il a collaboré pendant quatre ans avec Syhem Belkhodja, grande référence de la danse en Tunisie puis s’est formé à l’Académie Internationale de danse à Paris et à l’école P.A.R.T.S d’Anne Teresa De Keersmaeker, à Bruxelles. Son parcours croise celui de nombreux artistes dont Sidi Larbi Cherkaoui. Après sa première œuvre autoproduite, en 2018, The Upside Down Man, il a créé en 2021 un émouvant duo avec sa mère, The Power (of) the Fragile (cf. Ubiquité-Cultures(s) du 16 février 2024).

© Christophe Raynaud de Lage

Au cœur de son travail, l’identité, la langue et la culture. Avec Every-body-knows-what-tomorrow-brings-and-we-all-know-what-happened-yesterday on est sur le territoire de la langue arabe, thème du Festival d’Avignon 2025. Sa proposition est superbe. Il met en jeu différentes langues dont l’arabe, l’anglais et le français, à travers des signaux-sémaphores et des images vidéo qui lancent les mots en plusieurs langues. Mohamed Toubakri pose nombre de questions autour de la langue, qu’il introduit dans sa gestuelle : quelle responsabilité avons-nous dans ce que nous transmettons, dans ce que nous effaçons ou maintenons ? « Certaines parties de moi ne veulent pas être traduites » affirme-t-il avec justesse.

Il réfléchit à la traduction, à la perte entre les langues quand elles passent par ce filtre de la traduction. « Une voix vous parle dans une langue étrange, étrangère. Elle ne cherche pas à être traduite. C’est une invitation à écouter autrement. Peut-être que le corps parle plus que les mots. Des mots volants, éparpillés. Peut-être que cela nous entraine dans un pays qu’on connaît ou croit connaître… » Il donne des signes dans le registre des arts martiaux, travaille la marche et les accélérations, exécute des figures de break et des équilibres, s’invente un impressionnant personnage sans visage, masqué. Le texte est rythmé, répété, écrit et dit. Les mots défilent à différentes vitesses. Mohamed Toubakri ne nous lâche pas.

© Christophe Raynaud de Lage

Il garde des aspects ludiques, gentiment provocateurs dans ce qu’il présente sur des thèmes plus graves et vitaux, ceux de l’identité, de la culture arabe en général, de sa langue originelle et culture, tunisiennes. Les nombres de 1 à 10, le brouillage de mots accompagnés de mouvements coulés, de figures complexes, d’apostrophes chaleureuses, une grande concentration, traversent le plateau avec élégance. Des soleils rouges fixent le spectateur. Le corps porte, transmet, résiste, se cabre. Les mots défilent et autant de questions. Le positionnement est poétique autant que politique, l’énergie est réelle. Rythmes, bras, mains. Il parcourt le plateau, agite un tissu, voile, bannière, cagoule, masque. Il est félin et nous renvoie le monde, son monde.

L’image et le son participent de la réussite de l’ensemble, pour une nouvelle écriture qu’il construit et dans laquelle il se glisse. Il occupe l’espace avec instinct, harmonie et composition. On traverse les bruits, les coups, les chants d’oiseaux. La réflexion sur la langue est récurrente et juste, l’artiste Essia Jaïbi en a écrit et enregistré le texte,  Eva Blaute construit avec lui le discours dramaturgique. On traverse la complexité des langues, la nuance, la contamination, au sens où le sociologue Jean Duvignaud l’entendait quand il parlait de la contamination des cultures au sens positif du terme. « Quand je change de langue, qu’est-ce qui change en moi ? Qu’est-ce qui se perd ? » propose Mohamed Toubakri. « Il n’y a pas une langue contre l’autre poursuit-il, mon langage parle sans se révéler. » Quand il arrive face à nous, sans visage, masqué de noir, il devient l’ombre, l’autre qui s’éloigne, l’étranger. Le bruit d’un mouvement de foule augmente, sa main guide les signaux sonores. On a la mort en face.

© Christophe Raynaud de Lage

Dans le rythme de la langue à l’accompli, le passé composé, il trébuche. Il est une ombre qui exécute des mouvements répétitifs sur discours enregistrés et rythmes militaires. Il joue avec ces tempos qu’il défie, retire sa cagoule et sa veste, revient pailleté et lumineux déclenchant les éclairs du stroboscope qu’il habite de gestes break, coulés piqués. Le rideau de l’arrière-scène se gonfle comme une voile, il est l’ombre portée sur fond de discours jusqu’à ce qu’un grand silence descende « Burning silence ». Il nous regarde et tourne à en perdre le mot, le langage et la tête, puis soudain s’élève. Il est oiseau, ou alors drone. « Je suis dans les airs. Je m’élève encore. Les pays disparaissent. Des murs se dressent, d’autres s’effondrent. »

C’est un beau parcours que propose Mohamed Toukabri où le breakdance s’enracine dans le geste et côtoie d’autres alphabets. Le danseur-chorégraphe construit un syncrétisme entre danse de la rue et danse contemporaine et joue de la diversité de ses influences culturelles et artistiques. Introspection, extrospection, l’intensité et la virtuosité sont au rendez-vous. Every-body-knows-what-tomorrow-brings-and-we-all-know-what-happened-yesterday pose la question du présent – qui sommes-nous  et en quelle langue, demande-t-il  dans son intranquillité.

Brigitte Rémer, le 26 juillet 2025

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

De et avec Mohamed Toukabri – texte Essia Jaïbi – musique DEBO collective – dramaturgie Eva Blaute – scénographie Stef Stessel – lumière Stef Stessel, Matthieu Vergez. Avec le regard de Radouan Mriziga – costumes Magali Grégoir – son Annalena Fröhlich, DEBO Collective – voix off Essia Jaïbi. Remerciement Estelle Baldé. Production Caravan Production (Bruxelles) – coproduction Needcompany (Bruxelles), Viernulvier (Gand), Charleroi danse Centre chorégraphique de Wallonie-Bruxelles, STUK (Louvain), Théâtre Les Tanneurs (Bruxelles), Concertgebouw (Bruges), Beursschouwburg (Bruxelles), Perpodium (Anvers), Le Gymnase CDCN (Roubaix). Coréalisation Festival d’Avignon, Les Hivernales/CDCN d’Avignon. Représentations en partenariat avec France Médias Monde

Du 10 au 14 juillet et du 16 au 20 juillet 2025, à 10h.  CDCN Les Hivernales, 18 rue Guillaume Puy, Avignon – Festival d’Avignon : Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com et www.hivernales-avignon.com

Chapitre quatre / الفصل الرابع – et Un spectacle que la loi considèrera comme mien

Dans le cadre de la SACD « Vive le sujet ! Tentatives » : Chapitre quatre, texte et mise en scène de Wael Kadour (Syrie/France) – Un spectacle que la loi considèrera comme mien, de Olga Dukhovna (Ukraine/France) – au Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph – créations Festival d’Avignon 2025.

© Christophe Raynaud de Lage

Chapitre 4 / الفصل الرابع – de Wael Kadour (Syrie/France) – En 2008, le metteur en scène soudanais Yasser Abdel-Latif alors exilé à Damas, travaillait sur une adaptation de la pièce d’Henrik Ibsen, Un Ennemi du peuple. Son producteur lui imposant trop de contraintes il ne put mener son projet à bien et sa mise en scène ne vit jamais le jour. Dix-sept ans après, Wael Kadour reprend les étapes du travail, et s’interroge, par ce spectacle, sur les raisons de l’échec.

Auteur et metteur en scène formé à l’art dramatique en Syrie où il est né, Wael Kadour intervient sur de nombreux projets au Proche-Orient puis en Europe à partir de 2008. Après trois ans passés en Jordanie il s’exile en France, à Paris, en 2016. Il écrit en langue arabe syrienne, plusieurs de ses textes sont publiés en arabe, anglais, français et italien. En 2021, il reçoit le soutien de la Fondation norvégienne Ibsen Scop pour écrire et produire la pièce Up There. On a pu voir en France Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, au Théâtre Jean Vilar de Vitry (cf. Ubiquité-Culture(s) du 28 avril 2019) et Braveheart au Théâtre de Choisy-le-Roi (cf. Ubiquité-Culture(s) du 10 mai 2025), tous deux en langue arabe, (Syrie), surtitrés en français.

© Christophe Raynaud de Lage

Dans Chapitre quatre, un homme de théâtre en exil, Wael Kadour, parle d’un homme de théâtre absent, Yasser Abdel-Latif, décédé, et de l’impossibilité de créer. Les deux destins interfèrent et de croisent. Une grande table où l’auteur, Kadour, écrit, et deux chaises, un micro sur pied à l’avant-scène, un enregistreur où l’on entendra la voix de Yasser Abdel-Latif, au fond une porte-fenêtre ouverte, comme un gouffre qui aurait aspiré l’auteur et/ou le metteur n scène. Une personne du public monte sur scène pour lire un extrait de l’acte IV de L’Ennemi du peuple. L’auteur s’efface. Quand il revient il porte une valise, en sort un grand livre noir, relié. Une voix nous parle, en arabe, émanant d’un petit enregistreur qu’il ouvre. Lecture est faite d’une traduction en français, on comprend que cette traduction est falsifiée.

De la valise, l’homme sort les éléments d’une mise en scène en morceaux, comme des pièces détachées. Ne restent que des pages couvertes d’écritures. Il regarde les quelques objets liés à sa première mise en scène, d’autres liés à la dernière, avant de quitter la Syrie. Puis tout disparaît sauf la table et les chaises. Une autre personne du public monte sur scène et donne lecture de bribes de parcours de vie. Juillet 2008. Damas. Les dialogues de l’enregistreur sont hachés, distordus. On entre chez Ibsen comme par effraction. Dans L’Ennemi du peuple le personnage du docteur Stockmann, découvre que les eaux de la station thermale de son village sont contaminées et se met donc en devoir de prévenir le public. Pour remédier au mal, d’importants travaux seraient nécessaires et la municipalité, dont le maire, frère du docteur Stockmann, tente de le faire taire.

© Christophe Raynaud de Lage

 À Damas lors du montage du spectacle, l’acteur principal a soudainement disparu, parti pour un travail plus lucratif, quinze jours avant la première. Le metteur en scène, Yasser Abdel-Latif, demande aux autorités un report du spectacle mais en vain. Il lit en arabe le quatrième acte, le discours qu’adresse le docteur Stockmann, à la population. L’enregistreur est fixé au dossier de la chaise. On l’écoute, la traduction s’inscrit en français. « Il reste peu à dire. J’aurais aimé écrire deux pages vides, une simple page blanche. C’est un choix personnel comme acte d’effacement, dans un contexte politique violent. » Wael Kadour prend note et poursuit : « Le 8 décembre 2024, le règne de la famille Assad prend fin, avec des criminels et beaucoup de victimes. La haine m’envahit, plutôt que la joie… »

© Christophe Raynaud de Lage

Debout, derrière la chaise et l’enregistreur, il construit un fragile théâtre en papier dont il sort un à un les morceaux et raconte une autre histoire : « Un Palestinien, ancien fedayin me dit… »  Mais comment vit-on après avoir tué se demande-t-il ? On est dans l’enchevêtrement des paroles, celles d’Ibsen,  du metteur en scène Yasser Abdel-Latif, qui tentait de faire exister le texte d’Ibsen, celles de Wael Kadour, auteur dramatique qui parle de l’exil, évoquant un « effondrement long et silencieux et la perte totale de la capacité à espérer. » Et comme s’il se parlait à lui-même : « le statut d’artiste indépendant ? Une armure… » Comment s’affranchir de la génération précédente et comment s’affranchir de l’État ? pose-t-il. « On se trouve entre l’indépendance et l’isolement, l’isolement mène à la folie… »

En écho à la confession de Wael Kadour, le récit de Yasser Abdel-Latif entrelacé dans Ibsen ouvre sur un mécanisme de poupées russes : « Le peuple m’a attaqué, il m’a frappé, poursuivi, lancé des pierres. Le propriétaire m’a congédié, mes fils ont été harcelés, j’ai été viré du travail. La société avait prononcé contre moi un arrêt d’exil. » Dans Chapitre quatre, Wael Kadour questionne le théâtre et les conditions de la création dans un contexte où les libertés sont sous contrôle. Il parle et écrit sur la difficulté du travail artistique dans son pays et au Moyen-Orient, du déséquilibre et de l’injustice notamment dans la répartition des aides.

Il construit la maquette de la scénographie de Yasser Abdel-Latif pour L’Ennemi du peuple. « Je pourrai donner des chiffres, rapporter des histoires, je ne les prononce qu’aujourd’hui. Je suis aujourd’hui un homme qui perd peu à peu la raison. » Il enferme l’enregistreur dans la valise, la voix continue à parler de manière feutrée avant de s’éteindre. Au micro central : « J’ai choisi de rester en vie. L’homme le plus fort du monde est celui qui se tient seul face à tous. Je fais du théâtre pour moi, pour tuer le temps, pour savourer la solitude. » Les fils des récits se mêlent.

Reste la maquette de L’Ennemi du peuple, et la voix enregistrée. Rien d’autre. « Il ne me reste rien à dire » conclut Wael Kadour avant de sortir. Cette fragilité du théâtre qu’il évoque, autant que la fragilité de la vie, sont infinies, il le dit avec une grande finesse et un certain désespoir.

© Christophe Raynaud de Lage

Un spectacle que la loi considèrera comme mien, proposition d’Olga Dukhovna, danseuse et chorégraphe, (Ukraine/France) – La seconde rencontre dans Vive le sujet ! Tentatives ce même jour est aussi cette conférence dansée, orchestrée par Olga Dukhovna face à Pauline Léger, maître de conférence en propriété intellectuelle qu’elle questionne, et à Mackenzy Bergile, compositeur et performeur. L’échange porte sur la citation et l’emprunt en danse, le recyclage des anciennes chorégraphies et la ré-appropriation, l’hommage, et les limites du plagiat.

Olga Dukhovna est au centre du plateau et présente son parcours artistique avec beaucoup de naturel. Par ses gestes, elle déstructure la danse en prenant plusieurs exemples de chorégraphies qui ont prêté à des citations et re-créations de pièces, tombées dans le domaine public. Le Lac des Cygnes de Petipas en est un exemple, Yvonne Rainer, emblématique de la danse post-moderne américaine dans les années 60/70 en est un autre, la chorégraphe cherchant avant tout, à préserver l’intégrité de l’œuvre. La danseuse-conférencière apostrophe la juriste, assise à une table côté cour – juste devant une statue de la Bonne Mère, gardienne du Lycée – et qui se prête au jeu des questions-réponses, de manière très précise. La joute est passionnante. Olga Dukhovna a un humour fou, une réflexion pointue et danse magnifiquement.

Elle inscrit son travail à la croisée de courants artistiques, entre les danses traditionnelles ukrainiennes sa terre natale et la danse contemporaine rencontrée en Belgique, à l’école P.A.R.T.S auprès d’Anne Teresa De Keersmaeker, puis en France où elle s’est installée, au Centre National de Danse Contemporaine d’Angers sous la direction d’Emmanuelle Huynh. Elle a collaboré de manière intensive avec Boris Charmatz tout en menant ses propres recherches, elle est artiste associée au Théâtre Louis Aragon de Tremblay-en-France. Olga Dukhovna a ainsi créé un solo, Swan Lake, en 2022 au moment du confinement à partir d’extraits vus sur Youtube, ce Lac des Cygnes qui la faisait fantasmer car devenu dans son pays, le symbole officiel et l’hymne récurrent qu’on sortait du placard à la mort des chefs d’État. Elle aimerait que son prochain Swan Lake fête la chute du gouvernement russe de Vladimir Poutine…

© Christophe Raynaud de Lage

Les questions qui se bousculent et qu’Olga Dukhovna pose à la chercheuse, tournent autour du droit ou non d’extraire un geste d’une chorégraphie. La chercheuse liste les cas où les citations sont admises, comme pour une visée pédagogique et de transmission, d’analyse et de critique. Les enchaînements de gestes sont protégés dans une chorégraphie, mais en en changeant l’ordre, il n’y a pas contrefaçon. Et si la parodie est un détournement, il existe vingt-cinq exceptions qui autorisent à transformer une chorégraphie sans l’autorisation de l’auteur. La danseuse indique également, par sa gestuelle, la manière dont on peut vider de sa substance une chorégraphie, elle montre ainsi comment les danses ukrainiennes peuvent être vidées de tout patriotisme, Le Lac des Cygnes de l’amour, et comment Yvonne Rainer va jusqu’à vider le vide. Olga Dukhovna s’avance alors vers la construction d’un troisième sens qu’on pourrait donner à une pièce en s’appuyant sur l’œuvre d’autrui. Et elle conclut cette belle démonstration en faisant la comparaison avec le gymnaste au pied de son agrès réinventant ses propres mouvements.

© Christophe Raynaud de Lage

À partir des réponses aussi pointues de Pauline Léger, maître de conférence en propriété intellectuelle que le geste lancé par la danseuse-chorégraphe, le spectacle se crée en direct, sous nos yeux, et parle de la complexité de la création, porté par la musique de Mackenzy Bergile qui accompagne les différentes démonstrations. C’est très passionnant et très réussi.

Vive le sujet ! Tentatives est une belle plateforme et un terrain d’expérimentation proposé par la SACD à des auteur(e)s de différentes disciplines qui composent des performances inédites, entourés des complices de leurs choix. Il permet la découverte et/ou l’affirmation de réels talents. Trois programmes sont au générique du Festival d’Avignon cette année, un premier volet, avec les deux spectacles présentés ici, suivi de deux autres séries, avec Soa Ratsifandrihana d’une part – Yasmine Hadj Ali, Antoine Kobi et Ike Zacsongo-Joseph d’autre part – la troisième série avec Solène Wachter et Suzanne de Baecque.

Brigitte Rémer, le 20 juillet 2025

Chapitre quatre, de Wael Kadour (Syrie/France) : collaboration artistique Jean-Christophe Lanquetin – scénographie Ikyheon Park – traduction Annamaria Bianco. Production Root’s Arts – coproduction SACD, Festival d’Avignon. Représentations en partenariat avec France Médias Monde – Chroniques d’une ville qu’on croit connaître et Braveheart sont publiés en français par les éditions L’Espace d’un instant.

Un spectacle que la loi considèrera comme mien, de Olga Dukhovna (Ukraine/France) – Avec Mackenzy Bergile (compositeur, performeur), Pauline Léger (maître de conférence en propriété intellectuelle) et Olga Dukhovna (interprète) – dramaturgie Simon Hatab. Production C A M P – Capsule Artistique en Mouvement Permanent – coproduction SACD, Festival d’Avignon.

Du 9 au 12 juillet 2025, au Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph, Festival d’Avignon/SACD – Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com et www.sacd.fr

Nôt

Chorégraphie de Marlene Monteiro Freitas (Cap Vert – Portugal) – Création Festival d’Avignon 2025, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes – en français et en anglais.

© Christophe Raynaud de Lage

Côté cour un lit et un grand miroir, on pourrait être dans la chambre et l’espace sacrificiel des jeunes femmes consommées puis tuées au petit matin par le roi Shāhrīyār, dans les contes des Mille et une Nuits auxquels se réfère Marlene Monteiro Freitas.

Côté jardin différents podiums, dont un à l’arrière-scène où se tiennent les musiciens, sorte d’appariteurs tout de noir vêtus et maquillés de blanc, comme des Monsieur Loyal, musiciens-acteurs talentueux et sérieux comme des papes. À l’avant de ce même côté jardin, trois lits parallèles étagés et une table où de temps en temps stationne un personnage. Au centre, de grandes grilles blanches barrent l’espace et la façade de la Cour, quelques caisses claires y sont accrochées. Derrière, trois grilles en forme de triangle isocèle, sorte de toile de tente pour exercice de survie – mot que la chorégraphe affectionne particulièrement – qui, au demeurant ne servent pas à grand-chose. Des micros partout autant que de cuvettes bleues et vases de nuit qui se baladeront sur les genoux des spectateurs, des sacs à linge sale que chacun tient comme un emblème.

© Christophe Raynaud de Lage

Si les Mille et une Nuits sont la référence comme le dit la chorégraphe, il y a sur scène des Schéhérazade petites et masquées, sortes de poupées au masque figé, répétées en plusieurs versions. L’une d’entre elles n’a pas de jambe mais sa mobilité est époustouflante, ses prothèses de tissu apportent une théâtralité marionnettique troublante. La petite chaise de poupée qui lui est destinée permet de créer une tension entre le grand et le petit, dans un jeu d’échelles intéressant par rapport au contexte de cette grande Cour d’Honneur.

Dans le prologue, apparaît un danseur noir aux jambes de gazelle portant une courte jupe blanche et jouant avec élégance et espièglerie de petits lancements de bassin/hanches déclinés en variations. « Can we begin ? » demande-t-il. Les lumières s’allument et s’éteignent avant que n’entre un homme qui se place derrière un micro sur pied pour haranguer et donner un fort discours mimographique, sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche.

On est loin des mythiques Mille et une Nuits où le roi Shāhrīyār a épousé la fille de son vizir, Schéhérazade remarquée par sa beauté et son intelligence à tel point qu’elle s’arrange, pendant mille et une nuits d’affilée, à faire durer son récit jusqu’à l’aube, le concluant au moment crucial du suspens pour que le roi son mari ait envie de connaître la suite, et la laisse vivre chaque jour, un jour de plus.

© Christophe Raynaud de Lage

Marlene Monteiro Freitas, danseuse et chorégraphe née au Cap-Vert et basée à Lisbonne – choisie comme artiste complice du Festival d’Avignon en cette 79ème édition – annonce s’être nourrie de contes persans, indiens et arabes pour préparer le spectacle, on n’en trouve cependant guère trace. Point de Shéhérazade ni de Sultan, point de Sinbad ni d’Aladin, point de contes enchâssés les uns dans les autres, point d’histoire. La chorégraphe aime le trash, l’hémoglobine et les draps souillés, les couteaux et la provoc, relookés par le grotesque et l’image très lointaine du carnaval originel de Cap-Vert. Seuls les musiciens dans leur distance chaplinesque et changements de rythmes nous sortent de l’ennui, y compris quand ils se syncopent et se mécanisent comme des mannequins, en robes noires ou jouant de la caisse claire à l’horizontale.

© Christophe Raynaud de Lage

Au milieu de cet hybride décousu et de ce vide sidéral on navigue à vue, d’énergie en hystérie, de repas régurgités en langages désordonnés et pièces détachées. La montée en puissance mène à la déstructuration. Il n’y a finalement ni texte ni chorégraphie, seul un univers contrasté mâtiné d’excès développés jusqu’à l’anomie.

Marlene Monteiro Freitas monte des spectacles chorégraphiques depuis une quinzaine d’années. Il y avait eu Guintche en 2010 un festival de grimaces, (M)imosa en 2011, en collaboration avec Trajal Harrell, François Chaignaud et Cecilia Bengolea, Canine Jaunâtre 3, en 2018, monté pour la Batsheva Dance Company et mis ensuite au répertoire du Ballet de l’Opéra de Lyon, Mal-Ivresse divine en 2021, d’après un intitulé de Georges Bataille. Le Festival d’Automne de Paris lui a consacré un Portrait en présentant plusieurs de ses œuvres en 2022. Elle a mis en scène en 2023 Lulu d’Alban Berg, à Vienne, coproduit par les Wiener Festwochen et le Theatre An der Wien. Elle a entre autres obtenu en 2018 le Lion d’argent pour la danse à la Biennale de Venise.

Avec l’hybride Nôt, contrasté et inattendu, minimaliste et radical, la chorégraphe est dans le chic destroy plutôt mode et sans aucun ré-enchantement du monde. Ce n’est pas à la hauteur du lieu ni des enjeux et la montagne accouche ici d’une souris.

Brigitte Rémer, le 19 juillet 2025

Avec : Marie Albert, Joãozinho da Costa, Miguel Filipe, Ben Green, Henri “Cookie” Lesguillier, Tomás Moital, Rui Paixão et Mariana Tembe – assistanat chorégraphique, Francisco Rolo  – conseil artistique, João Figueira – scénographie, lumière et direction tchnique, Yannick Fouassier – son, Rui Antunes – costumes, MMF, Marisa Escaleira – Régie générale Ana Luísa Novais. Production P.O.R.K – Coproduction Festival d’Avignon. – Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès – Résidence La FabricA du Festival d’Avignon – Captation en partenariat avec France Télévisions.

En tournée :  14 et 15 août 2025 : Berliner Festpiele Berlin (Allemagne) – 28 et 29 août 2025 : La Bâtie, Genève  (Suisse) – 11 au 14 septembre 2025 : Culturgest, Lisbonne (Portugal) – 19 et 20 septembre : Rivoli, Porto (Portugal) – 6 au 8 février : Onassis Stegi, Athènes  (Grèce)- 20 et 21 février 2026 : PACT Zollverein Essen (Allemagne) – 4 et 5 mars 2026 : Le Quartz, Brest – 25 au 28 mars 2026 et 14 au 17 mai 2026 : Chaillot hors-les-murs / Parc de la Villette, Paris – 22 et 23 avril 2026 : La Comédie, Clermont-Ferrand – 28 et 29 avril 2026 : MC2, Grenoble – 6 et 7 mai 2026 : Maison de la Danse, Lyon – 14 au 17 mai 2026 : Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles (Belgique).

Les 5, 6 juillet, et du 8 au 11 juillet 2025, à 22h – Cour d’Honneur du Palais des Papes. Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

Magec / The Desert / الصحراء

Concept, chorégraphie, scénographie et lumière Radouan Mriziga (Maroc, Belgique) – dans le cadre du Festival d’Avignon, au Cloître des Célestins.

© Christophe Raynaud de Lage

Radouan Mriziga a imaginé Magec/The Desert / الصحراء à partir d’une flânerie dans le désert du Sud tunisien qu’il avait découvert il y a quelque temps. Lui est marocain, originaire de Marrakech, marqué par sa culture Amazigh. C’est de son héritage culturel qu’il parle.

Depuis plusieurs années, le chorégraphe travaille sur un triptyque inspiré des éléments et de l’environnement. La première partie s’intéressait aux montagnes de son pays et s’intitulait Atlas/The Mountain, du nom de la divinité grecque. La troisième partie parlera de la mer. Entre montagnes et mers, il évoque le désert où avec les danseurs-performeurs ils sont allés marcher, pour l’apprivoiser, rapporter des sons, des images et des textes, des sensations. Pour lui le désert est un espace de résonance, un territoire de passage, une immensité où se mêlent mythes, littérature, artisanats et savoirs culturels. Il est la lumière et le temps.

© Christophe Raynaud de Lage

Dans le Cloître des Célestins, épousant le silence troublé par le bruit du vent dans les arbres, s’affiche la pleine lune sur un sol blanc. La vision est celle d’une planète atomique, le sentiment est de solitude. Trois personnages dansent, rejoints ensuite par d’autres, dans une perception de mouvement perpétuel et de silence, construisant une fable métaphorique. Ils portent d’étranges masques et se métamorphosent en des figures-totems, troublantes et remarquablement belles (les costumes sont de Salah Barka). Dans la mythologie berbère, Magec était le dieu du soleil et de la lumière aux yeux d’anciens habitants des îles Canaries. Le spectacle se tisse d’ombre et de lumière et met en valeur magnifiquement le Cloître des Célestins, le transformant, par la magie du mouvement, en l’immensité d’un désert.

Les performeurs dessinent comme des alphabets, prennent place dans de savantes diagonales, jouent des crotales, leurs figures sont énigmatiques. On entend les cloches, au loin, le bendir donne le rythme, les musiques se croisent et se mêlent, la clarinette dans sa tessiture chaleureuse, les flûtes et les percussions (la musique, superbe, est signée de Deena Abdelwahed). Un texte en arabe est psalmodié avant de se déstructurer sur le mur, en langue anglaise et française (vidéo Senda Jebali). Une gazelle passe. Il y a quelque chose d’organique, de tellurique, d’ésotérique et d’initiatique dans la proposition de Radouan Mriziga. La métaphore du temps par l’esquisse d’un cadran solaire éclaire le spectacle.

© Christophe Raynaud de Lage

Entre le retour au silence, des instants de nonchalance et de pertes de repères, aux moments joyeux de l’échange, les six danseurs-performeurs – Hichem Chebli, Sofiane El Boukhari, Bilal El Had, Nathan Félix, Robin Haghi, Feteh Khiari – mi-dieux, mi-animaux, mi-ombres, disparaissent sous les arcades du Cloître des Célestins avant de réapparaître dans une clarté calculée (les savantes qui les accompagnent sont de Zouheir Atbane). Un solo de break dance, des duos et trios s’intègrent dans la chorégraphie, d’une grande expressivité et intensité. Les chants d’une confrérie soufie montent et les six performeurs se regroupent et tournent autour de l’arbre centenaire, sur la scène, dans un mouvement vif et enlevé. Tout est réglé avec une précision d’horlogerie. Il se dégage du spectacle une grande harmonie, beaucoup de grâce, quelque chose de cérémoniel, comme un mouvement perpétuel, de l’étrangeté.

© Christophe Raynaud de Lage

C’est en Belgique que travaille Radouan Mriziga, qui s’est d’abord formé à Marrakech, puis en Tunisie, avant de poursuivre au Performing Arts Research Studios (PARTS) de Bruxelles que dirige Anne Teresa De Keersmaecker. Il avait présenté Libya au Point Fort d’Aubervilliers en septembre dernier, dans une carte blanche donnée par le Festival d’Automne, en partenariat avec le Théâtre de la Commune (cf. notre article du 4 octobre 2024).

Magec/The Desertالصحراء a été créé en mai 2025 au Kunstenfestival des arts de Bruxelles. Le spectacle est comme une méditation sur l’humain dans son cadre naturel, sur les ancêtres et les hommes du désert, que Radouan Mriziga a questionnés, avec les danseurs. Il en restitue la fragilité et la puissance, et replace l’homme dans son infini.

Brigitte Rémer, le 18 juillet 2025

Avec : Hichem Chebli, Sofiane El Boukhari, Bilal El Had, Nathan Félix, Robin Haghi, Feteh Khiari – musique et son Deena Abdelwahed – lumière Zouheir Atbane – vidéo Senda Jebali – costumes Salah Barka – recherche Maïa Tellit Hawad – texte Kais Kekli alias Vipa. Production A7LA5 – coproduction Sharjah Art Foundation, Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles), Festival d’Automne à Paris, De Singel (Anvers), Festival d’Avignon, Pact Zollverein (Essen), Culturescapes (Bâle), Tanz im August (Berlin). Représentations en partenariat avec France Médias Monde

Du 7 au 12 juillet 2025 (sauf le 10), à 22h, Cloître des Célestins à Avignon – Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

When I Saw the Sea عندمَا رأيت البحر

Mise en scène et chorégraphie Ali Chahrour – musique Lynn Adib, Abed Kobeissy – création 2025 en arabe, amharique et anglais surtitré en français et anglais – à La FabricA du Festival d’Avignon, dans le cadre du Festival.

© Christophe Raynaud de Lage

Des projecteurs de haute intensité face au public traversent la scène, comme des mouchards suspendus aux miradors d’un camp. Il faut quitter Kfar Melki / كفر ملكي au sud-Liban, pour fuir la guerre dans une ville qui se raye de la carte. Comme Gaza / غَزَّة. Commence l’exil, de maison en maison, le bivouac dans une école, sa mère qui refuse de quitter la maison, la terre qui tremble sous les bombes, au-delà du mur du son. Ali Chahrour raconte, sur des musiques et des chants libanais et éthiopiens entremêlés, portés magnifiquement par Lynn Adib, grande chanteuse et compositrice syrienne et par Abeb Kobeissy, musicien libanais, joueur de buzuq levantin, placés au centre arrière du plateau, sur un praticable (scénographie Ali Chahrour, Guillaume Tesson).

© Christophe Raynaud de Lage

Quand la musique s’apaise, trois jeunes femmes sont sur scène comme des ombres portées, Zena (Zena Moussa), Tenei (Tenei Ahmad) et Rania (Rania Jamal). Dans leurs parcours décomposés c’est pour elles une première fois sur scène. Par leur histoire de vie elles portent le récit de toutes celles qui – migrantes fuyant la guerre comme elles et cherchant refuge – se retrouvent bafouées et piétinées dans une forme proche de l’esclavagisme moderne nommé Kafala. Ce système les piège par un contrat qu’elles n’ont d’autre choix que de signer et qui leur retire toute identité et liberté, qui les maltraite et abuse d’elles. Elles sont d’Éthiopie et du Liban. Quand la guerre a frappé le Liban en décembre 2024 nombre d’employeurs ont fui le pays pour l’Europe ou ailleurs et les ont laissées sur le carreau, sans papier ni argent, notamment sur la Corniche de Beyrouth, face à la mer. Elles venaient de partout : du Cameroun, Sénégal, Éthiopie et Sierra Leone. Ali Chahrour a collecté témoignages et récits et fait entendre leurs voix.

Le spectacle est basé sur l’histoire de ces trois femmes qui elles-mêmes ont fui le système, s’échappant du kafil, ce patron exploiteur hors de toute règlementation, elles ont construit leur vie, à la force du poignet. Apparaît la première, Rania, qui se raconte. Derrière le rôle il y a la vie, sa vie. Son prénom lui fut donné à l’orphelinat, après un abandon. La jeune femme est hantée par l’absence et voudrait juste savoir où se trouve sa mère, maintenant, et qui elle est. Elle se pose toutes les questions du monde autour de cette figure féminine qui lui a tant manqué et fait mille hypothèses sur les raisons de cet abandon. Est-elle morte dans ce sud Liban où des bombes au phosphore étaient lancées ? S’est-elle pendue ou défénestrée ? A-t-elle fait un déni de grossesse ? Est-elle dans ce public qui l’écoute et lui fait face ? La jeune femme chante l’absence et sa douleur dans un poème, Rends le ciel à mes yeux : « Je te revêts de chansons. On m’a dérobée à toi, mon amour. »

© Christophe Raynaud de Lage

La seconde femme et actrice s‘avance dans la lumière sur un chant polyphonique qu’interprète la musicienne accompagnée du buzuq levantin : « Ô mon peuple ne me blâme pas… » L’une est debout, l’autre se relève, toutes deux s’effleurent, s’épaulent, et l’une porte l’autre. « Tu es sans prix pour nous… » Elles se dirigent vers la troisième et l’atmosphère se remplit de silences et de reprises de chants. On assiste comme à un rituel faisant ici de la Femme, ces héroïnes, quelque chose de sacré. Par le spectacle, elles deviennent déesses et immortelles.

« La route est sombre et mon verger lointain » raconte Tenei, l’Éthiopienne, qui a attendu plus de trois semaines qu’on vienne la chercher à l’aéroport avant d’avoir pour chambre une salle de bains. « Mon oiseau qui t’envole, amène-moi avec toi » dans le geste lent d’un bras qui s’ouvre. « Ô mère, où irai-je se demande-t-elle ? Des interactions se construisent avec intensité entre ces trois femmes, remplies de solitude et d’abandon. « Tu es belle, Mère, dans tes yeux je vois les étoiles. Que ta voix me berce encore une fois, cet exil n’est pas fait pour moi. » Les trois femmes performeuses  prennent vie et font théâtre, elles forment des figures et émettent signes et sémaphores, leur gestuelle loin des stéréotypes appelle la sculpture. Ensemble elles esquissent quelques pas de danse traditionnelle, référence au pays.

© Christophe Raynaud de Lage

Porte-paroles de celles qui sont mortes en silence et dans la référence à la mère de manière récurrente, Tenei Ahmad, Zena Moussa et Rania Jamal passent de l’ombre à la lumière. Leurs destins se croisent, leurs embûches aussi : « C’est ma mère qui m’a appris à chanter… » dit la première. « Ma mère est morte, je suis partie au Liban » poursuit la seconde. On entend des cris, des râles, de la psalmodie dans ces récits de vie capturés et transmis avec une grande délicatesse. Clavier, chant, claves, mizmar et bendir accompagnent les récits. L’une porte une étole qui devient linceul. « Votre présence pansait mes blessures. Je soignais mes plaies rien qu’avec vos paroles et les miennes. Je pleure et le monde pleure avec moi. » La mer les regarde. « Ô ma famille ramène-moi vers la ville de nos aïeux » dit l’une, lançant le grain.

Depuis plus d’une quinzaine d’années Ali Chahrour présente des spectacles aux frontières du théâtre, de la danse et du rituel où il interroge le social, les mythes, l’environnement sociétal et politique au Liban et au Moyen-Orient, mêlant l’intime à l’histoire sociale. Il a présenté en France une trilogie sur la mort et les liturgies funéraires, avec Fatmeh en 2014 (repris plus tard au Tarmac dans le cadre des Traversées du Monde Arabe (cf. notre article du 14 mars 2017), Leïla se meurt en 2015 et May he rise and Smell the Fragance en 2017 réalisé avec des non-professionnels. Il parle d’amour dans la trilogie Layl / Night en 2019, Du temps où ma mère racontait en 2020, The Love behind my eyes en 2020. « Pour moi, faire de l’art, du théâtre ou de la danse, c’est un acte de liberté. Et cela ne peut être limité sous aucune forme possible » dit le chorégraphe et metteur en scène.

When I Saw the Sea عندمَا رأيت البحر est un spectacle dense, de musique et de silence où se joue la vie en même temps que le geste archétype des performeuses, d’une grande beauté épurée.

Brigitte Rémer le 17 juillet 2025

Avec : Tenei Ahmad, Zena Moussa, Rania Jamal – musique Lynn Adib, Abed Kobeissy – assistanat à la mise en scène et à la chorégraphie Chadi Aoun – scénographie Ali Chahrour, Guillaume Tesson – son Benoît Rave – lumière Guillaume Tesson – technique Pol Seif, Guillaume Tesson – relecture Hala Omran.

© Christophe Raynaud de Lage

Production Ali Chahrour – coproduction Festival d’Avignon, Ibsen Scope (Skien), HAU Hebbel am Ufer (Berlin), AFAC Arab fund for arts and culture (Beyrouth), Al Mawred al Thaqafi (Beyrouth), De Singel (Anvers), Domino Zagreb / Perforations Festival, Holland Festival (Amsterdam), Zürcher Theater Spektakel (Zürich), Théâtre Al Madina (Hamra, Beyrouth). Avec le soutien de Théâtre Beryte (Beyrouth), Institut français de Beyrouth, Wicked Solutions, WASL productions, Raseef (Beyrouth), Beit el Laffé (Beyrouth), Houna Center (Beyrouth), Théâtre Zoukak (Beyrouth), Orient 499 (Beyrouth) – Résidence La FabricA du Festival d’Avignon – Représentations en partenariat avec France Médias Monde. En tournée : du 19 au 21 août 2025, Zürcher Theater Spektakel, à Zürich (Suisse) du 9 au 11 décembre,Théâtre Les Tanneurs, Bruxelles (Belgique)le 7 mars 2026, Teatro Calderón, Valladolid (Espagne), dans le cadre du MeetYou Festival.

Du 5 au 8 juillet 2025, à 13h, à La FabricA du Festival d’Avignon. Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

Le Canard sauvage

Texte Henrik Ibsen, adaptation Maja Zade et Thomas Ostermeier – mise en scène Thomas Ostermeier, avec la Schaubühne Berlin, en allemand surtitré en français et anglais – création Festival d’Avignon, à l’Opéra Grand Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage

Thomas Ostermeier dialogue avec Ibsen depuis plus de vingt ans. Nommé à la direction de la Schaubühne Berlin en 1999, il a mis en scène au sein de sa troupe Maison de poupée en 2002, suivie de Solness le constructeur au Burgtheater de Vienne en 2004, de Nora et Hedda Gabler à Berlin en 2005, de John Gabriel Borkman en 2008 après une résidence au Théâtre National de Bretagne à Rennes, avec son équipe. C’est au Festival d’Avignon qu’il a présenté Un Ennemi du peuple, en 2012 – pièce écrite par Ibsen en 1882 – qui parle de vérité d’une toute autre manière que dans Le Canard sauvage. Autant dire que Thomas Ostermeier connaît bien l’auteur norvégien qui tend un miroir sur la société.

© Christophe Raynaud de Lage

Écrite en 1884, Le Canard sauvage est une pièce obscure et complexe sur ce thème de la vérité. Elle pose une question : la vérité est-elle nécessaire et obligatoire, autrement dit, faut-il tout dire ? Dans cette pièce cela conduit à la ruine d’une famille et au tragique. La pièce débute dans un salon bourgeois fêtant le retour de Gregers Werle (Marcel Kohler) chez son père, un grand industriel, après une longue période d’absence. Il a invité Hjalmar Ekdal (Stefan Stern), un ami d’enfance perdu de vue, devenu photographe, qui a épousé Gina dont il a une fille âgée de dix-sept ans. Derrière l’écran des retrouvailles l’air est sombre notamment lorsqu’ils évoquent leurs pères respectifs. Gregers est en mauvais termes avec le sien même si ce dernier lui propose de devenir son associé. Hjalmar voit passer le sien au cours de la soirée, venu chercher des plans.

Chez les Ekdal, on entre dans la honte avec la figure du père qui travaillait chez Werle avant de se quereller sur fond de malversations, de tout perdre et de faire de la prison. En idéaliste radical, Gregers prétend développer la philosophie de la vérité. Elle passe ce soir-là par des révélations touchant à Gina Ekdal, l’épouse de Hjalmar, anciennement employée de maison chez Werle et qui aurait eu une liaison avec son patron. Un monde s’écroule pour Hjalmar qui écourte la soirée.

Thomas Ostermeier a pris l’option d’un plateau tournant qui permet le partage des mondes et des castes (scénographie Magda Willi) : la bourgeoisie dans les salons d’un côté, le diable par la queue chez les Ekdal. Quand le plateau tourne apparaît Gina (Marie Burchard) une jeune femme simple dans un intérieur modeste, table en formica, canapé. Dans cette grande pièce se trouve l’atelier photo où elle travaille avec son mari et ses machines dont photoautomat ; apparaît Hedvig, leur fille (Magdalena Lermer), qui souffre d’un grave problème aux yeux et risque de devenir aveugle. La jeune femme se prépare à être journaliste, militante pour le droit des femmes, elle a ses propres idées bien affirmées et est en train de construire sa vie. Derrière la porte, côté cour, le territoire du vieil Ekdal, chasseur passionné. À l’arrière, un réduit où il élève des pigeons, des poules et le canard sauvage d’Hedvig, en convalescence après avoir été blessé.

© Christophe Raynaud de Lage

Hjalmar raconte sa soirée écourtée chez son ami, on sent monter sa rancœur. La blessure est ouverte, immense. Il retire le smoking emprunté pour l’occasion, prend sa guitare, discute musique avec sa fille lorsqu’on frappe à la porte. Brouillé avec son père, apparaît Gregers qui a quitté sa maison. Il dit vouloir donner du sens à sa vie. Hjalmar propose de lui louer une chambre et Gina n’a d’autre choix que de s’y résigner. La conversation s’engage entre Gregers et Hedvig qui lui répond franco de port : « J’écris sur les bourges et sur le féminisme. » Le docteur Relling apparaît en voisin et contredit la thèse de l’extrême vérité défendue par Gregers, il affirme a-contrario qu’on a besoin de certains mensonges pour survivre.

Au cours de la seconde partie tout se dégrade encore davantage, Gregers décuple ses couplets moralistes du droit chemin, son père se rend chez les Ekdal et essaie de le récupérer mais fait face à une fin de non-recevoir. Hjalmar questionne sa femme sur sa liaison avec Werle, qui ne nie pas et s’en explique. Il perd pied. Hedvig qui animait un journal avec un ami s’est fâchée et se retrouve sans ami ni journal. Madame Sørby, l’intendante de Werle, vient déposer une lettre adressée à Hedvig et annoncer à Gregers son mariage avec son père. Hjalmar s’en empare et la lit. Werle l’industriel propose de verser une rente à vie pour Hedvig. Comme elle, il est en train de devenir aveugle. Tout s’éclaircit pour Hjalmar, Hedvig porte les gènes malades de Werle, et lance à Gina, son épouse, la question la plus douloureuse qui soit : « Est-ce qu’Hedvig est ma fille ? » Réponse : « je ne sais pas. »

Hjalmar perd le contrôle, s’enfonce dans la folie, agresse sa fille, prend le pistolet caché dans la maison avant d’être raisonné par Gregers. Ce dernier, moralisateur déréalisé, surenchérit et se donne pour nouvelle mission, d’informer Hedvig de ses origines : il s’avance vers le public, lumière dans la salle, et le questionne : « Qui, parmi vous n’a jamais menti ? Mais qu’est-ce qui ne va pas avec la vérité ? » Puis il se retourne vers Hedvig et lance le couperet : « Werle est ton père. » La jeune femme s’écroule littéralement. On entend des tirs dans le jardin c’est le grand-père Ekdal, qui juste avant venait de lui lancer un clin d’œil :« Je vais me faire beau pour ton anniversaire. » C’est en effet l’anniversaire d’Hedvig, une petite fête est prévue chez ses parents. Mais le comportement d’Hjalmar dérape. « Va-t-en » hurle-t-il à sa fille, épouvantée. Gregers en justicier, toujours dans le calme et la maitrise, suggère à la jeune femme de tuer le canard sauvage – emblématique du lien et de l’innocence – pour s’émanciper. La jeune femme acquiesce, prend le pistolet et s’engage dans la cabane aux animaux. Un coup de feu claque. Ce n’est pas le canard sauvage qui gît au sol, c’est Hedvig. Le plateau tourne, le grand-père dans le jardin qui fixait les banderoles de Happy Birthday se précipite dans la cabane. L’effondrement est général. Il porte Hedvig perdant beaucoup de sang et la pose délicatement sur le canapé du salon. Herring le voisin-médecin appelé en urgence ne peut rien faire, Hedvig n’est déjà plus là. Hjalmar s’est immobilisé, Gina est anéantie.

© Christophe Raynaud de Lage

La question que pose la pièce, centrée sur l’intimité de la famille, représentée par la maison, hautement symbolique chez Ibsen, la maison comme lieu de protection ou de désolation, centrée aussi sur les non-dits. À la question, à quoi bon la vérité, elle ne donne aucune réponse. L’atmosphère est lourde comme dans les réalisations et mises en scène d’Ingmar Bergman qui a fait siens dans son art intimiste les débats au sein du couple – il avait lui-même créé Le Canard sauvage, en 1972. Les apports textuels de Thomas Ostermeier et de la dramaturge Maja Zade pour rendre la pièce plus contemporaine et proche de nous, posent un geste dramaturgique fort. Cet angle de vue se trouve très naturellement intégré à l’ensemble, il est magnifiquement porté par les acteurs. Thomas Ostermeier est un grand maître dans la direction d’acteurs menée avec beaucoup de finesse, le jeu est remarquable – Stefan Stern interprète magnifiquement Hjalmar, et Magdalena Lermer une Hedwig pleine de justesse – mais on pourrait citer tous les acteurs qui portent ce Canard sauvage plein de complexité, avec l’image du grand moralisateur – Marcel Kohler en Gregers – dans une montée dramatique, jusqu’à la tragédie finale. Deux images annonciatrices du désarroi sont frappantes, images brèves au moment où le décor tourne : le visage d’Hjalmar collé à la vitre embrumée, faisant le triste constat de sa vie : « Ma vie est un champ de ruines …»  La même image une seconde fois, lors d’un autre changement de décor, le visage d’Helvig collé à cette même vitre et dans cette même brume, avec la vie qui tourne comme un manège, la vie à la fenêtre.

Brigitte Rémer, le10 juillet 2025

Avec : Thomas Bading, Marie Burchard, Stephanie Eidt, Marcel Kohler, Magdalena Lermer, Falk Rockstroh, David Ruland, Stefan Stern. Texte Henrik Ibsen – adaptation Maja Zade et Thomas Ostermeier – mise en scène Thomas Ostermeier – scénographie Magda Willi – costumes Vanessa Sampaio Borgmann – musique Sylvain Jacques – dramaturgie Maja Zade – lumière Erich Schneider – production Schaubühne Berlin – coproduction Festival d’Avignon

Du 7 au 16 juillet à 17h, sauf le 13 juillet – le 5 juillet à 18h – Festival d’Avignon / Opéra Grand Avignon – Site : festival-avignon.com

They always come back / دائمَا مَا يعًودون

Performance participative dans une chorégraphie de Bouchra Ouizguen, avec la participation d’amateurs venant d’Avignon et alentours – Création Festival d’Avignon, dans l’espace public, au Parvis du Palais des Papes.

© Christophe Raynaud de Lage

Danseuse et chorégraphe marocaine Bouchra Ouizguen travaille à Marrakech et participe depuis plus d’une vingtaine d’années au développement d’une scène chorégraphique locale. Elle est l’artiste des expériences intenses et aime rencontrer les publics dans des lieux atypiques. Elle avait participé au Festival d’Automne à Paris il y a une dizaine d’années et présenté Corbeaux, chorégraphiant un grand groupe de femmes.

C’est avec un grand groupe d’hommes cette fois, des amateurs du territoire, qu’elle a cheminé jusqu’à présenter ce spectacle, They always come back dans l’espace public d’Avignon. Elle a choisi le Parvis du Palais des Papes, il est vrai que l’échelle humaine face à ce majestueux monument est en soi un signe ardent et un vrai défi. Ses thèmes de recherche touchent à l’altérité, à la part de l’étrange dans l’autre et dans chacun de nous, à la mémoire et à l’oubli. Bouchra Ouizguen tord les frontières et déplie la danse, sous le pont d’Avignon.

© Brigitte Rémer

Elle raconte des histoires. Elle raconte son histoire, par des signes, des traces, des gestes, des traversées. Roland Barthes parlait de l’épaisseur des signes… Autour d’elle et autour d’eux, le public forme un large demi-cercle face au Palais et s’assied sur les pavés. La cloche sonne les sept coups de dix-neuf heures. À peine voit-on entrer le premier danseur dans son étrangeté, le visage recouvert d’un voile, le corps caché sous un grand tissu blanc. Il fait figure de Christ recrucifié. L’homme se blottit contre la muraille dans une attitude fermée, comme s’il voulait que le minéral l’avale.

Au loin, les tambours battent le rythme du temps qui s’est arrêté un instant. Apparaissent un à un du haut du Palais des Papes, avec solennité et simplicité, les participants en chemises ou t-shirts noirs, pantalons noirs. Guidés par les chants de pénitents et confréries, de manière lancinante, ils descendent lentement les marches à l’est comme à l’ouest entre cour et jardin et se répartissent dans l’espace, rejoignant l’homme drapé de blanc qui s’est découvert et qui, avec les mains, dessine ses paysages intérieurs. Des dynamiques se créent entre eux, ils courent formant un grand cercle qui les rapproche.

© Christophe Raynaud de Lage

Un jeune violoniste et une flûtiste s’avancent, les danseurs dessinent des signes dans l’air en solos, duos ou trios, ils imaginent des figures dans une complémentarité fraternelle, travaillent le déséquilibre, cherchent le rapport au sol. Un vocal perce l’air de ses aigus, l’énergie monte et communique. On voyage entre d’extrêmes solitudes et des passerelles qui s’élaborent. Il y a quelque chose d’animal et de brut dans les propositions gestuelles, gauches parfois. Tous sont en mouvement, s’inventent et se déstructurent. Une grande chaîne se forme, les danseurs sautillent, renaissent, jusqu’à dégager de la joie de vivre.

© Brigitte Rémer

Le vocal, le bendir, les crotales sonnent et se croisent et Bouchra Ouizguen dévale la pente pour rejoindre les danseurs dans un final énergique et collectif, avec ce plaisir de faire groupe. Le Parvis du Palais des Papes a le cœur qui bat. Un poème du XVIème siècle signé de Muzaffar Ali, offert par un participant à la chorégraphe dès le début des rencontres a accompagné ce travail sensible, qu’il faut chaleureusement féliciter : « Elle est si proche, ton âme, de la mienne, que ce dont tu rêves je le fais… » Ensemble / معاً la devise du Festival d’Avignon cette année, ils l’ont fait !

Brigitte Rémer, le 10 juillet 2025

Avec : Alain Alfonsi, Jean-Daniel Bieler, Patrick Brasseur, Diego Colin, Samy Devaud, Jeffrey Edison, Sébastien Gontir-Gilly, Mathieu Goulmant, Pascal Hamant, Léna Ledieu, Vincent Ledieu, Nathanaël Ledieu, Vincent Ledieu, Jean-Marc Lopez, Pierre-Alban Mochet, Frédéric Quay, Christian Riou, Julien Ronzon, Jacques Touzain – Chorégraphie Bouchra Ouizguen – Production Compagnie O – Production déléguée Festival d’Avignon – Représentations en partenariat avec France Médias Monde

Avant-première le 4 juillet – spectacle les 5 et 6 juillet, Place du Palais des Papes, Avignon –  (entrée libre) – Création Festival d’Avignon – site : www.festival-avignon.com

  معاً  / Ensemble

Le Festival d’Avignon se tiendra du 5 au 26 juillet 2025 sous une bannière qui, au-delà des trois clés qui le symbolisent, inscrira en arabe sur les murs des théâtres et trottoirs de la ville le mot Ensemble choisi par le directeur et son équipe, et qui se traduit littéralement par Avec. Depuis trois ans, chaque année, le Festival choisit une langue qu’elle promeut. Après l’anglais et l’espagnol, cette 79ème édition met la langue arabe sur le devant de la scène.

© 79è édition du Festival d’Avignon

« Je suis toi dans les mots / أنا أنت بالكلمات » cette phrase empruntée au poète palestinien Mahmoud Darwich, disparu il y a plus de vingt-cinq ans et référence majeure des Pays Arabes, inspire Tiago Rodrigues qui programme sa troisième édition et pourrait l’inscrire en lettres d’or ou de néon sur les frontons, comme il l’a dit aux journalistes rassemblés – belle initiative – à l’Institut du Monde Arabe.

C’est le Président de l’IMA, Jack Lang, « fanatique pluri-linguiste de toutes les langues » qui ouvre la séance, magnifiquement, avec des mots chaleureux et pleins de sens, en présence du Dr. Ali Bin Tamim, directeur du Centre de langue arabe d’Abu Dhabi. Il parle de cette cinquième langue la plus pratiquée dans le monde, une langue très ancienne, poétique et musicale, d’une grande richesse et qui construit une galaxie de mots à partir d’une unique racine. Et il prend pour exemple le mot amour décliné en une multiplicité de nuances selon les situations, à partir de sa racine, hob / حب

Il parle également de l’emprunt de la langue française à la langue arabe, des chiffres arabes qu’on utilise, des Mille et Une Nuits qu’Antoine Galand, orientaliste et professeur de langue arabe au Collège de France, traduisit pour la première fois en occident et qu’il compléta par des récits qui lui avaient été racontés et publia au début du XVIIIème. La présidente du Festival et ex-ministre de la Culture, Françoise Nyssen intervient ensuite. Elle a une longue histoire avec la langue arabe – via Farouk Mardam-Bey qui dirige la collection Sinbad d’Actes-Sud – éditions qu’elle a co-fondées avec son père. Né à Damas, il vit en France depuis 1965, et fut conseiller culturel à l’Institut du monde arabe.

Apparaît ensuite Tiago Rodrigues, directeur du Festival, qui met en exergue ce choix de la langue arabe pour cette édition, s’inscrivant comme un geste de liberté, de découverte, de plaisir de l’art, de respect de l’Autre et de partage de la pensée, et qui se réalisera grâce aux sept cents salariés engagés dans l’aventure. 20 lieux, 15 communes autour d’Avignon, 44 projets artistiques dont les deux-tiers produits ou co-produits par le Festival et la moitié créés en France, 300 événements, 121 000 places à vendre, des actions de formation et transmission et l’accueil de nombreux jeunes de 13 à 19 ans, des partenariats exemplaires et une diversité artistique pour une parenthèse enchantée.

Tiago Rodrigues © Festival d’Avignon

La liste est longue qui permet de mettre l’eau à la bouche pour ces instants de partage dans tous les lieux du Festival, dedans et dehors, autour de manifestations finement pensées et qui, à coup sûr, seront tout aussi finement conduites et réalisées autour de spectacles, lectures, concerts, expositions, tables rondes et débats, itinérances, rencontres festives… Tiago Rodrigues présente ensuite les spectacles et manifestations, appuyés par quelques mots de chaque créateur, sur écran. Il n’oubliera pas, au final, ce qu’il appelle avec justesse le slam des remerciements à tous les partenaires.

Le lancement du Festival dans la Cour d’Honneur se fera avec Nôt de Marlène Monteiro Freitas, artiste d’origine cap verdienne, dite artiste complice de l’édition et figure majeure de la scène chorégraphique internationale ; la clôture se fera avec le concert Soma de l’artiste portugais João Barbosa autrement appelé Branko. En avant-première, le 4 juillet à 19h, la chorégraphe marocaine Bouchra Ouizguen investira le parvis du Palais des Papes avec des amateurs du territoire, pour une performance participative, They always come back, célébrant la diversité.

Cour d’Honneur © Festival d’Avignon

Suit une grande liste de propositions, toutes plus séduisantes les unes que les autres, à commencer par La Voix des femmes, en partenariat avec Le Printemps de Bourges, autour de la figure de la légendaire chanteuse égyptienne Oum Khalthoum, appelée l’Astre d’Orient, ou Quatrième Pyramide, dans la Cour du Palais des Papes le 14 juillet. L’auteur-compositeur libanais Zeid Hamdan en assure la direction musicale pour marquer les cinquante ans de sa disparition. Et le lendemain, une célébration poétique de la langue arabe, Nour/Lumière, est programmée au cours d’une soirée réalisée en partenariat avec l’Institut du Monde Arabe. La richesse de cette langue, savante et poétique, prendra de nombreuses formes, de l’antéislamique au raï, des maqâm originels au rap, de la musique soufie à l’arabo-andalou. Suivront de nombreux spectacles comme Yes Dady ! de l’auteur et metteur en scène palestinien Bashar Murkus dont on avait vu Hash en 2021 (cf. notre article du 26 novembre 2021) et qui avait présenté Milk au Festival d’Avignon 2022 programmé par Olivier Py, alors directeur ; il est accompagné de Khulood Basel pour la dramaturgie et la production. Chapitre quatre de Waël Kadour, auteur et metteur en scène syrien sera présenté dans le cadre de la manifestation Vive le sujet ! Tentatives, réalisée en partenariat avec la SACD. Des chorégraphes comme Ali Chahrour (Liban), Radouan Mriziga (Maroc-Belgique), Selma et Sofiane Ouissi (Tunisie), Mohamed Toubakri (Tunisie-Belgique) présenteront leurs dernières pièces.

De nombreux artistes venant de partout dans le monde complètent la programmation diversifiée et ambitieuse du Festival, dont le retour de Thomas Ostermeier et la Schabühne de Berlin avec Le Canard sauvage d’Henrik Ibsen ; la danoise Mette Ingvartsen, dans une nouvelle chorégraphie, Delirious Night ; les performers portugais Jonas et Lander ; Mami de Mario Banushi, spectacle albano-grec. Une soirée particulière autour de Brel réinventé par Anne Teresa de Keersmaeker et Solal Mariotte est proposée dans la Carrière de Boulbon. De Suisse, Christoph Marthaler présentera Le Sommet et Milo Rau en nomade, tournera sur les terres avignonnaises avec La Lettre. La chanteuse capverdienne Mayra Andrade tentera de ré-enchanter le monde.

© 79è édition du Festival d’Avignon

Beaucoup d’artistes français ou vivant en France sont aussi au générique du Festival dont François Tanguy du Théâtre du Radeau en ses deux derniers spectacles, Item et Par autan ; Tamara Al-Saadi, Jeanne Candel, Frédéric Fisbach, Clara Hédouin, Joris Lacoste, Gwenaël Morin, Émilie Rousset. Israël Galvan en duo avec Mohamed El Khatib, deux chemins artistiques a priori éloignés créeront Israël et Mohamed (Espagne-France). Tiago Rodrigues (Portugal-France) présentera un texte qu’il a écrit et mettra en scène, La Distance.

Telles sont les grandes lignes de l’édition qui se prépare. Comme le dit avec passion le Directeur du Festival d’Avignon, soyons Ensemble pour chercher les nouvelles formes d’un monde en crise, autour de la danse, la musique et le chant, le théâtre et les écritures, les arts visuels, autour de la langue arabe poétiquement portée, haut et fort. « Mais je poursuivrais le cours du chant, même si plus rares sont mes roses » écrivait Mahmoud Darwich.

Brigitte Rémer, le 5 avril 2025

La conférence de presse s’est tenue le 4 avril à Avignon et le 5 avril à l’Institut du Monde Arabe. Le Festival d’Avignon se déroulera du 5 au 26 juillet 2025. La billetterie électronique a ouvert ce matin, 5 avril à 11h sur www. festival-avignon.com et fnacspectacles.com –

À partir du 21 juin : par téléphone, de 10h à 19h (33(0) 4 90 14 14 14) – au guichet, du mardi au samedi, de 10h à 14h et de 16h à 19h, 20 rue du Portail Boquier, Avignon.