D’après Les Frères Karamazov de Fédor Dostoïevski – traduction André Markowicz – adaptation Jean Bellorini et Camille de La Guillonnière – mise en scène Jean Bellorini – au Théâtre Gérard Philipe / Centre dramatique national de Saint-Denis.
C’est une saga familiale et l’ultime roman de Dostoïevski dont s’empare Jean Bellorini et qu’il a présenté l’été dernier à la Carrière Boulbon lors du Festival d’Avignon, avec ses compagnons de route rencontrés au fil de leurs parcours de formation, sa troupe aujourd’hui. Jeune directeur du Théâtre Gérard Philipe, il reprend le spectacle, écourté d’une heure, à Saint-Denis.
Entre fait divers – par l’assassinat du père, Fiodor Pavlovitch Karamazov, libidineux, roublard et violent ; philosophie – par une réflexion sur la condition humaine et la lutte entre le bien et le mal, par la culpabilité ; orthodoxie – par la vie monastique avec le starets Zossima patriarche du monastère et directeur de conscience d’Alexéï, par la difficulté de croire ou de ne pas croire ; et mémoire sociale – par la pauvreté, les humiliations et les injustices de la Russie de la fin du XIXème, ces thèmes sont comme des rhizomes qui s’enroulent les uns aux autres – nous les avions évoqués dans l’article publié le 19 septembre 2016 sur Les Frères Karamazov qu’entre temps Frank Castorf avait présenté à la Halle Babcock pour la MC93, dans le cadre du Festival d’Automne.
Les quatre frères Karamazov cherchent leur place auprès d’un père qu’ils haïssent : l’exalté et impétueux Dimitri qui voudrait bien sa part d’héritage ; le philosophe déraisonnable et solitaire, Ivan, sans repères ; le mystique et fragile Alexéï à la recherche de Dieu, mais saisi par la tentation ; l’amer demi-frère, Smerdiakov, plein de haine et en quête de reconnaissance et d’argent. A leurs côtés, trois femmes à partager, trois tentatrices : Lise, une vraie fausse vierge marie, Grouchenka la prostituée, charmeuse à la fois auprès du père Fiodor, que du fils Dimitri et qui joue de leur rivalité, Katerina Ivanovna liée à Dimitri qui l’a aidée à effacer les dettes de son père, mais convoitée par Ivan.
Après les clés de compréhension données à travers la généalogique de la famille Karamazov par un conteur bonimenteur travesti, la troupe entière porte avec intensité un chant polyphonique qui revient ponctuer le spectacle, à différents moments. Jean Bellorini aime à travailler sur la choralité, tous les acteurs chantent avec talent et la musique accompagne sa démarche de mise en scène : piano à queue et batterie envahissent l’espace de la datcha centrale, avec aux commandes, deux merveilleux musiciens.
La scénographie pose aussi un geste de mise en scène fort et inventif : des cabines en verre arrivent sur des rails latéraux et repartent tels des wagons de l’Orient Express apportant leurs images et ambiances, leurs scènes où les acteurs sont en action, confessionnal du monastère, bar à cognac, appartements des femmes. Entre transparence et grand déballage, elles renforcent le huis clos de l’enfermement familial. Un escalier mène sur le toit pentu de la datcha noire centrale où se déroule une partie de l’action, renforçant ce sentiment d’instabilité générale. Côté jardin se trouve l’espace du jeune Ilioucha, présent sur le plateau tout au long du spectacle et avant même l’arrivée du public, son petit lit avec un jouet-cheval qui fait partie de son paradis espéré depuis l’humiliation qu’a subie son père, devant lui : changer de ville et acheter un cheval pour réhabiliter la fierté insultée, tel est le rêve. A la fin, ce même lit d’enfant vide, au matelas replié, l’innocence sacrifiée et le désarroi du père.
Jean Bellorini s’engage dans la mise en scène à partir de 2002 et crée en 2003 la Compagnie Air de Lune. Il s’intéresse à Tchekhov dont il monte La Mouette en 2003 et Oncle Vania en 2006. C’est en 2008 au Théâtre du Soleil lors de la lecture par Patrice Chéreau du Grand Inquisiteur, conte philosophique emboité dans les récits des Frères Karamazov – qui décrit ce moment où Ivan Karamazov raconte à son frère Alexeï la confrontation entre Jésus-Christ et le cardinal Grand Inquisiteur qui va le mettre à mort – que le metteur en scène dit avoir rencontré l’œuvre. Bellorini s’intéresse aux grands textes littéraires qu’il adapte tels Les Misérables, en 2009 suivi de Tempête dans un crâne en 2010 toujours à partir de Victor Hugo et tel Paroles Gelées en 2012 d’après l’œuvre de François Rabelais. S’ensuivent en 2013, La Bonne Âme du Se-Tchouan de Bertold Brecht et Liliom ou La vie et la mort d’un vaurien de Ferenc Molnár. Il dirige, depuis janvier 2014 le Théâtre Gérard Philipe-Centre dramatique National de Saint-Denis, a mis en scène Antigone de Sophocle en 2016, adapté et mis en scène la même année Karamazov.
Son travail et celui de la troupe sont à saluer. Il restitue la force poétique et lyrique ainsi que la démesure d’un récit plein d’alluvions où alternent scènes dialoguées et longs monologues. De facture artisane, il repose sur l’esprit collectif de la troupe d’où se dégage une grande vitalité.
Brigitte Rémer, le 15 janvier 2017
Avec : François Deblock Alexéï Fiodorovitch Karamazov – Mathieu Delmonté Capitaine Sneguiriov – Karyll Elgrichi Katerina Ivanovna – Jean-Christophe Folly Dimitri Fiodorovitch Karamazov – Jules Garreau Nikolaï Krassotkine – Camille de La Guillonnière Khokhlakova – Jacques Hadjaje Fiodor Pavlovitch Karamazov – Blanche Leleu Liza Clara Mayer Grouchenka/Smourov Teddy Melis Grigori Vassilievitch – Marc Plas Pavel Fiodorovitch Smerdiakov – Geoffroy Rondeau Ivan Fiodorovitch Karamazov – Les musiciens : Michalis Boliakis, piano, Hugo Sablic, batterie et Starets Zossima.
Scénographie, lumière Jean Bellorini – costumes, accessoires Macha Makeïeff – création musicale Jean Bellorini, Michalis Boliakis, Hugo Sablic – création sonore Sébastien Trouvé – coiffures, maquillages Cécile Krestchmar – assistanat à la mise en scène Mélodie-Amy Wallet – décor réalisé dans les ateliers du Théâtre Gérard Philipe sous la direction de Christophe Coupeaux et Quentin Charrois – La traduction d’André Markowicz est publiée aux Editions Actes Sud, collection Babel.
5 au 29 janvier 2017 – Théâtre Gérard Philipe, 59 Boulevard Jules Guesde, Saint-Denis – Métro : Saint-Denis Basilique – Tél. : 01 48 13 70 00. – www.theatregerardphilipe.com – Durée : 4h30 – En tournée : 2 et 3 février Scène nationale du Sud Aquitain, à Bayonne – 9 et 10 février Théâtre national de Nice – 17 et 18 février Scène conventionnée de Brive – 23 au 25 février Maison des Arts de Créteil – 1er au 5 mars Théâtre Firmin Gémier de Châtenay-Malabry – 8 et 9 mars Scène nationale de la Roche-sur-Yon – 14 et 15 mars Maison de la Culture d’Amiens – 22 au 25 mars Théâtre national de Toulouse – 30 mars au 2 avril et 4 au 7 avril Théâtre des Célestins à Lyon – 20 avril Domaine d’O à Montpellier – 27 et 28 avril Scène nationale de Sète – 12 mai Théâtre de Compiègne – 19 et 20 mai à la Comédie de Clermont-Ferrand – 31 mai et 1er juin Scène nationale de Quimper.
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