Archives par étiquette : Festival d’Avignon 2016

Karamazov

© Pascal Victor / ArtcomPress

D’après Les Frères Karamazov de Fédor Dostoïevski – traduction André Markowicz – adaptation Jean Bellorini et Camille de La Guillonnière – mise en scène Jean Bellorini – au Théâtre Gérard Philipe / Centre dramatique national de Saint-Denis.

C’est une saga familiale et l’ultime roman de Dostoïevski dont s’empare Jean Bellorini et qu’il a présenté l’été dernier à la Carrière Boulbon lors du Festival d’Avignon, avec ses compagnons de route rencontrés au fil de leurs parcours de formation, sa troupe aujourd’hui. Jeune directeur du Théâtre Gérard Philipe, il reprend le spectacle, écourté d’une heure, à Saint-Denis.

Entre fait divers – par l’assassinat du père, Fiodor Pavlovitch Karamazov, libidineux, roublard et violent ; philosophie – par une réflexion sur la condition humaine et la lutte entre le bien et le mal, par la culpabilité ; orthodoxie – par la vie monastique avec le starets Zossima patriarche du monastère et directeur de conscience d’Alexéï, par la difficulté de croire ou de ne pas croire ; et mémoire sociale – par la pauvreté, les humiliations et les injustices de la Russie de la fin du XIXème, ces thèmes sont comme des rhizomes qui s’enroulent les uns aux autres – nous les avions évoqués dans l’article publié le 19 septembre 2016 sur Les Frères Karamazov qu’entre temps Frank Castorf avait présenté à la Halle Babcock pour la MC93, dans le cadre du Festival d’Automne.

Les quatre frères Karamazov cherchent leur place auprès d’un père qu’ils haïssent : l’exalté et impétueux Dimitri qui voudrait bien sa part d’héritage ; le philosophe déraisonnable et solitaire, Ivan, sans repères ; le mystique et fragile Alexéï à la recherche de Dieu, mais saisi par la tentation ; l’amer demi-frère, Smerdiakov, plein de haine et en quête de reconnaissance et d’argent. A leurs côtés, trois femmes à partager, trois tentatrices : Lise, une vraie fausse vierge marie, Grouchenka la prostituée, charmeuse à la fois auprès du père Fiodor, que du fils Dimitri et qui joue de leur rivalité, Katerina Ivanovna liée à Dimitri qui l’a aidée à effacer les dettes de son père, mais convoitée par Ivan.

Après les clés de compréhension données à travers la généalogique de la famille Karamazov par un conteur bonimenteur travesti, la troupe entière porte avec intensité un chant polyphonique qui revient ponctuer le spectacle, à différents moments. Jean Bellorini aime à travailler sur la choralité, tous les acteurs chantent avec talent et la musique accompagne sa démarche de mise en scène : piano à queue et batterie envahissent l’espace de la datcha centrale, avec aux commandes, deux merveilleux musiciens.

La scénographie pose aussi un geste de mise en scène fort et inventif : des cabines en verre arrivent sur des rails latéraux et repartent tels des wagons de l’Orient Express apportant leurs images et ambiances, leurs scènes où les acteurs sont en action, confessionnal du monastère, bar à cognac, appartements des femmes. Entre transparence et grand déballage, elles renforcent le huis clos de l’enfermement familial. Un escalier mène sur le toit pentu de la datcha noire centrale où se déroule une partie de l’action, renforçant ce sentiment d’instabilité générale. Côté jardin se trouve l’espace du jeune Ilioucha, présent sur le plateau tout au long du spectacle et avant même l’arrivée du public, son petit lit avec un jouet-cheval qui fait partie de son paradis espéré depuis l’humiliation qu’a subie son père, devant lui : changer de ville et acheter un cheval pour réhabiliter la fierté insultée, tel est le rêve. A la fin, ce même lit d’enfant vide, au matelas replié, l’innocence sacrifiée et le désarroi du père.

Jean Bellorini s’engage dans la mise en scène à partir de 2002 et crée en 2003 la Compagnie Air de Lune. Il s’intéresse à Tchekhov dont il monte La Mouette en 2003 et Oncle Vania en 2006. C’est en 2008 au Théâtre du Soleil lors de la lecture par Patrice Chéreau du Grand Inquisiteur, conte philosophique emboité dans les récits des Frères Karamazov – qui décrit ce moment où Ivan Karamazov raconte à son frère Alexeï la confrontation entre Jésus-Christ et le cardinal Grand Inquisiteur qui va le mettre à mort – que le metteur en scène dit avoir rencontré l’œuvre. Bellorini s’intéresse aux grands textes littéraires qu’il adapte tels Les Misérables, en 2009 suivi de Tempête dans un crâne en 2010 toujours à partir de Victor Hugo et tel Paroles Gelées en 2012 d’après l’œuvre de François Rabelais. S’ensuivent en 2013, La Bonne Âme du Se-Tchouan de Bertold Brecht et Liliom ou La vie et la mort d’un vaurien de Ferenc Molnár. Il dirige, depuis janvier 2014 le Théâtre Gérard Philipe-Centre dramatique National de Saint-Denis, a mis en scène Antigone de Sophocle en 2016, adapté et mis en scène la même année Karamazov.

Son travail et celui de la troupe sont à saluer. Il restitue la force poétique et lyrique ainsi que la démesure d’un récit plein d’alluvions où alternent scènes dialoguées et longs monologues. De facture artisane, il repose sur l’esprit collectif de la troupe d’où se dégage une grande vitalité.

Brigitte Rémer, le 15 janvier 2017

Avec : François Deblock Alexéï Fiodorovitch Karamazov – Mathieu Delmonté Capitaine Sneguiriov – Karyll Elgrichi Katerina Ivanovna – Jean-Christophe Folly Dimitri Fiodorovitch Karamazov – Jules Garreau Nikolaï Krassotkine – Camille de La Guillonnière Khokhlakova – Jacques Hadjaje Fiodor Pavlovitch Karamazov – Blanche Leleu Liza Clara Mayer Grouchenka/Smourov Teddy Melis Grigori Vassilievitch – Marc Plas Pavel Fiodorovitch Smerdiakov – Geoffroy Rondeau Ivan Fiodorovitch Karamazov – Les musiciens : Michalis Boliakis, piano, Hugo Sablic, batterie et Starets Zossima.

Scénographie, lumière Jean Bellorini – costumes, accessoires Macha Makeïeff – création musicale Jean Bellorini, Michalis Boliakis, Hugo Sablic – création sonore Sébastien Trouvé – coiffures, maquillages Cécile Krestchmar – assistanat à la mise en scène Mélodie-Amy Wallet – décor réalisé dans les ateliers du Théâtre Gérard Philipe sous la direction de Christophe Coupeaux et Quentin Charrois – La traduction d’André Markowicz est publiée aux Editions Actes Sud, collection Babel.

5 au 29 janvier 2017 – Théâtre Gérard Philipe, 59 Boulevard Jules Guesde, Saint-Denis – Métro : Saint-Denis Basilique –   Tél. : 01 48 13 70 00. – www.theatregerardphilipe.com – Durée : 4h30 – En tournée : 2 et 3 février Scène nationale du Sud Aquitain, à Bayonne – 9 et 10 février Théâtre national de Nice – 17 et 18 février Scène conventionnée de Brive – 23 au 25 février Maison des Arts de Créteil – 1er au 5 mars Théâtre Firmin Gémier de Châtenay-Malabry – 8 et 9 mars Scène nationale de la Roche-sur-Yon – 14 et 15 mars Maison de la Culture d’Amiens – 22 au 25 mars Théâtre national de Toulouse – 30 mars au 2 avril et 4 au 7 avril Théâtre des Célestins à Lyon – 20 avril Domaine d’O à Montpellier – 27 et 28 avril Scène nationale de Sète – 12 mai Théâtre de Compiègne – 19 et 20 mai à la Comédie de Clermont-Ferrand – 31 mai et 1er juin Scène nationale de Quimper.

Ludwig, un roi sur la lune

© Christian Berthelot

Texte Frédéric Vossier – mise en scène Madeleine Louarn, avec les comédiens de l’Atelier Catalyse – dramaturgie Pierre Chevallier – musique Rodolphe Burger – chorégraphie Loïc Touzé, Agnieszka Ryszkiewicz, présenté par la MC93 et le Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.

C’est un objet théâtral délicat et sensible, d’une grande poésie et inventivité, né de rencontres artistiques et d’amitié : celles de la metteuse en scène, Madeleine Louarn, avec l’auteur Frédéric Vossier – qui a entre autre adapté en 2012 Les Oiseaux d’Aristophane pour les comédiens de l’Atelier Catalyse – ainsi qu’avec Rodolphe Burger, compositeur et guitariste – qui a créé en 2014 avec eux En chemin, une performance chorégraphique et musicale – et qui, dans Ludwig, un roi sur la lune est présent sur scène avec le pianiste Julien Perraudeau.

Depuis plus de vingt ans, Madeleine Louarn travaille avec les hommes et les femmes de l’Etablissement et Service d’Aide par le Travail de Morlaix, au sein de l’Atelier Catalyse. Au fil des ans ils se sont formés au théâtre et elle a monté avec eux une douzaine de spectacles à partir des textes de Shakespeare, Beckett, Lewis Caroll, Daniil Harms, Christophe Pellet… Un beau parcours. Pour ce spectacle, créé l’été dernier au Festival d’Avignon, un patient travail de recherche a été mené avec ses proches collaborateurs et artistes autour du personnage de Louis II de Bavière, ce roi follement romantique, décalé et incompris, imprévisible dans sa recherche de bonheur et ses extases quasi mystiques, ambigu dans sa relation à Richard Wagner, un homme à la recherche de l’Absolu qui ne vit qu’à travers le philtre du ludique, du simulacre et de la représentation. Tous – texte, musique, chorégraphie, scénographie, costumes, lumières – ont travaillé sur la complexité du corps dans son rapport à l’espace et ses métamorphoses, sur l’imaginaire, le songe et la poétique d’un personnage singulier, sur la problématique du double. Il y a dans le spectacle deux Ludwig : le jeune, figure de l’ange – magnifiquement interprété par Guillaume Drouadaine – et l’autre, figure de la vieillesse et de la déchéance qui apparaît dans la dernière partie – troublant Jean-Claude Pouliquen -. Il y a des fulgurances dans ce spectacle : derrière les gestes ébauchés, la concentration décuplée, les déséquilibres et les hésitations existe une grande fraicheur, un air de Visconti, des tapis de jonquilles et bouquets lunaires, une grande précision.

Autour de Ludwig sont représentés son frère Othon – qui fut lui aussi interné -, l’impératrice Elisabeth d’Autriche – dite Sissi, sa cousine –  Richard Wagner son protégé, Bernhard von Gudden son psychiatre. Son écuyer-amant, les figures du peuple qui réclame, des ministres et des serviteurs-mannequins complètent ces tableaux oniriques admirablement portés par l’investissement et l’enthousiasme des acteurs. Les spectateurs se font face et l’aire de jeu bi-frontale recouverte d’un tapis de danse gris pourrait évoquer le pont d’un navire dans la houle. D’un côté : une toile peinte au paysage montagneux où le château de Ludwig aux multiples tourelles et toits pointus, kitsch en diable, appelle le féérique ; une porte dérobée où apparaissent et disparaissent les personnages nés de son imagination ; l’esquisse d’une colline en haut de laquelle se trouve l’espace des musiciens. De l’autre côté, l’aire de jeu pour Ludwig, ses amoureux et ses fantasmes, qui se transforme à la fin en espace de mort, avec le ponton du lac dans lequel il disparaît.

Historiquement, Louis II monte sur le trône de Bavière à l’âge de dix-huit ans, acclamé par le peuple qui le compare à un ange descendu du ciel. Deux ans plus tard, la guerre éclate entre la Prusse et l’Autriche et la Bavière s’allie à l’Autriche, défaite lors de la bataille de Sadowa avant d’être intégrée à l’Empire allemand en 1871. Sans pouvoir politique, Ludwig se réfugie dans les arts – la musique avec Wagner dont il devient le mécène amoureux, les réalisations architecturales mégalomaniaques avec la construction d’immenses châteaux -. Eloigné de la vie publique, son comportement fantasque devient incontrôlable et sa personnalité se dégrade jusqu’à être déclaré paranoïaque, le 8 juin 1886 et destitué le jour même. Il est retrouvé mort près d’un lac, le lendemain, ainsi que son psychiatre. Ces morts ne seront jamais élucidées. L’auteur, Frédéric Vossier, décrit la singularité du personnage en ces mots : « … Louis II de Bavière est un Roi handicapé. Il est allergique au Jour, aux Femmes et au Pouvoir. Il fuit l’Etat, l’Administration et les courriers des Ministres. Il aime la Nuit, les Images, l’Art, la Solitude et les Forêts… » Sa poétique est discordante.

Au-delà de la scénographie, sobre et efficace (Marc Lainé), quelques objets-signes habitent l’espace :  les figures d’un jeu d’échec, un ballon sur lequel Ludwig à l’horizontal se tient en équilibre, ressemblant au Petit Prince découvrant ses planètes – ici la lune – une table sur roulettes qui permet différentes configurations. Tout contribue à la réussite du spectacle par la finesse du traitement : un texte qui travaille par bribes et donne de l’étrangeté (Frédéric Vossier), une chorégraphie subtile et précise (Loïc Touzé et Agnieszka Ryszkiewicz), les costumes aux formes prussiennes et couleurs vives (Claire Raison), la musique composée par Rodolphe Burger à partir de thèmes wagnériens autant que contemporains et sa présence magnétique sur scène, parfois récitant, parfois guitariste ou chanteur, à tous les moments à l’écoute des comédiens ainsi que le pianiste. La mise en scène de Madeleine Louarn – à laquelle se joint l’alchimie et le talent de tous ceux qui portent le spectacle depuis sa gestation, sur le plateau et en coulisses – travaille sur le trouble et l’altérité, sur la présentation de soi et la solitude, sur la différence à partir de ce Roi qui ne veut pas grandir. L’intensité qui se dégage de la représentation donne le vertige et confirme la force du théâtre.

Brigitte Rémer, le 20 décembre 2016

Avec les comédiens de l’atelier Catalyse : Tristan Cantin, Guillaume Drouadaine, Christian Lizet, Christelle Podeur, Jean-Claude Pouliquen, Sylvain Robic – musique Rodolphe Burger – interprètes Rodolphe Burger, Julien Perraudeau – scénographie Marc Lainé – régie générale Hervé Chantepie – lumière Michel Bertrand – costumes Claire Raison – son Léo Spiritof – accompagnement pédagogique Erwanna Prigent, Mélanie Charlou – production déléguée Théâtre de l’Entresort – production exécutive musicale Compagnie Rodolphe Burger – création en résidence Le Quartz Scène nationale de Brest – Spectacle présenté au Festival d’Avignon 2016.

Du 3 au 12 décembre 2016, au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis – Sites : www.theatregerardphilipe.com – www.MC93.com – tél. : 01 48 13 70 00 et 01 41 60 72 72 – CD en précommande de la musique du spectacle en exclusivité sur : dernierebandemusic.com – En tournée : janvier et février 2017 à l’Archipel de Fouesnant – avril 2017 au Théâtre du Pays de Morlaix, dans le cadre de la vingtième édition du Festival Panoramas – saison 2016/17 ou 2017/18 au Quartz Scène Nationale de Brest – saison 2017/18 au Centre Dramatique National d’Orléans.

 

 

 

Festival d’Avignon, édition 2016

Affiche créée par Adel Abdessemed

Affiche créée par Adel Abdessemed

Au cours des conférences de presse qui se sont tenues à Avignon et à Paris, Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, a dévoilé le programme de la 70ème édition qui se tiendra du 6 au 24 juillet 2016.

Par sa programmation, il pose un geste politique et dans son édito fait référence à la fonction historique du Festival, qu’il fait sienne aujourd’hui: « Quand Jean Vilar a imaginé un pacte entre les artistes et la république, il savait ouvrir un asile aux volontés utopiques, aux rassemblements de diversités et à l’amour des possibles. Nous insistons, avec l’engagement de l’artiste, dans la conscience du poète. Nous désirons hautement que le triste spectacle du monde et de notre impuissance trouve une contradiction sur la scène faite d’émerveillement et de courage. »

Le Festival affirme ses priorités à travers cinquante et un spectacles – dont la moitié créés en France – présentés dans quarante-cinq lieux d’Avignon comprenant la ré-ouverture de la Carrière de Boulbon et de Châteaublanc ; trente-six créations dont les deux tiers réalisées en coproduction et quarante textes d’auteurs vivants ; vingt-six spectacles de théâtre, sept chorégraphiques, quatre musicaux et quatorze s’inscrivant dans l’indiscipline comme le dit Olivier Py, c’est-à-dire l’interdisciplinarité.

Dans la Cour d’Honneur, le spectacle Les Damnés d’après le scénario de Luchino Visconti, marque le coup d’envoi du Festival et le retour de la troupe de la Comédie Française après de nombreuses années d’absence. Ivo Van Hove en donne sa lecture, non pas tant sous l’angle historique du national socialisme et de la corruption qu’au regard de ce que cela nous renvoie aujourd’hui. Place des héros, (Heldenplatz) de Thomas Bernhard, lieu du discours d’Hitler sous les acclamations des Autrichiens au moment de l’annexion de leur pays par l’Allemagne, en 1938, est mis en scène par le polonais Krystian Lupa et présenté par le Théâtre national de Vilnius, en lituanien. Familier de l’univers de Thomas Bernhard, Lupa a monté plusieurs de ses textes dans une écriture scénique forte et personnelle. Le réalisateur de cinéma et metteur en scène russe, Kirill Serebrennikov présente Les Âmes mortes d’après Nicolaï Gogol faisant la part belle à la musique ; FC Bergman d’Anvers qui travaille sur l’interdisciplinarité et mêle le cultuel et le culturel, présente Het Land Nod ; le Blitztheatregroup d’Athènes propose le thème de l’effondrement de l’humanité à partir d’un prologue de Friedrich Hölderlin et présente 6 am how to disappear completely ; Raoul Collectif, de Bruxelles découvert lors du Festival Impatience qu’avait créé Olivier Py quand il dirigeait l’Odéon-Théâtre de l’Europe – et qui, pour encourager la jeune création, remet cette année un prix du même nom – donne à voir Rumeur et petits jours, dernière émission d’une radio, le temps d’une utopie ; Marco Layera qui avait présenté en France il y a deux ans une pièce satirique sur la dictature au Chili affûte son regard, sociologique et amusé, sur le phénomène des bobos, avec un spectacle intitulé La dictature de la cool.

Un focus sur le Moyen-Orient se trouve au cœur de la programmation, avec plusieurs spectacles et metteurs en scène invités : Ali Chahrour, chorégraphe de Beyrouth, travaille sur les figures féminines et présente Fatmeh et Leïla se meurt ; Omar Abusaada de Damas propose Alors que j’attendais, parabole sur cet entre-deux de la vie et de la mort, avec un texte de Mohammad al Attar ; Amir Reza Koohestani de Téhéran, parle de mensonge et de dénonciation à partir de l’interrogatoire de deux jeunes filles, avec Hearing, ; Amos Gitaï présente dans la Cour d’Honneur au cours d’une unique soirée, une version théâtrale du film qu’il avait tourné sur Yitzhak Rabin : chronique d’un assassinat, remontant l’enquête et marquant la fin de l’espoir pour la paix ; une exposition de photographies est présentée en écho à la Fondation Lambert. Des cycles de films en partenariat avec les cinémas Utopia ainsi que des lectures complètent ce regard sur le Moyen-Orient.

Les femmes sont à l’honneur en cette édition, Olivier Py a veillé à mettre de la parité dans sa programmation : Maëlle Poésy, évoque l’impuissance politique et la thématique de la démocratie, mettant en scène Ceux qui errent ne se trompent pas, de Kevin Keiss ; Madeleine Louarn présente Ludwig, un roi sur la lune, de Frédéric Vossier – sur Louis II de Bavière, légendaire roi fou à la recherche d’un monde sublimé – avec des comédiens handicapés et médite sur la notion de normalité, la composition musicale est signée de Rodolphe Burger ; Bérangère Vantusso et sa quinzaine de marionnettes présentent L’Institut Benjamenta d’après Robert Walser, avec un anti-héros apprenti-domestique qui étudie au cours de sa formation, la notion de subordination. A l’affiche aussi, des metteuses en scène venant d’ailleurs : d’Espagne, Angelica Lidell avec ¿ Qué haré yo con esta espada ? sur la recherche d’amour absolu ; de Suède, Sofia Jupither avec Tigern sur le thème de la peur de l’autre et avec 20 november à partir d’un texte de Lars Noren, sous un angle plus visionnaire ; d’Autriche, Cornelia Rainer, avec Lenz, traite de la folie et de la mort de Lenz d’après des textes de Lenz, Büchner et Oberlin ; de Belgique, Anne-Cécile Vandalem qui, à travers l’évocation d’une île, présente un spectacle nommé Tristesses.

De nombreux metteurs en scène montreront le fruit de leur travail actuel : Julien Gosselin avec 2666 présente une version scénique de l’immense roman de Roberto Bolaño – d’origine chilienne, décédé en 2003 à Barcelone – et pose la question de l’Europe, de la répétition des horreurs et des destructions collectives ; EspÆce d’Aurélien Bory, à partir d’Espèces d’espaces de Georges Perec, se balade entre cirque, danse, littérature et théâtre, évoquant le problème de l’espace, comme un doute : « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner » dit Pérec ; Karamazov de Dostoïevski, monté par Jean Bellorini à la Carrière de Boulbon, puise dans les derniers chapitres du roman et met en scène les funérailles d’Ilioucha ; Thomas Jolly présente Le Radeau de la Méduse de Georges Kaiser, sur le thème de la violence, avec les élèves de l’école du TNS ; Nicolas Truong avec Interview parle de l’objet zéro du théâtre ; Pascal Quignard en scène et au piano avec Marie Vialle, présente une « performance de ténèbres » avec La Rive dans le noir, inédit qui a pour source la mort de Carlota Ikeda avec qui il avait présenté le butô en tournées, pendant plusieurs années.

D’autres spécificités encore impriment une belle dynamique à l’édition 70 du Festival : un spectacle itinérant d’Olivier Py, Prométhée enchaîné. Eschyle, pièces de guerre sans décor ni costume, qui tournera dans les villages alentours, seul spectacle que présente le directeur-metteur en scène cette année. Un feuilleton théâtral, Le ciel, la nuit et la pierre glorieuse – chroniques du Festival d’Avignon de 1947 à 2086 – réalisé à partir des archives, lu tous les jours à midi par la Piccola Familia. Un programme jeunesse, complémentaire au partenariat qui s’élabore toute l’année entre le Festival et l’Education Nationale, pour convaincre et donner l’envie aux jeunes de devenir le public de demain, et se former pour : Arnaud Meunier présente Truckstop pour les 10/13 ans un roman de l’impuissance face à la misère, Clara Le Picard avec De l’imagination travaille sur le thème de la peur ; Eric Thieû Niang présente à la Chartreuse Au cœur, fruit du travail mené avec des adolescents, sur le thème de la chute.

En danse, Marie Chouinard, de Montréal, présente Soft virtuosity et travaille sur l’origine de la danse ; Lisbeth Gruwez, d’Anvers – interprète de Jan Fabre – lie l’angoisse et la respiration à travers sa chorégraphie We are pretty ; Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, d’Anvers et de Bruxelles présentent Babel 7.16 avec une trentaine de danseurs qui au fil des ans ont tous dansé avec Cherkaoui ; Caen amour de Trajal Harrell, de New-York, est une danse érotique mi défilé de mode mi chorégraphie. Côté musique : Serge Teyssot-Gay, avec Kit de survie, Marc Nammour avec 99, DJ Pone et le Festival Résonance et Prima Donna avec l’Orchestre régional Avignon-Provence sont à l’affiche. Deux expositions sont également présentées dans le cadre du Festival : D’une chute d’Ange de Johny Lebigot, à l’Amirande et Surfaces, à l’Eglise des Célestins, œuvres inédites d’Adel Abdessemed, artiste plasticien franco-algérien qui signe aussi l’affiche du Festival. Une foison de propositions tout au long du Festival complète cette belle programmation, avec entre autre, les Sujets à vif et XS en partenariat avec les SACD de France et de Belgique, les Ateliers de la Pensée avec l’Université d’Avignon, avec des lectures, des projections et des débats.

La liste des partenaires est longue, tant publics que privés, qui participent de la réalisation du Festival et oeuvrent à sa réussite. Au cœur de l’actualité et par les différentes facettes de son programme, le Festival d’Avignon sous la houlette d’Olivier Py marque sa place dans une cité en perte de repères. Il participe, avec les forces artistiques rassemblées, à la lutte contre les totalitarismes et la montée des nationalismes. Son geste politique nous est précieux.

Brigitte Rémer, le 9 avril 2016

Du 6 au 24 juillet 2016 – 70ème édition du Festival d’Avignon. Programme complet à partir de la mi-mai – Ouverture de la billetterie le 13 juin – Site : festival-avignon.com