Archives par étiquette : Festival d’Automne à Paris

One Song. Histoire(s) du Théâtre IV

© Michiel Devijver

Texte, conception et mise en scène Miet Warlop – musique Maarten Van Cauwenberghe et l’ensemble du groupe – au Théâtre du Rond-Point, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Le spectateur est convié par la plasticienne et chorégraphe flamande Miet Warlop à une sorte de performance-concert, un rituel punk où les figures se répètent, s’accélèrent et se déstructurent. Des musiciens sont répartis sur la scène dans des pauses improbables et accomplissent des gestes insolites aussi sportifs que musicaux : la violoniste perchée sur une poutre et qui s’y déplace, avant-arrière ; le violoncelliste plaqué au sol son instrument replié devant lui ;  le chanteur s’essoufflant sur tapis de course ; le percussionniste écartelé entre ses instruments – charley, caisse claire, grosse caisse et leurs pédales, disséminés dans l’espace ; un clavier peu tempéré et bien perché, accessible par  trampoline et espaliers. Nous sommes dans un gymnase musical où des supporters, assis sur un gradin nous faisant face, encouragent les sportifs-musiciens de leur gestuelle en boucle, et se déchainent pour que le meilleur, gagne. Une journaliste à trois jambes, habillée de rouge, casque sur les oreilles et discours inaudible, commente l’événement, intervenant dans le mégaphone. Un personnage de blanc vêtu, sorte d’homme-libellule ou de pom pom girl s’inscrit en contre-temps et dé-synchronisation. Un drapeau flotte sur la marmite, des sirènes font un rappel à l’ordre.

© Michiel Devijver

Le but de chacun de ces étranges musiciens-sportifs bien déjantés est de restituer une chanson, chacun à sa façon. Une idée fixe et un challenge porté par des mouvements gymniques jusqu’à épuisement : combat avec soi, avec les autres, avec le diable ou les trois réunis, vu l’acharnement déployé et les énergies qui passent de l’un à l’autre. Des bouchons d’oreilles sont proposés aux spectateurs, à l’entrée. On est dans la répétition, la réitération, la ré-appartition, la récurrence et la réminiscence avec alternance d’instruments.

Plus tard il pleut sur les percussions, on apporte des seaux, des serpillères, le métronome suspend son tempo en brouillant les rythmes. L’homme-libellule se balance et, se métamorphose en derviche, caché sous une épaisse perruque avant de construire un discours-onomatopée, à partir de mots gravés sur des plaques de plâtre : Hey ! OK ! You ! Why ? Never, avant de les casser. La violoniste perd son violon et tombe, le percussionniste ses mailloches et chacun joue jusqu’à l’épuisement avant de disparaître et que les supporters ne s’écroulent au sol. Ne reste qu’un nuage de magnésie qui vole au-dessus de la mêlée. One Song pourrait faire penser au film de Sydney Pollack, On achève bien les chevaux dans lequel des individus, hommes et femmes, se lancent dans un marathon de la danse, jusqu’à la transe, repoussant leurs limites à l’extrême, pour quelques dollars. Ici, pas de primes, mais des sensations fortes pour voir jusqu’où nous entraine la conceptrice-réalisatrice du spectacle, qui avait été présenté en 2022 au Festival d’Avignon.

© Michiel Devijver

C’est la version numéro quatre d’Histoire(s) du Théâtre inventée par Milo Rau, à laquelle Faustin Linyekula et Angelica Liddell, avaient emboité le pas. Miet Warlop construit à son tour la sienne, sculptant l’énergie et le son dans une performance qui repose sur le collectif. Elle regarde le chemin parcouru, artistiquement et remonte jusqu’à la case départ d’un spectacle-requiem créé à la mort de son frère, il y a vingt ans, Sportband /Afgetrainde Klanken, qui reste à la source de One Song. Sport et musique y étaient déjà au centre. De cette nouvelle création elle dit : « C’est une pièce métaphorique sur toutes les choses que je veux célébrer : célébrer la vie, célébrer la pratique artistique, célébrer les rencontres, célébrer le collectif. »  Miet Warlop mène une recherche multiforme qui travaille sur l’hybridation entre le vivant et des objets inanimés, fait des cycles de performances d’arts visuels et réalise des installations en direct. De son travail elle dit : « On pourrait considérer que j’ai deux façons différentes de travailler mon expression : l’une guidée en premier lieu par l’énergie et l’autre par le matériau. »

Brigitte Rémer, le 23 septembre 2023

Avec : Simon Beeckaert, Stanislas Bruynseels, Rint Dens (†), Judith Engelen, Elisabeth Klinck, Marius Lefever, Willem Lenaerts, Luka Mariën, Milan Schudel, Melvin Slabbinck, Joppe Tanghe, Karin Tanghe, Wietse Tanghe, Flora Van Canneyt – musique, Maarten Van Cauwenberghe – costumes, Carol Piron et Filles à Papa – dramaturgie, Giacomo Bisordi, Kaatje De Geest – production NTGent, Miet Warlop / Irene Wool vzw – coréalisation Théâtre du Rond-Point et Festival d’Automne à Paris.

Du 12 septembre au 1er octobre 2023, du mardi au vendredi à 19h, samedi à 18h, dimanche à 17h – Théâtre du Rond-Point, 2Bis Av. Franklin Delano Roosevelt, 75008 Paris – métro : Franklin-Roosevelt – site : theatredurondpoint.fr – En tournée : Le 7 novembre 2023 Euro-Scene (Leipzig, DE) – Les 10 et 11 novembre 2023 Tanzquartier Wien (Vienne, AT) – Le 17 et 18 novembre 2023 Festival Otono Madrid (Madrid, ES) – Points Communs /Théâtre des Louvrais, les 25 et 26 janvier 2024.

Dogs of Europe

© Linda Nylind

D’après le roman d’Alhierd Bacharevic – mise en scène Nicolai Khalezin, Natalia Kaliada, par le Belarus Free Theatre/ première représentation en France – spectacle en langue bélarusse surtitrée en français.

Ils l’ont joué clandestinement en mars 2020 à Minsk, alors que Nicolai Khalezin et Natalia Kaliada, metteurs en scène obligés à fuir le régime Loukachenko et à s’exiler dès 2010, ont dirigé le collectif à distance. Entré en résistance à son tour contre la dictature du pays, le Théâtre libre du Bélarus – dix-sept acteurs, danseurs et chanteurs – s’est exilé en Grande Bretagne à partir de 2020, chaque artiste courant le risque d’être emprisonné. La troupe s’était emparée du texte – une grande fresque politique en vingt chapitres – dont la violence se superpose exactement à sa colère et a fait sienne aujourd’hui la révolte de l’Ukraine. Ils la présentent à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris. Une galerie de personnages s’affronte : espions, idéologues, détectives, poètes, libraires etc. Images et vidéos sur grand écran font fonction de décor et aident à la compréhension de l’ensemble.

© Linda Nylind

Né à Minsk en 1975, Alhierd Bacharevic, l’auteur, lui aussi exilé, envoyait au début de la guerre à un hebdomadaire ukrainien, une Lettre ouverte commençant par : « Chers Ukrainiens, la dictature est notre ennemi commun. Ne la laissons pas nous diviser. » Il avait en effet écrit en 2017 Dogs of Europe, un thriller d’anticipation, interdit au Bélarus, en fait une fable dystopique composée de deux parties. En 2049, à la suite d’une guerre, l’Europe se retrouve coupée en deux et le nouveau Reich, régime autocrate placé sous domination russe prive la population de liberté, faisant face à la Ligue des États européens, le monde libre. Un homme en cavale, fuyant une accusation de meurtre, mène sa propre enquête. Son extravagante odyssée le mène des dernières librairies d’Europe jusqu’en Biélorussie et en Russie, anciennes républiques désormais confondues en un seul territoire européen sous l’autorité d’un service secret. « Tout ce en quoi je croyais n’était qu’un jeu… Tu peux créer le monde à partir de rien… » dit Babcia, racontant l’histoire de son pays et sa violence.

Une première partie composée de treize chapitres d’une grande violence et d’un certain excès, cherche la vérité sur l’Histoire qui a mis sous séquestre tous les droits individuels. Des images de guerre et de combat, de meurtres, de sang, nous parviennent. En contrepoint, Mark et Marichka Marczyk, – le duo Balaklava Blues – qui ont composé la musique originale, jouent et chantent en live. Soudain le son d’un piano, ou d’un violon, un air traditionnel, une chanson nostalgique, traversent le bruit et la fureur et nous permettent de reprendre souffle. « En quelle année sommes-nous ? » sera la question récurrente. Une capsule temporelle est enterrée par les élèves d’un collège de Minsk, qui sera retrouvée après la destruction de ce monde. Des femmes en robes rouge et noir dansent. Une autre pousse une boule géante de livres, telle Sisyphe. Plusieurs personnages plus que troubles se croisent, se désavouent, se tuent : Kakouski, Mauchun, la parachutiste Stefka, Liubka, Lebed. D’autres figures se toisent : flic, maire, cheffe adjointe de l’idéologie etc… Il n’est pas très simple de s’y retrouver.

© Linda Nylind

D’un style et d’un contenu différent, la seconde partie fait le tour de l’Europe en sept stations et se joue au-delà des frontières : Berlin, Hambourg, Prague, Paris et Vilnius. Un homme est mort dans un hôtel de l’Europe libre. Un détective enquête. Il y est question d’une plume et d’un livre, d’un recueil de poèmes laissé par le disparu, ni nom ni titre pour ne pas être connu ni reconnu, d’une langue inventée appelée le balbuta. Le fil conducteur se trouve à travers les librairies visitées où les livres, comme le passé, brûlent et où l’histoire de la vraie Biélorussie est révélée avant d’être emportée par le Reich.

Métaphore de la dictature et de la barbarie, pièce prémonitoire portée par l’énergie et la rage des acteurs, le Belarus Free Theatre, inscrit sa démarche dans une forme de théâtre documentaire aux multiples expressions artistiques. Théâtre épique et engagé version polar, puisant dans l’actualité du pays et son criant manque de liberté, il travaille les corps, les voix, les extravagances, dans l’urgence de dire et de faire savoir. Il n’est pas toujours simple de suivre les mouvements spontanés de la scène en ses péripéties diverses qui propulsent le spectateur du naïf à l’excès, de la perte de repères à la vérité du moment, mais compte tenu des conditions de la création on ne peut que les suivre et essayer de réfléchir avec eux sur ce que signifie le concept Europe.

Brigitte Rémer, le 4 janvier 2023

Avec : Darya Andreyanava, Pavel Haradnitski, Kiryl Kalbasnikau, Mikalai Kuprych, Aliaksei Saprykin, Mitya Savelau, Maryia Sazonava, Stanislava Shablinskaya, Yuliya Shauchuk, Raman Shytsko, Oleg Sidorchik, Kate Vostrikova, Ilya Yasinski – scénographie, dramaturgie Nicolai Khalezin – co-dramaturge Maryia Bialkovich – cinéaste Roman Liubyi –  lumière, vidéo Richard Williamson – composition Sergej Newski – musique originale et live, Mark et Marichka Marczyk (Balaklava Blues) – son Ella Wahlström – chorégraphie Maryia Sazonava – vidéaste Mikalai Kuprych – illusions Neil Kelso. Le spectacle a été créé le 7 mars 2020 à Minsk, production Belarus Free Theatre, coproduction Barbican/ Londres, Théâtres de la Ville de Luxembourg.

Du 9 au 15 décembre 2022, à l’Odéon-Ateliers Berthier, 1, rue André Suarès, 75017 Paris – métro Porte de Clichy – en tournée : du 2 au 6 mars 2023, Adélaïde Festival (Australie).

© Linda Nylind

Bekannte Gefühle, Gemischte Gesichter

© Walter Mair

Sentiments connus, visages mêlés, spectacle de Christoph Marthaler, Anna Viebrock et la troupe de la Volksbühne, en allemand surtitré en français – Parc et Grande Halle de La Villette – dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

On est au cœur d’un grand espace intérieur de type entrepôt couleur béton brut duquel sourd une certaine tristesse. Plusieurs pianos sont placés de chaque côté du plateau. Un acteur pianiste joue et accompagne les actions à différents moments du spectacle. En fond de scène, une imposante porte à battants est le lieu de croisement entre les acteurs qui entrent et sortent en un mouvement quasi continu. Côté jardin deux portes d’ascenseur, superposées et une petite fenêtre de type passe-plat (décor d’Anna Viebrock – lumières Johannes Zotz).

Un vieil homme cherche une place pour poser la chaise qu’il porte, il semble hésitant et perdu. Il est vêtu d’une tunique /chemise de nuit et donne le ton de nos interrogations. Au premier regard on ne sait où l’on se trouve : dans une pension pour personnes âgées frappées d’Alzheimer, dans un musée, une salle de répétition, ou ailleurs. Un régisseur à l’ancienne, sorte d’appariteur en blouse grise (Marc Bodnar) transporte sur d’immenses chariots des acteurs mannequins qu’il dispose, comme dans une galerie ou dans un musée, et aussi de gros paquets étrangement emballés.

Du premier paquet, s’échappe une voix accompagnée d’un clavecin, duquel s’échappe peu après une femme, fausse cantatrice élégamment habillée comme pour un récital, qui disparaît par un surprenant saut périlleux, dans tous les sens du terme, à travers la minuscule fenêtre. Puis quand le paquet s’ouvre apparaît le claveciniste, tranquillement assis devant son instrument. Le second paquet ressemble à une grosse pierre. Une femme en sort, se dépliant comme un accordéon. Puis des caisses apparaissent. Dans l’une, une femme en sous-vêtements à qui l’appariteur laisse le temps de s’habiller, avant qu’elle ne s’extirpe. Dans une autre, une cantatrice, petite bonne femme au chignon impeccable. Une diva est royalement installée dans une troisième. Un homme surgit du plancher, s’électrocute avec le bouton d’ascenseur qu’il désosse. Une femme pose son coussin-cabas sur la chaise du piano et se met à jouer. L’intendant place méthodiquement les figures comme dans une salle d’exposition, personnages de son musée imaginaire qui se métamorphoseront au final. Merci, sera le dernier mot.

Cette méditation sur le temps fut conçue en 2016 par Christoph Marthaler à l’occasion du départ forcé de Frank Castorf de la Volksbühne de Berlin, qu’il a dirigée pendant près de vingt-cinq ans. C’était aussi un peu sa maison, il y avait créé nombre de spectacles. Par son mouvement régulier et incessant, Sentiments connus, visages mêlés évoque le flux et le reflux de l’eau, spectacle mélodique, construit comme une chorégraphie. Chaque acteur y a sa partition en même temps qu’il se fond dans un Ensemble, tant dans les actions et les déplacements, que vocalement. La traversée se fait en musiques, de Mozart et Boby Lapointe réunis en passant par Verdi, Haendel, Schubert et Schœnberg (musique Tora Augestad, Bendix Dethleffsen, Jürg Kienberger – son Klaus Dobbrick). C’est extravagant, burlesque, immensément loufoque et poétique. C’est d’une précision d’horlogerie et d’une nostalgie folle.

Né en 1951 à Erlenbach, Christoph Marthaler est musicien de formation et intègre un orchestre comme hautboïste. C’est par la musique qu’il entre en contact avec le monde du théâtre en composant pour des metteurs en scène. Il réalise son premier projet, Indeed, à Zurich en 1980, avec des comédiens et des musiciens, rencontre en 1989 la scénographe et costumière Anna Viebrock qui signera pratiquement tous les décors et costumes de ses spectacles. De 2000 à 2004, Marthaler codirige le Schauspielhaus de Zurich avec la dramaturge Stefanie Carp et poursuit son travail de metteur en scène de théâtre et d’opéra. Il présente le spectacle Papperlapapp en 2010 au Festival d’Avignon dans la Cour du Palais des Papes, y revient en 2012 avec Foi, Amour, Espérance d’Ödön von Horváth et Lukas Kristi – réalisé en partenariat avec l’Odéon-Théâtre de l’Europe et le Festival d’Automne à Paris – et en 2013 avec King Size.

Sentiments connus, visages mêlés est un magnifique hommage au théâtre. Acteurs et actrices, complices de longue date de Christoph Marthaler, portent avec virtuosité cet univers excentrique et plein d’humanité dans lequel, inexorablement, le temps fait son œuvre.

Brigitte Rémer, le 6 décembre 2019

Avec : Hildegard alex, Tora Augestad, Marc Bodnar, Magne Havard Brekkle, Raphael Clamer, Bendix Dethleffsen, Altea Garrido, Olivia Grigolli, Ueli Jäggi, Jürg Kienberger, Sophie Rois, Ulrich Voss, Nikola Weisse. Dramaturgie Malte Ubenauf, Stéphanie Carp – musique Tora Augestad, Bendix Dethleffsen, Jürg Kienberger – son Klaus Dobbrick – lumières Johannes Zotz – décors et costumes Anna Viebrock.

Du 21 au 24 novembre 2019 à 20h, dimanche à 16 h – Grande Halle de la Villette, 211 avenue Jean Jaurès. 75019 – métro Porte de Pantin – tél. : 01 40 03 75 75 – site : www.lavillette.com et www.festival-automne.com, tél. : 01 53 45 17 17 – En tournée : Teatros del Canal, Madrid, 17 et 18 janvier 2020 – Comédie de Valence, 12 et 13 février 2020 – Bonlieu Scène Nationale, d’Annecy, du 19 au 21 février 2020 – Teatro Municipal do Porto, 12 et 13 juin 2020 – Teatro Nacional Donna Maria II, Lisbonne, 19 et 20 juin 2020.

Mama

© Christophe Raynaud de Lage

Texte et mise en scène Ahmed El Attar – Spectacle en langue arabe, surtitré en français – Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Mama raconte, par les quatorze acteurs présents sur scène, l’histoire d’une famille de la bourgeoisie égyptienne. Un grand canapé central type copie du XVIIIème résume l’affrontement de trois générations où les petits drames ont valeur de grands scénarios. Dans une scénographie de Hussein Baydoun, l’espace est cerné de barres métalliques, symbole de piège ou bien d’enfermement.

En scène, côté cour, la grand-mère, (Mehna El Batrawy) calée dans son fauteuil et qui n’en bouge guère, rivalisant d’hostilité avec sa belle-fille, (Nanda Mohamad, présente dans les précédents spectacles d’Ahmed El Attar). Côté jardin, le grand-père (Boutros Boutros-Ghali dit Piso) calé dans le sien, son fils et ses deux enfants en mouvement de yoyo entre les deux pôles, masculin et féminin. Les tensions familiales s’expriment sur la scène entre grand-mère et belle- fille, entre hommes et femmes, entre les deux enfants, entre la famille et les serviteurs.

Du canapé où s’expriment les conflits d’une société en crise, la famille s’embourbe dans les clichés d’un monde machiste et de conflits de génération. La question posée par Ahmed El Attar sur un ton de comédie sociale touche à l’obsession misogyne qui envahit, sournoisement ou non, les rapports masculin/féminin de la société égyptienne. Il cherche à en démonter le mécanisme en montrant que les femmes, premières victimes de cette oppression masculine, en seraient aussi la source : chargées de l’éducation des enfants, elles adulent leurs fils et les aident à acquérir très tôt ce sentiment de toute-puissance, de telle manière qu’elles sont elles-mêmes signataires de la reproduction du système. Le discours d’Ahmed El Attar pourtant n’est jamais frontal il suit les méandres de la vie familiale quotidienne, comme si de rien n’était. Les séquences se succèdent de manière enlevée par des acteurs bien dirigés, petits morceaux de vie teintés d’humour et de sarcasmes, au gré de la courbe des guerres intestines et comme un Jeu des sept familles. Je demande… la grand-mère… !

Auteur, metteur en scène et opérateur culturel parfaitement francophone, Ahmed El Attar travaille au Caire et dirige le Studio Emad Eddine où il s’investit aussi dans la formation des comédiens et des acteurs culturels. A travers le Théâtre El-Falaki qu’il dirige et le Festival de théâtre indépendant, Downtown Contemporary Arts Festival D’Caf qu’il programme chaque année dans la ville, il crée, par son franc-parler, une dynamique théâtrale et des synergies auprès des jeunes artistes, et partage avec eux l’espace artistique. Dans son pays, l’Égypte, où plus de 60% de la population a moins de vingt-cinq ans et où les rapports de classe et de pouvoir se sont figés, ces bouteilles jetées à la mer, chargées de dérision, sont salutaires.

Après avoir travaillé en 2014 dans The Last Supper sur la figure du père – celui qui, dans le Monde Arabe, a le pouvoir – El Attar poursuit sa saga familiale avec la figure de la mère, première actrice d’une normalité confisquée entre les hommes et les femmes. Il pose la question de la responsabilité.

Brigitte Rémer, le 10 novembre 2018

Avec Belal Mostafa, Boutros Boutros-Ghali, Dalia Ramzi, Hadeer Moustafa, Heba Rifaat, Menha El Batrawy, Menna El Touny, Mohamed Hatem, Mona Soliman, Nanda Mohammad, Noha El Kholy, Ramsi Lehner, Seif Safwat, Teymour El Attar – Musique et vidéo Hassan Khan – Décor et costumes Hussein Baydoun – Lumière Charlie Astrom – Production Henri Jules Julien et Production Orient productions, Temple independant Theater Company

Après sa création au Festival d’Avignon 2018, la pièce a poursuivi sa route au Théâtre de Choisy-le-Roi le 9 octobre, à la MC 93 du 11 au 14 octobre, au TNB de Rennes. Site : www.festival-automne.com

Nkenguegi

© Samuel Rubio

© Samuel Rubio

Texte et mise en scène Dieudonné Niangouna – Spectacle présenté au TGP/CDN de Saint-Denis, avec la MC93 – en partenariat avec le Festival d’Automne.

On voudrait bien prendre le fleuve avec Dieudonné Niangouna comme on prend la mer et parfois sans retour. Le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault – image emblématique née d’un réel naufrage en 1816 – est affichée côté jardin comme référence aux drames d’aujourd’hui en Méditerranée. Le spectacle s’ouvre sur une marche lente et chorégraphiée de deux groupes de personnes – hommes et femmes – errant sans but, l’exode comme moyen de survie malgré le danger car « mourir pour mourir dans son pays ou sur les routes, mieux vaut tenter quelque chose. » Un homme perdu en mer, figure emblématique longue et maigre, dérive sur un radeau et s’inscrit dans le cours de l’Histoire, un homme abandonné, exilé et sans identité, sorte de Christ recrucifié.

Le voyage est ponctué de séquences festives qui reviennent et s’intercalent aux séquences d’agonie et de mort, comme des brise-lames : dans un loft une bande de jeunes de différentes origines boit, danse, parle et visionne des images de naufrage. Dieudonné Niangouna y tient son propre rôle, celui du metteur en scène. Il surgit de la salle pour diriger les acteurs. Il est donc question aussi de théâtre dans le théâtre et l’on se trouve face à une troupe de comédiens interprétant une pièce intitulée Le Radeau de la Méduse.

Auteur, metteur en scène et comédien, Dieudonné Niangouna présente Nkenguegi comme la dernière partie d’une trilogie – les deux premières étant Le Socle des vertiges et Shéda –. Il travaille entre Brazzaville sa ville natale, la France et l’Europe et il est artiste associé au Künstlerhaus Mousonturm de Francfort. Pour appuyer sa proposition, des images vidéo donnent le contexte, sur écran, de géographies diverses et de drames dont l’actualité malheureusement démontre notre impuissance. Pourtant son message a du mal à nous parvenir car cette épopée contemporaine aride et longue (trois heures trente) avec ses digressions comme ligne de front et son tumulte poétique peine à donner de la clarté au propos théâtral.

Dix comédiens et trois musiciens servent cette métaphore de la survie, baroque et personnelle, ponctuée de sons venus d’Afrique qui veut témoigner du mouvement du monde. Chaque jour déjà ce tumulte du monde nous laisse en suspens face à la réalité abrupte du quotidien qui barre la route à tout lendemain. Chaos dedans, chaos dehors, on en sort vraiment KO.

Brigitte Rémer, le 27 novembre 2016

Avec Laetitia Ajanohun, Marie-Charlotte Biais, Clara Chabalier, Pierre-Jean Etienne, Kader Lassina Touré, Harvey Massamba, Daddy Kamono Moanda, Mathieu Montanier, Criss Niangouna et Dieudonné Niangouna – Création musicale et musiciens Chikadora, Pierre Lambla, Armel Malonga – scénographie Dieudonné Niangouna – collaboratrice artistique Laetitia Ajanohun – régie générale Nicolas Barrot – vidéastes Wolfgang Korwin et Jérémie Scheidler – lumière Thomas Costerg – son Félix Perdreau – régie plateau Papythio Matoudidi – costumes Vélica Panduru – création masques Ulrich N’toyo.

Du 9 au 26 novembre 2016, au Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, 59 boulevard Jules Guesde, Saint-Denis – Métro : Saint-Denis Basilique. En tournée : 1er et 2 décembre, au Mousonturm de Francfort – 26 au 28 avril 2017 au Grand T de Nantes. Les pièces de Dieudonné Niangouna sont éditées aux Éditions Les Solitaires Intempestifs.

 

 

 

 

Rêve et Folie

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Texte Georg Trakl, traduction de l’allemand Marc Petit et Jean-Claude Schneider, mise en scène Claude Régy, avec Yann Boudaud, au Théâtre Nanterre-Amandiers – Avec le Festival d’Automne à Paris.

Claude Régy est le spécialiste de l’épure, de la densité obscure, de la pensée exigeante, des chemins singuliers. Il croise aujourd’hui la route de Georg Trakl, poète austro-hongrois, expressionniste, mort d’une overdose à vingt-sept ans, en 1914, soleil noir de la poésie allemande, poète maudit. L’auteur de Métamorphose du mal, des Corbeaux, de Crépuscule et Déclin a vécu dans un univers de drogues et de transgression qui l’a mené aux portes de l’autodestruction et de la folie, sa sœur, mythique et incestueuse comme port d’attache.

Sur scène, dans une nuit profonde, l’acteur – Yann Boudaud – évoque par touches d’outre-noir à la Soulages et par bribes d’un phrasé légèrement heurté le mal, le viol, le sacrifice, la violence intérieure, la folie. Sa présence fantomatique et torturée glisse dans l’ombre et se fond dans une instabilité dense, l’ébauche d’un geste au ralenti, un déséquilibre en mouvement comme si la terre à chaque pas s’ouvrait devant lui pour l’avaler et comme s’il s’effrayait lui-même de ses propres pensées. L’innocence est détournée, perdue, le monde aux contours d’apocalypse n’est que souffrance et cauchemar. On reçoit la violence d’un tableau à la Francis Bacon, on est dans la tragédie, l’esquisse, l’énigme.

Claude Régy et Yann Boudaud ont travaillé ensemble de 1997 à 2001, puis se sont retrouvés en 2012 autour du texte de Tarjei Vesaas, La Barque le soir, proposition crépusculaire déjà, pleine de silence et de profondeur. Le metteur en scène avait auparavant monté Brume de Dieu, à partir des Oiseaux, de Vesaas et fait découvrir de nombreux auteurs – Gregory Motton, David Harrower, Jon Fosse, Sarah Kane, Arne Lygre, Walace Stevens etc – auprès desquels il a fait un bout de route. Il est devenu le spécialiste et virtuose du Norvégien Jon Fosse duquel il a présenté à Nanterre-Amandiers au début des années 2000, Quelqu’un va venir et Melancholia et, plus tard, à la Colline Variations sur la mort. Il a mis en scène en 2002 le dernier texte de Sarah Kane, 4.48 Psychose, au Théâtre des Bouffes du Nord, avec Isabelle Huppert.

Dans le parcours théâtral de maître Régy, puissant pédagogue au regard aigu, l’intime et l’absolu se côtoient, l’indicible est en clair obscur et l’absolu au rendez-vous. Le monde rimbaldien de Trakl lui permet, une fois encore, de travailler avec acuité sur l’interdit, de prendre place sur le seuil de la porte et de nous remplir de silence et de brumes, comme au petit matin.

Brigitte Rémer, 20 octobre 2016

Assistant, Alexandre Barry – scénographie, Sallahdyn Khatir – lumière Alexandre Barry – assistant lumière Pierre Grasset – son Philippe Cachia – administration de production Bertrand Krill – création Les Ateliers Contemporains – Le texte est publié dans le recueil Crépuscule et Déclin, suivi de Sébastien en rêve (nrf poésie Gallimard, 1990).

15 septembre au 21 octobre 2016, Théâtre Nanterre-Amandiers – Tél. : 01 46 14 70 00 – Site : www. nanterre-amandiers.com et www.festival-automne.com – Tél. : 01 53 45 17 17.