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D-CAF / Arab Arts Focus, un Festival de haute volée, au Caire – (3) – “The Long Shadow of Alois Brunner”

Le Festival D-CAF, Downtown Contemporary Arts Festival, a été fondé en 2012 par un passionné de théâtre, Ahmed El Attar, qui depuis des années encourage le développement du spectacle vivant indépendant dans son pays, l’Égypte, sous toutes ses formes. Il signe, en 2025, sa 13ème édition. Nous présentons ci-dessous le spectacle The Long Shadow of Alois Brunner, texte, Mudar Alhaggi – mise en scène Omar Elerian – avec Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi, Collectif Ma’louba (France/Allemagne/Syrie) – au Centre culturel Jésuite, Le Caire (Égypte), dans le cadre du Festival D-Caf. Texte en langue arabe surtitrée en anglais.

La pièce est portée par le Collectif Ma’louba fondé en 2016, qui rassemble des artistes syriens formés à l’Institut Supérieur des Arts Dramatiques de Damas, vivant à Berlin et Paris. Ma’louba signifie À l’envers – La pièce remonte l’Histoire, à la recherche du criminel nazi Alois Brunner et met le projecteur sur la Syrie où le tortionnaire a fini ses jours. Créé il y a deux ans, le spectacle tourne dans le monde.

© Mostafa Abdelaty

Né dans l’Empire Austro-Hongrois en 1912 dans une famille de petits paysans catholiques et antisémites, cet officier SS et membre du parti nazi, responsable du Bureau principal de la sécurité du Reich, fut l’assistant des basses besognes d’Hitler, protagoniste de la déportation et de l’extermination de nombreux juifs. Condamné par contumace après la guerre à la prison à perpétuité pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, il serait mort à l’âge de quatre-vingt-dix-huit-ans à Damas, en 2010, dans l’indifférence générale et en rupture avec tous. Il aura réussi à passer à travers les mailles du filet de la justice et n’aura jamais été rattrapé, malgré la traque menée par Beate et Serge Klarsfeld. Rewind !

À plusieurs reprises Alois Brunner, sous divers pseudonymes, s’échappe, de Tchéquie, d’Autriche, d’Allemagne où il était retourné malgré son inscription sur la liste no 1 des criminels de guerre établie par le Tribunal militaire international de Nuremberg, s’enfuit en Égypte en 1953 et rejoint la Syrie en 1954 pour s’y installer. Après le coup d’État qui porte le parti Baas au pouvoir en 1966, il y joue un rôle-clé et devient un proche collaborateur du dictateur Hafez El-Assad, appliquant les méthodes nazies dans les geôles de Syrie. Il signe l’élaboration des services de renseignements secrets et la mise en place d’un appareil répressif d’une rare efficacité dans le raffinement des techniques de torture. Il est formellement identifié en 1985 par le journal allemand Bunte qui réussit à le photographier, permettant cette confirmation, même si les services secrets israéliens l’avaient localisé dès 1980, lui envoyant un colis piégé. Deux agents de la poste de Damas avaient alors été tués, lui s’en était sorti avec la perte d’un œil et de deux doigts.

© Mostafa Abdelaty

L’auteur de la pièce, Mudar Alhaggi, a mené des investigations avec obsession et collaboré avec les acteurs et le metteur en scène. La pièce relate ses expériences et reconstruit le puzzle de ses recherches et découvertes, de ses interrogations et convictions. Deux acteurs – Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi, tous deux d’origine syrienne – font vivre ce trouble où se superposent la vérité et le mensonge, le présent et le passé, l’exil, la justice, l’espoir, la liberté, mêlés à l’incertitude de l’acte de création. Ils arrivent aux répétitions et ne trouvent que des fragments de textes – documents historiques autant qu’anecdotes personnelles. Derrière les questions sensibles et complexes liées au collectif et ici particulièrement à la justice, le script promis, tarde.

Wael Kadour ouvre la pièce en parlant de son exil et de l’asile politique obtenu en France avec sa famille il y a dix ans, de sa rencontre avec Mohammad Al-Rashi – dont le père, Mohamad Abdul Rahman Al Rashi était un acteur-star – de leur rencontre avec Mudar Alhaggi. Dramaturge, auteur et animateur culturel syrien installé à Berlin, Alhaggi s’était isolé pour écrire mais se trouvait en panne d’inspiration, reconnaissant que son propre récit en constituait la source. Il avait eu un fils, puis avait disparu. L’acteur-narrateur saisit son ordinateur et son mobile, s’installe au bureau. Une lettre lui est dictée, des raccords sont trouvés. La nature du projet se décale, acteurs et metteur en scène décident de poursuivre. Musique. Lumière.

© Mostafa Abdelaty

D’un tyran l’autre, la pièce nous conduit entre l’Allemagne et la Syrie. Mohammad Al-Rashi portant l’uniforme de l’officier, se métamorphose en nazi avec ses coups de gueule et humeurs escarpées, se plaignant de douleurs, exigeant une infirmière ou qu’on lui lise le journal. Il neige sur Damas, le narrateur porte un grand manteau. Le Festival de cinéma se termine, le Shams Hôtel Ciné est fermé. Brunner/ Mohammad Al-Rashi marche avec une béquille, lui aussi est recouvert d’un grand manteau. Personnage purement beckettien, il égrène une liste de films. « Je suis Allemand » clame-t-il, « on a beaucoup de films allemands » et il donne ordre : « Cherche les films ! » Se mêle au contexte politique la notion de représentation et de spectacle d’un récit historique à la trame incertaine. Le récit est donné salle éteinte. Quand la lumière revient les deux personnages sont assis dos à dos. Le vieux Brunner enregistre, le jeune écrit, entre ordinateur et mobile. Ensemble ils élaborent un nouveau scénario. Une imprimante crache les quelques quatre cents pages écrites par Brunner sur sa vie à Damas – L’homme parlait arabe – ils commencent à en faire lecture puis trient, froissent et déchirent l’ensemble des feuilles. Les deux acteurs penchés sur ce travail de mémoire ont parfois des points de vue divergents et hésitent entre séquences historiques et rédaction de leur scénario. Ils testent et mettent en place un interrogatoire, Wael Kadour, lunettes fumées, fait une déposition pour dénoncer Brunner sous ses divers pseudonymes. L’ambiance qui s’en dégage fait penser au contexte des pièces de  Sadallah Wannous, grand auteur syrien, où la suspicion et l’ambiguïté sont toujours présentes.

© Mostafa Abdelaty

L’effet kaléidoscope du spectacle relate l’opacité de l’Histoire, la perte de réalité d’avec son propre pays, la panne d’inspiration, le processus de création qui vole en miettes et s’interrompt. Du côté de l’Histoire, se projettent des images de manifestations sur la mort et les funérailles de seize jeunes hommes tués pendant la guerre de Syrie, ceux qu’on a arrêtés puis torturés entre 2006 et 2011. L’un raconte : « J’ai été arrêté. Deux hommes en civil ont frappé à la porte… » Un tortionnaire est nommé, le Syrien Anwar Raslan, qui a travaillé pendant dix-huit ans pour les services secrets syriens et fut arrêté en Allemagne en 2019, tandis qu’un autre tortionnaire l’était en France.  Jugé au début de l’année 2022, pour cinquante-huit chefs d’accusation – crimes contre l’humanité, actes de torture sur plus de quatre mille détenus dont un certain nombre sont morts, et sévices sexuels. Il fut reconnu coupable de crime contre l’humanité et condamné à la prison à perpétuité, en Allemagne.

© Mostafa Abdelaty

À la fin du spectacle le mobile sonne, c’est un appel de Mudar Alhaggi qui se met à parler de tout et de rien, de tout sauf du spectacle, laissant les acteurs dans le vide. « As-tu une vision pour la fin ? » se demandent-ils l’un à l’autre. Omar Elerian, metteur en scène, auteur et dramaturge Italo-Palestinien, connaît bien l’univers de l’auteur dont il a récemment présenté la pièce The Return of Danton au Kammerspiele de Munich. Il travaille le fragment avec beaucoup de finesse, interroge l’exil, la responsabilité, la mémoire individuelle et collective, dans l’Histoire. Avec The Long Shadow of Alois Brunner Omar Elerian, mène le public à la crête de la réflexion sur l’Allemagne, la Syrie et sa guerre civile, le pouvoir, dans une ligne brisée et les entrelacements d’un discours fragmenté. Les acteurs, Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi, magnifiques tous deux, jouent le trouble de la ligne dramaturgique floutée, entrant et sortant avec fluidité dans les différents rouages du kaléidoscope. De la narration à l’interprétation ils témoignent des déchirements et de la culpabilité, des paroxysmes et accalmies, et derrière l’Histoire, de la complexité de la création.

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2025

© Mostafa Abdelaty

Spectacle présenté les 25 et 26 octobre 2025 dans le cadre du Festival D-Caf, au Centre Culturel Jésuite, Le Caire (Égypte), par le Collectif Ma’louba (France/Allemagne/Syrie). Texte, Mudar Alhaggi – mise en scène, Omar Elerian – acteurs, Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi – scénographie Jonas Vogt – son et musique Vincent Commaret – conseiller pour la recherche en dramaturgie Éric Altorfer – traduction en anglais Hassan Abdulrazzak – producteur international Eckhard Thiemann.

D-CAF / Arab Arts Focus, un Festival de haute volée, au Caire – (2)

Le Festival D-CAF, Downtown Contemporary Arts Festival, a été fondé en 2012 par un passionné de théâtre, Ahmed El Attar, qui depuis des années encourage le développement du spectacle vivant indépendant dans son pays, l’Égypte, sous toutes ses formes. Il signe en 2025 sa 13ème édition, qui a commencé début octobre, au Caire et à Alexandrie. Nous présentons ci-dessous quelques-uns des spectacles vus, quelques-uns des moments.

Sada/Écho (Égypte)direction, jeu et écriture Ossama Helmy-Ozoz, à l’Institut Français d’Égypte/Mounira (1). C’est un collectionneur d’instants qui nous prend par la main et nous mène dans son univers des sons, sa passion. Ancien chanteur, il a étudié l’anthropologie, est devenu conteur et acteur. Il raconte, par les vinyles qu’il a soigneusement conservés au fil du temps et qu’il manipule lui-même sur scène pour les faire entendre, des pans de la richesse musicale égyptienne. Il a d’ailleurs constitué un fond, les archives Audioz, qui rassemble une collection hors pair de musiques – dont des enregistrements amateurs réalisés sur des appareils analogiques et des documents d’archives qu’il rend accessible aux artistes et aux chercheurs.

Sada (Écho)© Mostafa Abdelaty

Dans l’environnement sombre de la scène, laissant libre cours à la rêverie, Ossama Helmy-Ozoz s’affaire parmi des machines qu’on croirait mises au rebut et sur lesquelles il branche et débranche ses fiches comme il déplacerait les pions d’un jeu d’échec. Il parle avec sa mère, Safiyya, dont le nom signifie pure, signe de beauté intérieure. Il met un premier vinyle, Ahlan Safeyya du chanteur Mohamed Haman, suivi de Enta El Hob, toi mon amour, grand classique d’Oum Khaltoum, il chante avec. Il fait aussi entendre Ahmed Ossama, Fadi Iskandar, Fathiya Ahmad avec Ya Tara « Où est la lumière de mes yeux ? Où est-elle partie ? » et encore bien d’autres. Certains disques craquent, d’autres sont rayés, les lumières douces virent du violet au rose. Au-delà de la technique et des sons électroniques qu’il évoque, Ossama Helmy-Ozoz parle de colonialisme et de sionisme, puis des grandes figures qui tissent la vie politique et sociale d’Égypte comme Yasser Arafat né au Caire ou la mort de Gamal Abdel Nasser, le 29 septembre 1970, qu’il lie aux musiques. Et, dans la présence-absence de son oreillette, l’ingénieur du son fait entendre une vieille cassette audio, Az-Zumar récit coranique par Sheikh Mohammed Omran où l’on entend les bruits de la ville autour de la mosquée ; ou encore Lamma enta Nawy du célèbre Mohamed Abdelwahad répétant « Je continue à penser à toi et j’écoute ce qui te rappelle, Toi tu ne m’as pas oublié… » Ça grince sur le 78 tours. Et il met en vis-à-vis des photos en numérique et argentique pour comparer les sons, numérique ou analogique, déplie la chronologie musicale des années 70, et parle de mémoire et de conscience.

The Light Within © Mostafa Abdelaty

The Light Within (Égypte/Palestine) – chorégraphie de Shaymaa Shoukry, au Théâtre El-Falaki (2). La chorégraphe avait présenté des étapes de son travail, Fighting au 104, à Paris, où elle était en résidence en 2019, en partenariat avec l’Institut du monde arabe, ainsi que deux autres chorégraphies à l’IMA, Portray et Walking en partenariat avec Chaillot-Théâtre national de la Danse, le Centquatre-Paris, Le Tarmac/scène internationale francophone, le Centre national de la danse, l’Atelier de Paris et le Musée national de l’histoire de l’immigration. Deux ans plus tard elle avait à nouveau présenté Fighting, à la Briqueterie de Vitry-sur-Seine, dans le cadre d’un Focus sur la création artistique programmé par le théâtre Jean-Vilar de Vitry en co-réalisation avec l’Association Arab Arts Focus de Paris et Orient Productions au Caire, écho à la révolution citoyenne traversée dix ans plus tôt et à son impact – nous avions rendu compte du spectacle liant les arts martiaux, la danse et le mouvement dans notre article du 26 novembre 2021 (cf. archives Ubiquité-Cultures).

Shaymaa Shoukry est une artiste pluridisciplinaire au parcours ancré dans les arts visuels, et qui, mêle dans ses chorégraphies danse, performance, son, arts martiaux et création d’art vidéo. Dans The Light Within, trois danseuses en pantalons orange, bordeaux et brun jouent d’ombre et de lumière, leurs lampes de poche émettent des sémaphores et dessinent des calligraphies dans l’espace. Elles débutent avec lenteur et harmonie, comme un chœur, dans des mouvements lancinants et répétitifs jusqu’à l’obsession. Puis leurs gestes lents s’accélèrent accompagnés de jeux de lumière. Quand le plateau s’éclaire elles sont comme des vestales, imperturbables et concentrées dans une gestuelle au scalpel. Le travail des bras se complexifie, épaules, bras tendus vers la lumière, puis les mains se rejoignent et elles engagent les pas et les figures d’une danse traditionnelle. Les recherches de Shaymaa Shoukry s’orientent vers les origines de la danse et les racines du mouvement, sur le déplacement des ondes et la guérison énergétique et émotionnelle.

KMs of Resistance (Maroc) – direction Mehdi Dahkan pour deux performers, à The Warehouse (3). C’est un chorégraphe et interprète marocain qui travaille entre son pays et la France Il s’est passionné pour le hip-hop et les pratiques urbaines et a rejoint un groupe de breakdance 99flow à l’âge de douze ans. Il s’est ensuite formé à différents styles dont à la danse contemporaine, a fondé la Compagnie Jil Z en 2019, une plateforme pour la recherche et la création chorégraphiques et travaille sur l’espace urbain à partir des préoccupations sociales de la jeunesse au Maroc, en Afrique et dans le Monde Arabe. Ses performances obligent à la réflexion. KMs of Resistance est le troisième volet d’une série dont les deux premiers s’intitulent Subject To et Only 14. Deux immenses cercles jaunes tracés au sol se chevauchent. Un homme est au sol, animal, dans l’un d’eux comme sur son territoire.  Son visage est caché, il va puiser au plus profond de sa respiration qui donne le rythme. Il souffle et s’essouffle, jusqu’à la suffocation. Soufre, soufflance et souffrance, le propulsent dans une sorte d’idéalisation de l’espace où le monde tourne sur lui-même. Un second performer entre en piste, animal, de même et porteur d’un monde sombre.

KMs of Resistance © Mostafa Abdelaty

Le premier s’enroule autour de lui, ils s’unissent par le souffle et jusqu’aux limites, jusqu’au sifflement comme le râle des poumons d’un mineur. Face à face les têtes se mêlent. Puis les gestes se dessinent en miroir. Les performers rampent sur le ciment et changent de cercle, puisant dans leurs réserves d’oxygène comme des poissons, jusqu’à l’accélération, la transe. Quand ils se relèvent et qu’ils se tiennent l’un, petit, devant l’autre, plus grand et qu’ils s’appliquent à la même gestuelle, on dirait deux organes d’un même corps qu’ils font marcher mécaniquement jusqu’au bout de leur souffle. Parfois la voix filtre, gutturale, comme un cri – celui du peintre Edvard Munch – comme un désespoir ou un appel. Un temps de repos, posant la tête sur les genoux bienveillants du public, essayant de leur communiquer ce souffle qui rythme la vie. Puis l’un ébauche quelques figures de rap, se gonfle et se dégonfle comme un ballon d’hélium. Ni musique ni lumière que celle du jour qui filtre par les ouvertures. Ils sont en apnée, le public aussi.

The Body Symphonic © Mostafa Abdelaty

The Body Symphonic (Liban) – direction Charlie Khalil Prince au Théâtre El-Falaki (4), propose un concert-performance, un face à face entre un danseur, chorégraphe et musicien libanais, Charlie Khalil Prince et un percussionniste allemand, Joss Turnbull. C’est une expérimentation autour du son et du corps comme lieu de résistance. Des machines posées au sol. Une voix chantée surgit quand le performer branche une prise. Il est mobile et se balade avec un micro dans les mains, au bout d’un fil. Il se place au centre de la scène et fait tourner le micro comme on tourne un lasso, accrochant au passage les bruits. Il accélère jusqu’au vacarme et décélère. Il gère le son au pied à partir d’une pédale et compose son univers musical. Quand il cesse, le son enregistré revient en écho. Il écoute, marque l’arrêt, et repart.

Le performer met son corps en mouvement, au sol, tourne sur lui-même sur fond d’un chant, comme une prière. Il maitrise ses gestes et son souffle à la manière d’un alpiniste. Un violon est couché au sol, il joue de l’archet et superpose les sons enregistrés aux sons du violon. Des figures corporelles accompagnent cet univers sonore qu’il construit et déstructure au gré d’une gestuelle très maitrisée. Des instruments dialoguent et dessinent des récurrences. La symphonie se développe en majesté. Apparaît un second musicien qui souligne la mélodie de ses percussions fines et délicates, amplifiées, le performer danse puis se saisit de l’archet comme d’une épée, des cris fusent. Un faisceau de lumière l’éclaire. Percussions et vocal accompagnent ses pas, il avance, recule, décompose les mouvements. Le volume sonore monte. Le performer se saisit d’une guitare et joue, ses sonorités ressemblent à celles du oud. Un tout petit haut-parleur bat la mesure et deux instruments se répondent. Le dialogue entre la musique live et les enregistrements se superposent. Le danseur finit sur un solo emporté dans un tourbillon de folie. La lumière baisse, il danse dans la nuit avant que tout s’arrête.

Pitch Session © Brigitte Rémer

Au-delà des quelques spectacles présentés ci-dessus, une multiplicité de propositions sont mises en place par D-Caf. Ainsi Electro Flamenco du groupe électro-acoustique Artomático (Espagne) ; Rooftop rituals performance sur les toits conçue par Ilja Geelen (Pays-Bas/Égypte) ; L’Addition, version anglaise d’une performance présentée au Festival d’Avignon 2023 par Tim Etchells et le duo de performeurs Bert et Nasi (Royaume-Uni/France) ; Invisible, un jeu collectif où l’absurde côtoie le fantaisiste (Suisse) ; Story of… de l’auteure et metteure en scène Laïla Soliman (Égypte) parlant de maternité et de la perte d’un enfant, ou encore Gaza O my Joy, un spectacle réalisé à partir des textes poétiques de Hend Jouda, mis en scène par Henri-Jules Julien (France/Maroc/Palestine) ; Stop calling Beirut du collectif Zoukak Theatre Company (Liban) ; les chorégraphies Hollow Embraces de Ramz Siam et Nowwar Salem (France/Palestine) ; et Just one title d’Islam Elarabi (Tchéquie/ Égypte/Allemagne). Par ailleurs dix-huit performances et cinq installations sont programmées dans le cadre d’Arts Focus & In Beetween, plateforme de création à travers le Monde Arabe, en partenariat avec le British Council.

Pitch Session © Brigitte Rémer

D-Caf ce sont aussi les sessions de pitch présentées chaque matin dans le magnifique Palais du XVIIIème siècle de Bayt El Sennari, un temps maison de campagne où Bonaparte et quelques-unes de ses troupes se sont posées, lors de la campagne d’Égypte. Située dans un quartier populaire, à deux pas de la mosquée Sayyeda Zeinab, elle est aujourd’hui Maison des Sciences, de la Culture et des Arts. De style ottoman, les façades portent encore leurs grandes baies à moucharabiehs, et ouvrent sur une cour à ciel ouvert, et dans sa cour arrière une scène est dressée pour le Festival. C’est là que les jeunes artistes présentent leurs projets, les programmateurs invités les rencontrent et peuvent dialoguer avec eux et imaginer des collaborations. Ces artistes travaillent souvent depuis deux ou trois ans sur leurs projets et cherchent des soutiens pour les faire aboutir. Le réseautage leur est très important pour trouver des financements. Une vraie dynamique existe autour de ces présentations. Pour n’en citer que quelques-unes : Bashar Markus pour la Palestine a présenté son projet Al Sirah al Hilaliyyah, poème oral épique bédouin datant du Xe siècle, épopée faisant le récit de la migration de la tribu Bani Hilal de la péninsule arabique à l’Afrique du Nord, au départ chantée dans tout le Moyen-Orient mais aujourd’hui uniquement présente en Égypte ; Pleine lune, une chorégraphie d’Islam El Arabi qui mêle danse et musique, danses urbaines et chaâbi, pour exprimer ses peurs, ses doutes, ses oppositions, sa rébellion ;  Salma my love, présenté par Ahmed El Attar, référence au film Hiroshima mon amour du réalisateur Alain Resnais dont la première aura lieu au Festival d’Avignon, et qui met en jeu comme souvent chez le metteur en scène les relations familiales. La violence est là, rentrée avant qu’elle ne s’exprime d’une manière décuplée ; The Book of Dead d’Ezzat Iamaïl et Sherin Hegazy, qui part de la barque solaire égyptienne dans son voyage vers l’au-delà et utilise différents matériaux, et qui peut se danser dans différents espaces, dont des musées ; Deadlif,  projet de Marina Barham, de Bethléem, pour les enfants et les jeunes, création visuelle en partenariat avec Bashar Markus ; The Golden Museum of Crisis, les étapes d’un travail en partenariat avec Berlin et Rennes, par un chorégraphe marocain, Youness Atbane travaillant entre plusieurs pays. L’équipe de Lieux Publics a présenté un projet franco-égyptien de théâtre urbain avec toute la complexité de sa réalisation en Égypte, dans l’espace public.

Dans la rue © Mostafa Abdelaty

La liste des projets chaque jour présentée est longue. Ces sessions de Pitch sont aussi l’âme de D-Caf, car elles permettent des rencontres professionnelles chaleureuses et l’échange des savoir-faire, d’un point de la planète à l’autre.

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2025

 

Voir aussi notre article n° 3 sur The Long Shadow of Alois Brunner (France/Allemagne/Syrie), vu au Centre culture Jésuite, le 25 octobre 2025 – par le Collectif Ma’louba – Texte, Mudar Alhaggi – Mise en scène, Omar Elerian – Acteurs : Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi – Scénographie Jonas Vogt – Son et Musique Vincent Commaret – Conseiller pour la recherche en dramaturgie Éric Altorfer – traduction en anglais Hassan Abdulrazzak, producteur international Eckhard Thiemann.

1.Sada/Écho, (Égypte), vu le 24 octobre 2025 à l’Institut Français d’Égypte/Mounira – direction, performance et écriture Ossama Helmy-Ozoz – scénographie Hatem Hassan – Lumières Mohamed Gaber-Bora – 2. The light within (Égypte/Palestine), vu le 24 octobre 2025 au Théâtre El-Falaki – chorégraphie de Shaymaa Shoukry, avec les danseuses : Besan Ja’ara, Hanin Tarek, Nidal HabuDan – Musique Ahmad Saleh, violon Shaymaa Shoukry, guitare basse Mahmoud Waly, vocal Marianne Ayousse – assistant à la chorégraphie Nowwar Salem – 3. KMs of Resistance (Maroc), vu le 25 octobre à The Warehousedirection Mehdi Dahkan – Performance Mehdi Dahkan, Mohamed Bouriri – création lumière Arthur Schindel – support dramaturgique Alice Ripoll – 4. The Body Symphonic (Liban), vu le 25 octobre au Théâtre El-Falaki – direction Charlie Khalil Prince – Performance et musique Charlie Khalil Prince et Joss Turnbull, avec des morceaux et enregistrements à partir des voix de Mouneer Saeed, Mustafa Saïd’s Into the Silent Zone et des extraits de Sextant par Stellar Banger – création lumière Joe Levasseur – dramaturgie Erin Hill.

D-CAF / Arab Arts Focus, un Festival de haute volée, au Caire – (1)

Le Festival D-CAF, Downtown Contemporary Arts Festival, a été fondé en 2012 par un passionné de théâtre, Ahmed El Attar, qui depuis des années encourage le développement du spectacle vivant indépendant dans son pays, l’Égypte, sous toutes ses formes. Il signe en 2025 sa 13ème édition qui a commencé début octobre, au Caire et à Alexandrie. Nous présentons dans ce premier article son parcours et ses créations, ainsi que le Festival ; un second article mettra en lumière plusieurs des spectacles programmés ; dans un troisième article nous nous arrêterons sur une pièce du Collectif Ma’louba (France/Allemagne/Syrie), The Long Shadow of Alois Brunner, dans un texte de Mudar Alhaggi interprété par Mohammad Al-Rashi et Wael Kadour, mis en scène par Omar Elerian.

Beit El-Sinnari – Ahmed El Attar © Mostafa Abdelaty

Auteur, acteur, metteur en scène et porteur de projets culturels et artistiques entre l’Égypte et de nombreux pays du monde tant au Moyen-Orient qu’en Europe, Ahmed El Attar écrit ses spectacles et les présente tout en montrant aux programmateurs du monde la jeune création théâtrale égyptienne et celle issue des pays du Moyen-Orient, à travers le Festival D-Caf. Une belle occasion pour le partage des savoir-faire. Dès 1993 il avait fondé au Caire la compagnie théâtrale indépendante The Temple, et présenté au fil des ans de nombreux spectacles. Pour n’en citer que quelques-uns ; en 1998 The Committee, première pièc dont il signe le texte ; en 2004 Mother I want to Be a Millionnaire ; en 2006, About Othello or who’s Afraid of William Shakespeare ; en 2007, Fuck Darwin or How I Learned to Love Socialism, une histoire où la famille s’insulte et se déchire sur fond d’un discours du Président Gamal Abdel Nasser sur la nationalisation du canal de Suez. Coréalisée avec le Théâtre national du Monténégro, la pièce avait permis à l’acteur Sayed Ragab, de recevoir le Prix d’Interprétation masculine au Festival de Théâtre Expérimental du Caire. En Égypte il faut, comme le dit Ahmed El Attar, « une bonne dose d’autodérision dans l’expression du désir de changement, et surtout, ne pas être pressé. » Dans ses pièces, il tend un miroir à la société et à la famille.

En 2005, Ahmed El Attar crée les Studios Emad Eddin, sorte de couveuse pour jeunes artistes de la scène et propose des studios de répétitions, des plateformes de formation et d’accompagnement dans la conception et le montage de projets artistiques et dans la diffusion des spectacles. En 2007 il fonde sa propre société de production, Orient Productions. Avec son équipe il est comme le sémaphore de la vie théâtrale égyptienne et remplit le rôle d’observatoire culturel.

Beit El-Sinnari – Ahmed El Attar @ Brigitte Rémer

Parfaitement francophone, participant de la Formation Internationale Culture créée pour les opérateurs culturels étrangers par Jack Lang en 1991 et diplômé en Décision, Conception et Gestion de projets culturels de l’Université Sorbonne Nouvelle, Ahmed El Attar présente régulièrement ses spectacles en France. On a pu voir en 2015 au Festival d’Avignon The Last Supper en version originale surtitrée, sur le thème du père, figure-totem de la société égyptienne et métaphore du rapport au pouvoir ; et en 2018, Mama où il dessine la place centrale de la mère qui détient dit-il, la faculté de faire changer les choses mais se place inlassablement dans le mécanisme de la reproduction en termes d’éducation. Dans cette sorte de huis-clos, il montre l’immobilité d’une société où la violence est cachée. Ahmed El Attar a également participé au Festival d’Avignon 2025 dédié à la langue arabe en présentant en coréalisation et sous le regard de la chorégraphe Mathilde Monnier, Transmission impossible, une performance réalisée avec trente-deux jeunes artistes de différents pays. Il avait aussi présenté au Tarmac en 2017 son texte, Avant la révolution, spectacle repris quelques années plus tard à la MC93 Bobigny, où deux acteurs face-public dans l’immobilité parfaite d’une mise en scène minimaliste et glacée, parlent de la tension du quotidien et du sentiment d’oppression de la société égyptienne, dans la vingtaine d’années précédant la révolte de 2011. Cette année-là fut pour lui pivot, croyances et valeurs se sont effondrées. « En Égypte on vit dans un film à part, tous les dangers du monde y sont concentrés » constatait-t-il.

On the importance of being an Arab ©Mostafa Abdelaty

En 2015 Ahmed El Attar se met en scène et présente On the importance of being an Arab qu’il tourne depuis et qu’il a repris cette année pour D-Caf. Lors de sa création, il disait : « Je ne suis pas chroniqueur, mais j’aimerais que les gens amorcent une réflexion sur l’Autre, sur l’Arabe que je suis, sur les préjugés… Le spectacle est une synthèse à la fois visuelle, sonore et dramaturgique, de la vie d’un Égyptien dans l’Égypte d’aujourd’hui, et cet Égyptien, c’est moi » À chaque reprise il en réinvente les contours et séquences et adapte le spectacle au contexte du moment, comme un Work in Progress. Des conversations échangées avec son père, des membres de sa famille ou des amies – l’intimité comme point de départ, le spectacle glisse aujourd’hui sur un ton plus incisif dans les méandres du politique pour parler notamment du génocide des Palestiniens. « Aussi insondable que cela puisse paraître, les arts et la culture sont notre façon d’exprimer notre solidarité, de faire notre deuil, de survivre et de résister » écrit-il dans son mot d’introduction au Festival. « En tant que travailleurs culturels arabes, abandonner n’est pas une option, échouer n’est pas une option, laisser l’horreur effacer la lumière de nos vies n’est pas une option. La seule option qui nous reste est de résister. Il est de notre devoir collectif de nous tenir aux côtés de nos frères et sœurs de Palestine en toute solidarité et de faire entendre notre voix en leur nom. »

Beit El-Sinnari © Mostafa Abdelaty

Au fil des ans et avec la création du Festival D-Caf, Ahmed El Attar a remis mille fois sur le métier l’ouvrage. L’édition 2025 qui vient de s’achever est une édition puissante tant dans son ambition artistique que dans son aspect fédérateur, dans tous les sens du terme – entre les artistes, les troupes, les responsables d’institutions théâtrales et les porteurs de projets, entre les formes théâtrales et la pluridisciplinarité vues de différents points du monde.

Pendant trois semaines, les artistes venus de toutes les géographies et univers artistiques ont butiné dans le cœur de ville, au Caire et montré leurs travaux. La programmation a proposé des spectacles de théâtre et de danse, des performances et formes visuelles de tous formats et langages scéniques, des interventions y compris dans la rue. Elle a investi différents lieux, comme le Théâtre Rawabet qu’anime toute l’année Ahmed El-Attar et Orient Production et qu’ils font vivre – lieu emblématique situé dans le labyrinthe des ruelles historiques au cœur du Caire, ancien garage transformé d’abord, en 1998, en galerie dédiée à l’art contemporain, Townhouse, par William Wells, commissaire canadien d’expositions et l’artiste et auteur égyptien Yasser Gerab qui y avaient adjoint pour leurs activités The Factory et The Ware House, deux anciens entrepôts aujourd’hui au cœur du Festival. Grâce à un partenariat fort avec Al Ismaelia pour l’investissement immobilier, D-Caf redonne vie à ces lieux emblématiques. Au cœur de son projet, l’utilisation de ces espaces atypiques au centre-ville du Caire. D’autres lieux culturels actifs de la ville participent aussi de cette dynamique de diffusion des spectacles, comme le Théâtre El-Falaki de l’Université américaine, la scène du Centre culturel Jésuite et celle de l’Institut Français d’Égypte, à Mounira.

Avec l’Ambassadeur de France © Brigitte Rémer

Un Programme de coopération franco-égyptienne dans les arts de la scène indépendante a d’ailleurs été lancé par l’Ambassadeur de France en Égypte, S.E. Éric Chevallier en partenariat avec Orient Productions, Les Premières II renforçant le partenariat avec le Service de coopération et d’action culturelle au Caire face aux défis des jeunes artistes. Dix projets professionnels en théâtre, danse, ateliers techniques, ont été sélectionnés dans ce cadre et présentés au cours d’un moment intense et convivial mettant à l’honneur les artistes et compagnies dont le travail illustre la vitalité et la richesse des arts de la scène indépendante en Égypte. Les valeurs partagées telles qu’énoncées par l’Ambassadeur étant : la liberté d’expression, la diversité des expressions et l’ouverture au monde, autrement dit une culture libre, vivante et partagée.

La programmation de D-Caf/édition 2025 a montré des spectacles de toutes sensibilités et expérimentations que nous présentons, vu la multiplicité des propositions, dans deux autres  articles.

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2025

Voir aussi nos articles 2 et 3 sur le Festival D-Caf / Downtown Contemporary Arts Festival , réalisé par Orient Production (direction Ahmed El-Attar) – Le Caire (Égypte).