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Liliom ou la vie et mort d’un vaurien

Légende de banlieue en sept tableaux de Ferenc Molnár, adaptation et mise en scène de Myriam Muller – traduction du hongrois par Alexis Maori, Kristina Rády et Stratis Vouyoucas – en partenariat avec le Théâtre Le Kiasma, dans le cadre du Printemps des Comédiens (Montpellier).

© Antoine de Saint Phalle

Ferenc Molnár (1878-1952) est l’écrivain hongrois le mieux connu du début du XXème, même s’il n’acquiert la reconnaissance internationale qu’après la première Guerre Mondiale. Très tôt il comprend sa vocation théâtrale, sa première pièce, Le Diable, est créée en 1907, suivie de Liliom en 1909, pièce en sept tableaux, la plus représentée dans le monde. Max Rheinardt, l’un des pères de la mise en scène, la fait traduire et jouer à Berlin dès 1920.

Un peu polar, un peu poésie, beaucoup tragédie, si on met le propos à plat il touche au problème du patriarcat et de la violence dans les couples, au cœur des débats d’aujourd’hui où se disent à haute voix tant d’abus, d’agressions et de féminicides. Mais chez l’auteur la magie de la fête foraine où s’inscrit l’action est bien là et l’amour aussi, tels que les romans photos auraient pu le dessiner. Le propos est à replacer dans son époque il y a plus d’un siècle, la pièce apporte aussi un certain enchantement et de la féérie.

© Antoine de Saint Phalle

Du haut d’un chapiteau de toile Mme Muscat, propriétaire d’un manège, vante les mérites de son bonimenteur, Liliom, chargé de racoler le client pour son attraction. On est au cœur d’une fête foraine où la concurrence entre manèges semble rude. Dans ses filets, les deux jeunes filles venues pour un tour de manège – sous le regard de la patronne qui a l’autorité et le look d’une tenancière de maison close – Julie et Marie, « bonnes à tout faire » sont déclarées persona non grata. Liliom les aurait frôlées de trop près. S’ensuit une altercation générale où les insultes fusent : « Si jamais tu réapparais dans mon manège, je te flanque une de ces raclées que tu en verras les portes de l’enfer » prévient Mme Muscat à l’adresse de Julie, la plus exposée des deux, la plus amoureuse. La scène mène au licenciement abrupt de Liliom qui s’est mêlé au pugilat et qui sort, grandiose et agressif. « Me plains pas, sinon je te balance un caillou dans la gueule », dit-il à Marie. « Et toi non plus, la boniche » lance-t-il à l’attention de Julie. Marie est fiancée à un soldat qui répond au nom de Balthazar, Julie s’amourache de Liliom qui, derrière son agressivité permanente dégage un certain charme et peut montrer d la douceur. Sa réputation n’est pas un secret, il a fait plusieurs séjours en prison, elle le sait, et elle a bien compris les rapports de pouvoir et d’argent qu’il entretient avec Mme Muscat. Elle connaît son statut de vaurien.

On est au cœur de la misère et d’un milieu défavorisé où les mots manquent pour s’exprimer. Liliom est fruste, son mode d’expression est l’agression. Julie est naïve et sans défense. Une scénographie belle et judicieuse réalisée par Christian Klein occupe la scène, comme la sculpture d’une ville en miniature compressée, ou l’empilement d’un appartement avec bancs, chaises, bureau, lit-cage, placards et armoire, cheval issu d’un ancien manège, trappes et escaliers dérobés, le tout en bois. La structure tourne sur elle-même, tel un manège avec d’un côté l’arrière de la fête foraine, ambiance confettis et paillettes, de l’autre l’habitation où Liliom et Julie sont hébergés, chez Mère Hollunder, une parente à Liliom, photographe. Les lumières de Renaud Ceulemans et les costumes de Sophie Van den Keybu soulignent la fête, son charme et son étrangeté.

© Antoine de Saint Phalle

Harmonicas et guitare accompagnent l’ensemble et la vie en dents de scie suit son cours. Liliom est sans travail, instable et fantasque, mordant et querelleur, âpre et violent avec Julie. Il castagne. Mme Muscat le traque jusque chez lui pour l’aguicher y compris avec de l’argent, sous couvert de le ramener au manège. Il tente de lui extorquer une bague. Entre-temps Julie lui annonce qu’elle attend un enfant et Liliom, sans afficher sa fierté, reçoit la nouvelle comme un coup de poing. Il dégage Mme Muscat et se met à la recherche d‘argent, montant un coup avec Dandy qui le lui avait proposé. Il s’agit de guetter un homme porteur d’une sacoche pleine d’argent – la paye des ouvriers de la fabrique de cuir – qui va passer par un lieu isolé longeant la voie ferrée. Le plan est précis. Ce soir-là, Julie sent le mauvais coup et supplie Liliom de rester, d’autant que son amie Marie, désormais jeune fille rangée, vient lui présenter Balthazar son fiancé bien formaté.

Mais rien n’y fait. Les deux comparses se mettent aux aguets et en attendant l’arrivée de l’homme providentiel, jouent au Black Jack, Liliom à crédit, engageant tout l’argent que doit lui rapporter son braquage. Quand le pourvoyeur de fonds arrive il comprend et tire, les braqueurs se font pincer en flagrant délit. Quand la police débarque, Liliom saisit son couteau et le plonge dans sa poitrine. La scène qui suit, les adieux de Liliom à Julie qu’on est allée chercher, est porteuse d’émotion. Il projette sur l’enfant à venir, ne lâche pas la main de Julie, mais met un point d’honneur à ne pas s’excuser de ses violences. « Dis au petit que j’étais un salaud, dis-le-lui si tu veux » murmure-t-il avant de mourir.

La pièce ne se termine pas là. Dans le septième tableau, Ferenc Molnár envoie les détectives du ciel pour engager un procès au son de la fanfare de Dieu et renvoyer sur terre, une seule journée pour rachat, les suicidés qui le veulent. Liliom accepte le deal proposé qui se réalisera dans seize ans. Seize ans plus tard, quand il entre chez lui, habillé comme au jour de sa mort et le teint bien pâle, sans le reconnaître, Julie et Louise sa fille adolescente, lui offrent une assiette de soupe. La conversation montre d’étranges coïncidences et quand il propose de faire un tour de cartes, elles déclinent. « Qui êtes-vous ? » lui demandent-t-elles, intriguées. « Je viens de loin » répond-il. Le trouble s’empare de Julie. Liliom offre une étoile à sa fille qui la refuse et lui demande de partir. Étrangement elle ne reçoit pas la claque qu’il lui donne avant de s’exécuter. Et sa mère convient que « parfois on te frappe et ça ne fait pas mal. »

© Antoine de Saint Phalle

Myriam Muller met en scène Liliom comme une fable sociale non dénuée de charme et qui fonctionne dans son registre. La théâtralité tourne autour de la scénographie et la direction d’acteurs donne corps aux personnages d’une manière fine et maîtrisée. Galin Stoev en 2014 au Théâtre de la Colline et Jean Bellorini en 2015 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe/Berthier – précédé de représentations au Printemps des Comédiens, deux ans avant – avaient donné leurs lectures de la pièce (cf. nos articles dans Théâtre Cultures du 2 juin 2014 et dans Ubiquité-Culture(s) le 7 juin 2015). La mise en scène de Myriam Muller, artiste associée aux Théâtres de la Ville de Luxembourg et directrice du Théâtre du Centaure depuis une dizaine d’années, a trouvé son propre langage. Le monde marginal de la foire qu’elle évoque, lieu de misère sociale, affective et culturelle donne à ses anti-héros, derrière leur expression rudimentaire, une dimension onirique. Le Printemps des Comédiens la programme, à juste titre, une première en France pour la metteuse en scène.

Brigitte Rémer, le 21 juin 2024

Avec : Mathieu Besnard, Sophie Mousel, Isabelle Bonillo, Manon Raffaelli, Raoul Schlechter, Jules Werner, Valéry Plancke, Jorge De Moura, Rhiannon Morgan, Clara Orban, Catherine Mestoussis. Scénographie Christian Klein – costumes Sophie Van den Keybus – lumières Renaud Ceulemans – vidéos Emeric Adrian – direction musicale Jorge De Moura et Jules Werner – création sonore Patrick Floener – assistant à la mise en scène Antoine Colla – couture Manuela Giacometti – habillage Anna Bonelli et Fabiola Parra – maquillage Joël Seiller et Laurence Thomann – accessoires Marko Mladenovic – production Les Théâtres de la Ville de Luxembourg. Le texte est publié aux éditions Théâtrales.

Les 31 mai et 1er juin 2024 à 20h, le 2 juin à 16h – au Printemps des Comédiens, Théâtre Le Kiasma, 1 rue de la Crouzette / Castelnau le lez – site : www.printempsdescomediens.com – tél. : 04 67 63 66 67.

Liliom ou la Vie et la Mort d’un vaurien

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Pièce de Ferenc Molnár – Traduction Kristina Rády, Alexis Moati, Stratis Vouyoucas – Mise en scène Jean Bellorini – Création juin 2013 au Printemps des comédiens, en une première version, de plein air.

Le spectateur est au cœur de la fête foraine d’un quartier populaire, devant la piste des autos tamponneuses. Des néons de couleurs l’éclairent et quatre voitures, tous phares allumés, tournent. Deux copines, Marie et Julie un tantinet midinette, sont dans la boucle et Julie en pince immédiatement pour Liliom, bonimenteur chez Mme Muscat, patronne du manège. Marie annonce fièrement qu’elle aussi, a un amoureux, Balthazar, et qu’il porte l’uniforme – militaire ou portier peu importe -. Madame Muscat remarque le petit jeu entre Julie qu’elle interpelle haut et fort la traitant de « boniche » et Liliom. Le ton monte, il démissionne, quitte sa protectrice, et le manège. « Même un bon à rien peut devenir quelqu’un ! » lance-t-il comme un défi.

Julie et Liliom s’installent ensemble chez Mère Hollunder la tante de Liliom, photographe fantasque et caricaturale, dans une petite roulotte traditionnelle aux formes arrondies, posée côté cour. Et la vie se construit, scène après scène. Liliom ne fait rien de ses journées, « lundi passé, il m’a battue » confesse Julie à Marie. Il trainaille, à l’affût de quelques mauvais coups. Julie est enceinte, à peine le croise-t-elle pour le lui annoncer. Liliom se nourrit de rêve et construit dans sa tête une Amérique pour partir avec elle et l’enfant, mais l’argent se fait pressant. Entrainé par Dandy au profil de racaille, il accepte d’être son complice dans un braquage en préparation. Sentant monter le danger, Julie tente de le retenir : « Reste à la maison, j’irai te chercher de la bière, du vin, ce que tu veux… » Il la repousse avec violence dans ce refus permanent du bonheur : « Allez, dégage ! » Le braquage tourne court alors que Dandy avait auparavant pris le temps de gruger Liliom en jouant aux cartes, quitte ou double. Quand les flics arrivent Dandy s’enfuit, et Liliom se plonge le couteau de cuisine qu’il a caché dans sa veste, dans la poitrine.

La suite se déroule dans l’au-delà. Au commissariat de l’au-delà. Proposition est faite à Liliom comme à tous les suicidés, de redescendre sur terre un court instant. « Quand ta fille aura seize ans, tu redescendras sur terre pour une journée. » La curiosité le pousse, finalement, à accepter. Seize ans plus tard, Liliom, comme un mendiant, se retrouve devant une maisonnette délabrée, dans un terrain vague. Julie et Louise, sa fille, raccompagnent Marie et Balthazar devenu patron d’un grand café et parfait petit bourgeois. Il partage une assiette de soupe mais n’est pas reconnu. La conversation engagée cependant trouble les esprits jusqu’à la gifle du père à sa fille, avant qu’il ne disparaisse. « Mais… ça t’est déjà arrivé qu’on te frappe et que tu ne sentes rien ? » demande Louise à sa mère, elle-même troublée à la pensée de Liliom qui ne la lâche pas ce soir-là.

Et tourne le manège de la vie, du chômage et de la misère… La pièce, de Ferenc Molnár, écrivain hongrois célèbre pour ses poèmes, ses nouvelles et ses romans, fut jouée le 7 décembre 1909, au Théâtre Vig de Budapest et marque le début d’une écriture totalement consacrée au théâtre. D’origine juive, Molnár émigre aux Etats-Unis pour fuir le nazisme à l’aube de la seconde Guerre Mondiale, et y réside jusqu’à sa mort, en 1952. La première représentation de Liliom hors de Hongrie a lieu à Berlin en 1920, dans une mise en scène de Max Reinhardt. « Je voulais écrire ma pièce avec le mode de pensée d’un pauvre gars qui travaille sur un manège de bois, à la périphérie de la ville, avec son imagination primitive » dit l’auteur.

Cette « légende de banlieue en sept tableaux » comme la nommait Molnár, est menée de mains de maître par Jean Bellorini, directeur du TGP de Saint-Denis, ici metteur en scène, scénographe, créateur lumière et musique : la grande roue lumineuse, la piste elle-même et ses voitures qui entrent et sortent de l’espace scénique, les bordures du manège formant des allées et des passerelles, un ascenseur qui fait descendre du ciel les personnages, le toit aux multiples fonctions – chemin de traverse ou carrefour – qui descend et s’inscrit comme un nouveau plateau, servent efficacement, et joliment, le propos.

Côté jardin, la tribune des musiciens : piano et harpe au rez-de-chaussée, batterie percussions à l’étage. L’esprit de troupe et de tréteaux se dégage du groupe choral qui, à certains moments, se recompose – à la Kurt Weil – et souligne le côté onirique de la pièce. Les douze acteurs tiennent leur partition avec précision. Clara Mayer en Julie est particulièrement touchante et le duo qu’elle forme avec Julien Bouanich, ténébreux Liliom, porte la pièce, chambre d’écho de la misère sociale au début du XXè.

Brigitte Rémer

Avec : Julien Bouanich Liliom – Clara Mayer Julie, puis Louise – Amandine Calsat Marie – Delphine Cottu Mme Muscat – Jacques Hadjaje Mère Hollunder, Liztman et le secrétaire du Ciel – Marc Plas Dandy – Julien Sigana et Teddy Melis Les gendarmes, l’inspecteur et les détectives du Ciel – Musiciens : Lidwine de Royer Dupré, harpe – Hugo Sablic, batterie et l’homme pauvrement vêtu – Sébastien Trouvé, piano et le tourneur – Damien Vigouroux, trompette et Balthazar  – Costumes Laurianne Scimemi, assistée de Marta Rossi – Maquillage Laurence Aué – Le texte est publié aux éditions Théâtrales-Maison Antoine Vitez, col. Scènes étrangères.

Odéon-Théâtre de l’Europe-Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès. 75017 – Métro : Porte de Clichy – Tél. : 01 44 85 40 40 – Site : www.theatre-odeon.eu – Jusqu’au 28 juin 2015.