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Fauves

© Alain Willaume

Texte et mise en scène Wajdi Mouawad, à La Colline-Théâtre National.

Comme les rushs d’un film avant montage, les images fragmentées d’un feuilleton se construisent et se déconstruisent, au cours d’une première scène d’une grande violence. Dans une alcôve, une jolie blonde entre désir, haine et sexualité essaie de retenir son amant, un grand et beau black avant de le tuer à coups de couteau. Cette scène, qui va se répéter en se décalant légèrement, relève du montage d’un film que réalise Hippolyte Dombre (Jérôme Kircher).

La cinquantaine et père de deux adolescents – Lazare, astronaute confirmé, au Kazakhstan (Yuriy Zavalnyouk) et Vive, à la recherche de sa liberté et oeuvrant dans une ONG en Syrie (Jade Fortineau) – le réalisateur vient d’enterrer sa mère, Leviah, originaire du Maroc, morte accidentellement. Il doit faire face à une surprenante réalité, transmise par le notaire chargé de régler ses affaires posthumes. Il apprend que son père biologique n’est pas celui qui l’a élevé, et que l’homme vit au Québec. Sa mère n’avait pas divorcé d’avec lui bien qu’elle se soit remariée en France. Il décide de partir à la recherche de ses origines et à la rencontre d’Isaac, ce père inconnu (Gilles Renaud), au Québec. Il entre petit à petit dans son histoire familiale, fouillant dans la généalogie transgénérationnelle soigneusement oubliée, ou cachée par sa mère. Il découvre qu’il a un demi-frère, Edouard, (Hughes Frenette) que les deux mères (la sienne, interprétée par Norah Krief et celle d’Edouard, interprétée par Lubna Azabal) avaient échangé un pacte, resté secret, qu’Isaac a une troisième femme, jeune et enceinte, qu’il ne connaitra pas puisqu’elle se donne la mort au même moment. Sous le choc et au bout du cauchemar qu’apportent ces découvertes, Hippolyte Dombre tombe au fond du labyrinthe et sombre dans la folie, lors de son vol retour pour Paris. Les fils de la narration se brouillent dans une succession d’histoires sombres, et le jeu de la déconstruction de cette saga familiale autocentrée, s’étire dans le temps – temps théâtral et temps réel, le spectacle dure quatre heures.

Dans Fauves s’entremêle le présent et le passé selon les règles du polar, la technique du flash-back et de l’ellipse chère à Wajdi Mouawad. Comme dans les quatre pièces qui forment Le Sang des promesses : Littoral, Incendies, Forêts et Ciels, l’auteur questionne la famille et ses non-dits, les racines, la violence, les cultures. Il nous fait ici voyager entre Europe, Amérique et Kazakhstan, « Pour égorger les fantômes rien de mieux que le silence » reconnaît-il. La scénographie d’Emmanuel Clolus est astucieuse elle permet de construire chaque tableau avec des praticables mobiles et de la transparence dont le metteur en scène use et abuse, mais dont les effets sont efficaces pour servir son propos fragmenté – de l’étude du notaire à l’aéroport, d’une maison de retraite à une station spatiale, de la rue québécoise à une ONG syrienne -. On retrouve à travers ces espaces la gamme déclinée des sentiments dont les protagonistes sont habités, à travers le dévoilement de l’inceste, du viol, de bébés échangés et le background des meurtre, suicide, trahison et pulsions. On est, comme souvent chez Wajdi Mouawad, dans le rappel biographique. Sa famille s’était vue contrainte de s’exiler au Québec en raison de la guerre civile au Liban, son pays. En cela, destin individuel et destin collectif se recoupent.

Le fil narratif du spectacle se tisse par Jérôme Kircher, juste interprète du réalisateur Hippolyte Dombre qui assure le lien entre les histoires éclatées et les géographies. « C’est ce putain de silence et tous les mots pas formulés Je t’aime Pardon Merci qui vous restent en travers de la gorge. On se disait, on les dira demain… C’est ce deuil des mots qui est insupportable. Ceux qu’on n’aurait jamais dû dire » écrit Mouawad dont la spirale du texte nous conduit dans des galaxies intemporelles et jusqu’au cosmos final à la poursuite des étoiles avec Lazare, le fils astronaute.

Brigitte Rémer, le 29 mai 2019

Avec Ralph Amoussou, Lubna Azabal, Jade Fortineau, Hugues Frenette, Julie Julien, Reina Kakudate, Jérôme Kircher, Norah Krief, Maxime Le Gac‑Olanié, Gilles Renaud, Yuriy Zavalnyouk – assistanat à la mise en scène Valérie Nègre – dramaturgie Charlotte Farcet – conseil artistique François Ismert – scénographie Emmanuel Clolus, assisté de Sophie Leroux – musique Paweł Mykietyn – lumières Elsa Revol – costumes Emmanuelle Thomas, assistée d’Isabelle Flosi – maquillage, coiffure Cécile Kretschmar – son Michel Maurer, assisté de Sylvère Caton. Le texte sera publié à l’automne 2019 aux éditions Leméac/Actes Sud-Papiers.

Du 9 mai au 21 juin 2019, mardi au samedi à 19h30, dimanche à 15h30 – La Colline-Théâtre National, 15 rue malte-Brun 75020 –  métro Gambetta – Tél. : 01 44 62 52 52 – Site : www.colline.fr