Archives par étiquette : Fabrice Melquiot

Lisbeth’s 

Texte Fabrice Melquiot – conception et adaptation Valentin Rossier – jeu : Marie Druc, Valentin Rossier – New Helvetic Shakespeare Company – à La Manufacture des Abbesses.

© Carole Parodi

C’est une pièce de Fabrice Melquiot sur le désir, qui emmène jusqu’au trouble de la personnalité et de l’identité. Écrivain, parolier, metteur en scène et performer, l’auteur a publié une soixantaine de pièces et connaît bien le théâtre pour avoir participé à un certain nombre d’aventures artistiques.

C’est une histoire de rencontre, plutôt improbable au départ, un jeu d’approche, avec humour et provocation. Chacun a de la répartie, de la douceur. La rencontre se fera ou ne se fera pas, en principe on n’en meurt pas. On est au présent avec Pietr, vendeur d’encyclopédies, assis au café entre Michelet et Karl Marx, et Lisbeth vendeuse de bijoux passant par-là et qui se pose à 2m58 de lui. Après quelques arabesques dans les mots échangés, certains pas de côté et plusieurs pirouettes en dehors en dedans, balancés, assemblés et attitudes, ils font quelques petites incisions dans le passé, moderato cantabile. Ils se passionnent, se rencontrent, se désirent, s’éloignent, plaisantent, ironisent, se perdent.

© Carole Parodi

Deux micros parallèles leur seule scénographie, pour deux acteurs face au public et qui semblent avancer comme des chevaux au galop. Besoin de rien d’autre pour un texte si bien porté par l’un comme par l’autre (Marie Druc et Valentin Rossier). Ils donnent et se donnent en oubliant la course d’obstacles qui les attend. La rencontre avec le fils de Lisbeth de retour chez ses parents, Carol, âgé de cinq ans et qui ne parle pas, qui mord et qui arrache une phalange à Pietr, est déjà une belle pierre jetée dans le jardin. Le déni, les oublis, les discours parallèles, les apartés et remarques de basse intensité, dans ce tête-à-tête où l’un et l’autre se révèlent, rien qu’un peu, sont leur boîte à outils.

Le texte est tenu serré, confidentiellement donné, sauvagement offert et repris. C’est murmuré, chanté, inventé, répété. Elle est rieuse il ne l’est pas. Il est inquiet elle ne l’est pas, elle est décontractée il est tendu, il se réjouit elle est ailleurs. Ils sont ou espéraient être, présent, imparfait, futur peut-être. Les souvenirs volent au vent, on prend les raccourcis, on se rend présentable. Et soudain, on perd pied.

La fin déforme jusqu’aux visages, aux silhouettes, aux rires devenus jaunes, aux vrais-faux projets qui n’ont pas même existé. « Elle me fait peur je ne la reconnais pas » dit-il. Altération de la mémoire, de la perception et des affects. Elle se dédouble, il voit trouble. Il se dissocie elle s’enfuit. Il se retourne, elle est partie. « Ce soir, tout me semble étranger… » se raconte-t-il.

© Carole Parodi

Avec la compagnie New Helvetic Shakespeare Company qu’il dirige depuis 1995, Valentin Rossier a mis en scène de nombreux spectacles et joué dans la plupart – sur des textes d’Agota Kristof, Odon Von Horvath, Edward Albee, Bertolt Brecht, Marivaux, Friedrich Dürrenmatt, Anton Tchekhov et d’autres. Il a, par le passé, beaucoup fréquenté Shakespeare et récemment, en 2023, présenté La Collection de Harold Pinter dont il avait monté Célébration, en 2007 et Trahisons en 2021. Il a par ailleurs dirigé le Théâtre de l’Orangerie de Genève de 2012 à 2017, fondé et dirigé de 2019 à 2023 Scène Vagabonde Festival Genève et cette année, créé L’hiver de Caecilia Genève, qui sur les mois de janvier er février, encourage les reprises.

Valentin Rossier avait présenté en 2020 dans ce même théâtre de La Manufacture des Abbesses, Le Grand cahier d’Agota Kristof, qu’il interprétait seul en scène. Ils forment aujourd’hui avec Marie Druc, dans Lisbeth’s, un duo tendre et émouvant, en même temps qu’ironique et sarcastique. Leur remarquable concentration accompagnée d’une musique qui monte, petit à petit, porte un texte sensible et déraisonnable qui est à la fois et jusqu’aux non-dits plein de miel et chargé de fiel.

Brigitte Rémer, le 31 mars 2024

Avec : Marie Druc, Valentin Rossier – dramaturgie Hinde Kaddour – création lumière Jonas Bühler – création musique et son David Scrufari – administration Eva Kiraly.

Du 20 mars au 11 mai 2024, les mercredis, jeudis, vendredis, samedis à 19h – La Manufacture des Abbesses, 7 rue Véron 75018 Paris – métro Abbesses ou Blanche – tél. : 01 42 33 42 03 – site : www.manufacturedesabbesses.com.

Kids

Texte Fabrice Melquiot – mise en scène François Ha Van, compagnie Le Vélo Voléau Théâtre La Piccola Scala / Paris.

© Nathanne Le Corre

On descend au deuxième sous-sol de la Scala pour rejoindre les Kids, comme si on descendait se cacher dans les abris avec eux. La petite salle ressemble à une cave et les huit orphelins de guerre qui composent la bande se confondent avec le public. On les repère, dans l’ombre, quand ils craquent une allumette, éclairant leur visage.

Nous sommes en Bosnie-Herzégovine, le 29 février 1996. Après quatre ans de guerre c’est la fin du siège de Sarajevo. Restent, dans une ville détruite, cadavres et orphelins. Les Kids sont une bande d’orphelins de toutes origines ethniques qui se serrent les coudes pour réinventer la vie. Ils sont huit et nous font face, spontanés, fatigués, affamés, mal attifés, débordant d’énergie, d’espoirs et de désespoirs. « Je me suis souvenue » dit l’une, égrenant la liste des absents ; « Moi je caille pire que du lait » enchaîne l’autre, grelotant ; « Réjouissons-nous, on est vivants ! » lance une troisième. Ils font la manche, s’engueulent, s’empoignent, font des concours de mauvais anglais, chantent et dansent, entre deux crises de détresse. Ils ont la fureur de vivre.

© Nathanne Le Corre

Il y a Nada, l’invisible, secrètement amoureuse de Sead, talentueuse dans l’art de faire les poches et de rapporter des trésors à tous (Montaine Fregeai) ; Refka et son incessante envie de faire pipi, collectionneuse de cailloux blancs (Manon Preterre) ;  Bosko le serbe (Axel Godard) et son amoureuse la musulmane Admira (Lara Melchiori), tous deux ne rêvent que de partir ; Amar le musicien et dernier arrivé (Nathan Dugray) ; Stipan un peu caïd avec ses aspirations de couteau et de pistolet (Sylvain le Ferrec) ; son frère, Josip, mongolien, toujours à ses basques et obsédé par les I love you qu’il lui lance toutes les trois minutes (Hoël Le Corre), elle tient aussi le rôle de Narratrice ; Sead le leader, inconsolable  depuis la mort de sa petite sœur, tuée (Yann Guchereau). « Elle chante dans ma tête… Sedika, je pense à toi Little sister. Je te regarde du haut de ma colline. » Ils ont entre treize et dix-huit ans, les parents sont morts, les familles se sont disloquées. On les suit dans leurs modes de survie, leurs empoignades, leur sauvagerie, leurs projets. Ils montent un spectacle et vont le jouer devant le Parlement, pour les occidentaux. « Ce soir, pour notre Parade, j’aurai un flingue ! » dit Stipan.

© Nathanne Le Corre

Quand ils remontent le temps on les voit dans une salle de classe, à l’orphelinat avec d’autres Kids, morts ou disparus depuis. Leurs vêtements sont moins usés que maintenant. Amar, guitare en bandoulière, se joint à eux. Sead raconte : « Cette nuit à la cave j’ai lu sur les rêves, un truc, pendant que vous dormiez » et il sort L’Idiot, dont il lit un passage : « On fait parfois des rêves étranges, dont au réveil on garde un souvenir très net. Pourquoi une fois rentré tout-à-fait dans la réalité, sent-on presque chaque fois, et parfois avec une force extraordinaire, qu’avec le rêve on abandonne quelque chose qui demeure une énigme ? » Bosko et Admira répètent leur numéro pour le soir, fastidieusement, transformant la rose en crocus, « J’ai une rose dans les cheveux… Prends-la si tu veux » qui devient « J’ai un crocus dans les cheveux… Prends-le si tu veux…»

Et l’on remonte le temps, plus encore en arrière, avec le début du siège et les premiers bombardements auxquels on assiste, la fin du couvre-feu, un obus sur l’orphelinat. Sead, perché, ressemble à un albatros surveillant sa nichée. Tout le monde est à l’abri. Stipan avait neuf ans et devient narrateur, accompagné de phrases musicales. La scène se recouvre d’une bâche et de gravats. Rejka, fille de Hana et Mustafa, y rencontre, près des ruines, le fantôme d’Ekrem, ami de ses parents, accompagné de son fils, qui connaissait sa sœur et l’appelait Petite Fleur. Sead joue au chef et giffle Nada, juste pour rien, Josip colle à son frère. L’alternance entre present perfect et présent mène la troupe à faire cercle. Assis sur le parvis, devant le Parlement. Amar chante, les autres dansent. « On est lyriques » disent-ils.

© Nathanne Le Corre

Stipan n’est pas vraiment de la partie. Surexcité, il va-et-vient autour d’eux, court et joue avec son flingue. « Je cours plus vite qu’un léopard dopé. Les snipers je les rendrai marteaux » se vante-t-il. On encourage Josip à rattraper son frère. Arrivé à son niveau, il lui arrache le révolver, fait face aux Kids, sourit et le porte à sa tempe. « Une détonation. Josip s’écroule. » Stipan n’y croit pas et tous se précipitent. « J’ai tiré des tas de fois. Il était pas chargé. » Ils forment un cortège et le hissent, posent son corps sur l’herbe grise, dans le terrain vague jouxtant le Parlement et un hôtel de luxe qui a brûlé, recouvert de croix et de pierres blanches. Stipan lui prodigue les gestes de tendresse qu’il n’a jamais su prodiguer. Sead accompagné de Nada part chercher une pelle pour le recouvrir de terre. Bosko et Admira prennent la route, « Ça sera plus pareil sans vous » lancent-ils.

Les textes de Fabrice Melquiot offrent une parole forte et sensible. C’est aujourd’hui l’un des plus grands auteurs dramatiques, et il avait reçu en 2008, le Prix Théâtre de l’Académie Française pour l’ensemble de son oeuvre. Il a ensuite dirigé le théâtre Am Stram Gram de Genève, Centre international de création et de ressources pour l’enfance et la jeunesse, de 2012 à 2021. Kids est une pièce magnifiquement écrite où le langage familier et l’argot se mêlent à la prose poétique, sa marque de fabrique. Il a travaillé sur le conflit yougoslave – qui s’est déroulé entre 1991 et 1995 – et a écrit cette pièce ainsi que Le Diable en partage lors de ses différents séjours dans les Balkans, entre 1998 et 2000. Derrière la guerre, il rend hommage à la vie, sa palette est ample et passe par toutes les couleurs allant du jeu d’enfants au drame et du simulacre au réel.

Les acteurs, sous la direction de François Ha Van, metteur en scène, servent ce texte choral avec précision et talent tout en gardant de la spontanéité. Les enchainements entre les répliques et les reprises composent un geste musical léger et tout est comme chorégraphié dans le petit espace de la Piccola Scala utilisé de façon judicieuse et inventive. De l’énergie circule, chaque acteur met en lumière le caractère de son personnage, sans aucune caricature, il y a de l’humanité et de la tendresse, de l’humour parfois, malgré le drame de la guerre et la rudesse d’une meute de jeunes, hors sol et impatients de vivre.

Brigitte Rémer, le 23 mars 2024

Avec : Nathan Dugray, Montaine Frégeai, Axel Godard, Yann Guchereau, Hoël Le Corre, Sylvain le Ferrec, Julie Bulourde en alternance avec Lara Melchiori, Manon Preterre

Du 1er mars au 6 avril 2024, vendredi et samedi à 19h30, dimanche à 17h30, relâche les 3, 8, 9, 10 et 17 mars à La Piccola Scala, Théâtre La Scala, 13 Bd de Stransbourg. 75010 – métro : Strasbourg Saint-Denis – tél. : 01 40 03 44 30 – site : www.lascala-paris.com

J’ai pris mon père sur mes épaules

© Sonia Barcet

Texte Fabrice Melquiot – mise en scène Arnaud Meunier, Comédie de Saint-Étienne/Centre dramatique national, au Théâtre du Rond-Point.

« Avec J’ai pris mon père sur mes épaules, Fabrice Melquiot et moi avons parlé d’une pièce à large distribution, qui parlerait de la France d’aujourd’hui ; de ses replis et de ses peurs ; qui mettrait en scène les oubliés, les laissés-pour-compte et leur rendrait la parole… Nous étions en 2016, bien avant les gilets jaunes et pourtant… » Ainsi Arnaud Meunier, metteur en scène et directeur de la Comédie de Saint-Étienne, définit-il, dans sa note d’intention, son projet de commande d’écriture auprès de Fabrice Melquiot.

Et l’auteur choisit le grand écart entre l’immeuble d’une cité populaire qu’il fait vivre sous nos yeux et L’Énéide de Virgile, comme socle d’inspiration. Son héros qu’il prénomme Énée, un jeune bien d’aujourd’hui, accompagne son père, Roch, sans travail et « si près de la retraite », sur la route de la mort. On apprend en effet au début de la pièce que le père (qui dans l’Énéide serait Anchise) est atteint d’un cancer des os qui s’exprime chez lui par le genou. Mais la mort fera semblant de n’être pas triste. La pièce est ce chemin de Damas emprunté par chaque personnage – trois actrices, cinq acteurs – dans son frottement aux autres, sur les chemins escarpés de l’amitié, de l’amour et du quotidien. « De nos fenêtres Il n’y a Aucune jolie vue Sur Aucun joli lac » dit la belle Anissa, égérie du père comme du fils et qui attend un enfant.

Ce petit clan, haut en couleurs dans son langage, ses aspirations, ses combats et ses passages à vide se compose d’un premier trio : Roch, bien vivant encore, au fort charisme, qui voyage entre lucidité et peurs (Philippe Torreton) ; Énée son fils : « La scène représente Notre jeunesse assise dans Un kebab Qui change de propriétaire Tous les six mois La scène représente La cité Vue  d’hélicoptère C’est ma cité Je suis né ici » (Maurin Ollès) ; Anissa, mi-Pythie mi-coryphée, à la frontière du dedans/dehors en même temps que personnage à part entière (Rachida Brakni). Le second trio se compose de trois jeunes et amis d’Énée : Céleste, son ancienne petite amie, qui fait des études et voudrait partir au Yémen, s’inventant, comme tous, un ailleurs (Bénédicte  Mbemba) ; Mourad qui se cherche, entre les religions, les femmes et les espoirs et qui décidera d’en finir, au bout d’un câble électrique (Riad Gahmi) ; Bakou ami d’Énée, parti puis revenu, et qui scelle ses retrouvailles par une bonne nouvelle : le rôle qu’il vient de décrocher dans une pub, premier pas dans son envie de devenir acteur (Frederico Semedo). Entre les deux espaces se balance Grinch, ami de Roch, au look de crooner mais au moral fragile, qui tient une place particulière entre le deuil qu’il ne fait pas de sa femme et de son fils, tous deux décédés, son envie de vivre et sa tristesse de voir l’ami Roch s’affaiblir (Vincent Garanger). Et il y a Betty (Nathalie Matter) rencontrée sur la route du Portugal où le fils emmène le père dans ce voyage emblématique, pour un rendez-vous avec la mort.

Tous accompagnent Roch sur son dernier bout de route, d’une apparente insouciance avec fête, bistrot, rêves et fantasmes de chacun, avec la mort qui rode. « La mort s’était assise dans un coin de la pièce et elle fumait en attendant qu’on prenne congé les uns des autres… » rapporte Anissa devant le personnage de la mort qui s’est glissée sur le plateau. « Je crois qu’on a tous fermé les yeux » répond Énée. « Quand on les a rouverts La Mort Avait débarrassé les restes Elle avait fait la vaisselle Rangé les couverts Dans le tiroir dévolu… » enchaîne la jeune femme. Autour, dans la séquence Tel était le temps et nous en faisions partie, les bruits du monde, glaçants, et trop réels : « Ils parlent du Stade de France Du Bataclan Des cafés de la rue de Charonne La rue de la Fontaine-au-Roi À Paris… » Le tout sur fond de tremblement de terre aux secousses très concrètement visibles sur le plateau, emblématique des fêlures de chacun. La scénographie de Nicolas Marie, un immeuble en coupe monté sur pivot avec rez-de-chaussée, entresol et étage sert parfaitement la pièce.

Ce que Virgile construit en chants, Fabrice Melquiot le construit en séquences aux noms parfois énigmatiques. Le premier, Nous étions la maison, met en scène Anissa, La scène représente… expression qui ouvre nombre de scènes et dont chaque acteur s’empare, qu’on retrouve en leitmotiv dans l’écriture. La narration annonce ce qui va advenir, avant que la scène ne se déroule. Ce principe d’écriture apporte de la distance et de la poésie aux personnages, rudes par la vie, sensibles par leur humanité. Fabrice Melquiot joue de différents niveaux de langage et registres d’écriture, avec fluidité et habileté. Tête chercheuse dans l’écriture dramatique, il est doué d’un immense talent, tous ses écrits depuis une vingtaine d’années, le montrent. Ici le lyrisme et la poésie côtoient des langues, populaire, familière et argotique, et son écriture, flamboyante de liberté, n’est jamais dans le cliché. La pièce se ferme, après Les Enfers comme dans L’Énéide et après la séquence dite Les arbres ont été couchés, sur les mots du chanteur Murray Head, Say It Ain’t So/Dis que c’est pas vrai, Joe, steuplai, énoncés par Anissa.

Il y a Énée qui, dans sa quête, gomme son identité et inverse les rôles ; il y a Roch et sa souffrance, sa traversée du désert : « Ma jambe est un cactus dont les épines se sont retournées vers l’intérieur » ; il y a ce voyage vers un pays imaginé, le père sur les épaules du fils ; il y a Anissa dans un intense duo avec l’un puis avec l’autre et qui se place du point de vue du collectif ; il y a Grinch qui s’inventerait bien une nouvelle vie ; il y a l’appétit de vivre de tous et l’écroulement de chacun, la solidarité, les doutes, les vacillements, la fête qui tourne court et le rock final. « La scène représente Le chemin emprunté Par Énée À travers la cité À travers la ville Sur les routes… »

Il y a un voyage initiatique né de la rencontre entre Fabrice Melquiot et Arnaud Meunier et un magnifique travail artisan, individuel et collectif, où chaque acteur a sa place, sous la baguette du chef d’orchestre/metteur en scène Arnaud Meunier. Tous sont à féliciter.

Brigitte Rémer, le 4 mars 2019

Avec : Rachida Brakni, Riad Gahmi, Vincent Garanger, Nathalie Matter, Bénédicte Mbemba, Maurin Ollès, Frederico Semedo, Philippe Torreton – collaboration artistique Elsa Imbert – assistanat à la mise en scène et à la dramaturgie Parelle Gervasoni – assistanat à la mise en scène Fabio Godinho – scénographie Nicolas Marie – lumières César Godefroy – musique Patrick De Oliveira – vidéo Fabrice Drevet – costumes Anne Autran – perruques et maquillage Cécile Kretschmar – regard chorégraphique Cécile Laloy – construction décor et costumes ateliers de La Comédie de Saint-Étienne – Le texte est publié aux éditions de L’Arche.

Du 1er février au 9 mars 2019, au Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin Roosevelt, 75008 – métro : Franklin Roosevelt – tél. : 01 44 95 98 00 – Site : www.theatredurondpoint.fr – En tournée : 13 au 23 Mars 2019,  Théâtre des Célestins, Lyon – 27 et 28 Mars, Bonlieu/scène nationale d’Annecy – 2 et 3 avril, Les théâtres de la ville de Luxembourg – 9 au 11 avril, Comédie de Saint-Étienne – 16 au 18 avril, Scène nationale de Sète – 24 au 26 avril CDN de Normandie, Rouen –  9 et 10 mai, Théâtre de Villefranche – 16 au 18 mai, Théâtre du Gymnase, Marseille – 24 mai, Maison des Arts du Léman.

 

Alice et autres merveilles

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Texte Fabrice Melquiot, d’après Lewis Caroll. Mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota. Création de la troupe du Théâtre de la Ville. Tout public, à partir de 7 ans.

C’est la 5ème édition du Parcours Enfance & Jeunesse élaboré par Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville en partenariat avec six autres théâtres. C’est aussi une nouvelle rencontre entre le metteur en scène d’Alice et autres merveilles et Fabrice Melquiot, auteur, tous deux travaillant en compagnonnage depuis une quinzaine d’années. Et, autour de Lewis Caroll, c’est une belle rencontre.

L’auteur anglais nommé professeur au Collège Christ Church d’Oxford en 1855, fit la connaissance des trois filles du Doyen Liddell, Lorrina, Alice et Edith à qui il conta des histoires nourries de son attirance pour le fantastique et les phénomènes occultes. L’imagination en action, il leur raconta notamment l’histoire d’Alice sous la terre, qui deviendra ensuite Alice au pays des merveilles et sera publiée ainsi que De l’autre côté du miroir et La chasse au Snark. Passionné par la photographie quelques années plus tard, il fixa sur plaques sensibles les portraits des petites filles, s’intéressant particulièrement à Alice.

Fabrice Melquiot reste à la fois très près de l’histoire originelle en même temps qu’il s’empare du mythe, se l’approprie et joue de nombreux jeux de mots et références. Il crée ainsi la rencontre entre Alice et d’autres grands mythes échappés de leurs contes : le Petit Chaperon Rouge pactise avec elle et grave sur son bras l’adresse  du loup, lui conseillant de lui rendre visite ; ou encore Pinocchio au long nez pointu, traité par Alice de « sac de nœuds », lui, tout de bois fait, rêvant, nez pour nez, d’interpréter Cyrano ; et, référence d’aujourd’hui, pimpante et fatale, la Barbie s’échappant du marché du jouet. L’intelligence du texte rejoint la lecture scénographique et de mise en scène, proposées.

Le décor repose sur l’idée de l’eau comme miroir, et de rideaux de tulle sur lesquels des projections vidéos se gravent. Un grand bassin rectangulaire de type piscine dans lequel tout le monde joue, tombe et se déplace, permet des jeux de reflets et miroirs magiques ainsi que la déclinaison de lumières bleue, jaune, orange, rouge comme dans un livre d’images.

Vêtue d’une robe blanche mousseuse et d’un blouson vert flashy, Alice paraît, depuis la salle où elle est assise parmi les spectateurs. Les lapins blancs glissent et bondissent derrière les panneaux acoustiques du théâtre comme dans un sous-bois. Le prologue présente des portraits d’Alice Liddell et de Lewis Carroll, à partir d’images projetées et donne quelques éléments biographiques sur l’auteur. « Je suis un mythe, un trou dans un vêtement … » lance Alice avant de franchir la passerelle qui la mène au plateau.

Première rencontre avec monsieur le Lapin blanc aux yeux rouges jaillissant d’une trappe, élégant et courtois, vêtu d’une veste de type frac, évidemment pressé et qui ne fait que passer. Sur ses traces et décidée à le rattraper, Alice dégringole dans le terrier et sa chute lui semble interminable. Pour le spectateur elle descend des cintres et passe de l’autre côté du miroir, brisant la surface de l’eau : « Je me demande si je vais passer à travers la terre ! » Elle cherche la clé qui lui permette de franchir la porte d’entrée, mais posée sur une chaise démesurément haute, ne peut l’atteindre. Elle poursuit sa route et trouve un flacon portant une inscription sur l’étiquette : Bois-moi, et elle s’exécute avec plaisir, jusqu’à constater qu’elle se met à grandir de manière inquiétante. Puis elle mange une part de gâteau et se met à rétrécir, mord dans le champignon et grandit à nouveau tout autant. Elle pense à Dinah, sa chatte, avec nostalgie. Alice ajuste son rapport au monde selon sa taille qui varie d’un moment à l’autre, et s’interroge sur le temps : « Le temps est une personne » réfléchit-elle, prise au milieu d’engrenages de montres, de références musicales et théâtrales – Phil Glass, Bob Wilson, Tim Burton et Pink Floyd, entre autres -.

Dans l’eau, l’assemblée des canards, pélicans et autres flamands, souris et compagnie dignes d’une Arche de Noé s’adonnent à des jeux d’eaux à vélo et organisent une course. La maison du lapin passe du vert au bleu et Alice trompe sa solitude en faisant d’autres rencontres, avec un chat arrogant, une souris mini, un petit cochon rouge de honte, un loup aux ongles effilés… Le bal du loir qui dort et du chapelier, le rendez-vous des chats perchés dans le cosmos, tea time en jaune orange flashy chez les fous, les tableaux se succèdent pleins de surprises, sympathiquement pagaille. Partie de croquet chez l’archiduchesse où l’on joue aussi aux devinettes, où l’on repeint les rosiers blancs en rouge, où les figures du jeu de cartes vivent et s’échappent. La reine de cœur orchestre les rires, le roi et la reine de carreaux font de la balançoire. Alice résiste aux moqueries de la reine et lui répond avec assurance. « Vous n’êtes qu’un jeu de cartes ! » lance sa Majesté offensée. Au tableau final, quatorze enfants sur le plateau se mettent à chanter.

Alice et autres merveilles dans son texte malin, sa mise en scène de fête, sa scénographie d’eau et ses lumières sucrées, avec aussi et d’abord l’actrice, Suzanne Aubert, qui ne joue pas à être Alice mais qui est vraiment Alice, ravit à juste titre, le public. Petits et grands réunis, suivent l’action comme dans le plus magique des livres d’images pour les premiers, comme le meilleur des polars, pour les seconds.

Brigitte Rémer

Avec : Suzanne Aubert, Jauris Casanova, Valérie Dashwood, Philippe Demarle, Sandra Faure, Sarah Karbasnikoff, Olivier Le Borgne, Gérald Maillet, Walter N’Guyen et la participation du Chœur d’enfants du quartier de Belleville, Les Polysons – Et aussi : scénographie Yves Collet – lumières Yves Collet, Christophe Lemaire – c​​ostumes Fanny Brouste – son David Lesser – vidéo Matthieu Mullot – m​asques Anne Leray – maquillages Catherine Nicolas – objets de scène Audrey Veyrac – assistant à la mise en scène Christophe Lemaire – conseiller artistique François Regnault.

Du 8 décembre 2015 au 9 janvier 2016, au Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet. 75004. Paris – theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77