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Quills

© Stéphane Bourgeois

Texte de Doug Wright – traduction Jean-Pierre Cloutier – mise en scène et espace scénique Jean Pierre Cloutier et Robert Lepage – Ex Machina production – au Théâtre National de la Colline.

Né en 1962 à Dallas (Texas), librettiste, auteur de théâtre et de scénarios, Doug Wright écrit principalement des comédies musicales et des téléfilms pour la télévision. Sa pièce Quills fut créée en 1995 à Washington puis jouée off Broadway au New York Theatre Workshop. Elle traite de l’internement du Marquis de Sade à Charenton les dernières années de sa vie. L’auteur en a aussi écrit le scénario pour le film Quills, La Plume et le Sang qu’a réalisé Philip Kaufman, en 2000.

Robert Lepage, metteur en scène québécois connu en France pour ses propositions théâtrales multiformes, du jeu d’acteur le plus créatif – La Trilogie des Dragons – aux spectacles de haute technologie – Les Aiguilles et l’Opium – s’empare du texte, accompagné de Jean-Pierre Cloutier, artiste de cirque à l’origine. Lepage interprète Sade : Donatien Alphonse François de Sade, né le 2 juin 1740 à Paris et mort le 2 décembre 1814 à l’Asile de Charenton/Saint-Maurice où il passe les onze dernières années de sa vie. Il avait connu Vincennes et la Bastille pendant la Révolution, puis avait été interné sans jugement et de façon arbitraire à partir de 1801, à la prison de Bicêtre notamment. L’abbé de Coulmier, directeur de l’établissement, un réformateur bienveillant avec qui il sympathise, lui aménage un statut particulier et très protégé, Madame de Sade y veille particulièrement. Il croit aux vertus thérapeutiques du spectacle et fait construire à l’intérieur de l’asile un véritable théâtre destiné à recevoir une cinquantaine de malades mentaux. Sade devient le grand ordonnateur des fêtes, compose des pièces et en dirige les répétitions, Charenton défraie la chronique. Sa conduite lubrique et provocatrice face aux personnels et aux autorités et la diffusion de sa littérature sulfureuse, inquiètent l’Empereur Napoléon Ier qui ne veut ébranler les fondements moraux de la société. Il nomme à Charenton un médecin-chef, le docteur Royer-Collard pour mettre fin à la circulation des idées libertines et imposer le silence. C’est mal connaître le brillant Marquis, prolixe à souhait, et très connu depuis la publication de Justine ou les malheurs de la vertu qui avait scandalisé. A Charenton, quand on lui retire papier et crayon, Sade importe ses fantasmes et désirs immoraux sur les murs et les vêtements, sur tous les supports possibles trouvés dans ses appartements et avec toutes encres ou substituts, allant du sang aux excréments.

La pièce croise le destin du véritable Marquis de Sade mais sa construction a quelque chose de linéaire avec son unité de temps, de lieu et d’action. Robert Lepage et Jean-Claude Cloutier l’inscrivent eux-aussi dans un cadre quasi néo-classique, sauf au final dans la scène sacrilège mais tardive, quand tout se déstructure et que la mort approche. La scénographie est inventive, comme toujours chez Lepage et sert magnifiquement le propos. Elle est basée sur un jeu de miroirs pivotants, sorte de kaléidoscope qui travaille sur le dédoublement à l’infini du personnage, renvoie à son narcissisme et à ses multiples facettes. Elle a un effet labyrinthe où l’on se perd et joue parfois de transparence, façon miroirs sans tain. On ne décolle pourtant pas dans ces paradis artificiels surannés au style de jeu légèrement distant et désuet, où la distance de l’ironie qui affleure à de nombreux moments ne rattrape pas l’ensemble. Lepage lui-même, bien emperruqué, s’efforce à traduire la démence libertine du personnage qu’il interprète mais le spectacle est long pour arriver à la mise en croix licencieuse, sublimement réalisée par le jeu diabolique des miroirs psychanalytiques.

Écrite dans le contexte du retour d’un certain conservatisme aux États-Unis dans les années 1990, Quills – qui signifie la plume d’oie – réfléchit aux limites posées par la société et évoque la question de la censure. Taraudé par la diffusion de son œuvre, Sade s’inscrit dans la surenchère, devient inatteignable et hors-limites. De victime d’un système répressif, il se transforme lui-même sur scène en un monstre de débauche. Robert Lepage interprète cette déchéance avec précision, entouré du monde pieux de l’encadrement de l’Asile et des personnels qui, comme Madeleine la blanchisseuse, vaquent, et qu’il harcèle. On est à l’extrême de l’obscénité d’un homme qui se joue de tout et qui le fait savoir par ses écrits, il n’est plus que subversion. « L’enfer lui-même est le creuset où j’ai forgé mon arme » clame-t-il dans ses propos provocateurs. Il finit nu comme un ver et dépouillé de toute identité dans la pure expression de ses fantasmes. Pour lui, la tentation est permanente et pour le spectateur, l’illusion est théâtralité.

Brigitte Rémer, le 17 février 2018

Avec : Pierre-Yves Cardinal, Érika Gagnon, Pierre-Olivier Grondin, Pierre Lebeau, Robert Lepage, Mary Lee Picknell – assistante à la mise en scène Adèle Saint-Amand – lumières Lucie Bazzo -environnement sonore Antoine Bédard – costumes Sébastien Dionne – collaboration à la scénographie Christian Fontaine – accessoires Sylvie Courbron – perruques Richard Hansen –  maquillages Gabrielle Brulotte – Le spectacle a été créé le 12 janvier 2016 au Trident, à Québec.

Du 6 au 18 février 2018 – Théâtre National de la Colline, du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30 – 15 rue Malte-Brun. 75020. Métro : Gambetta. Site : www.colline.fr – spectacle à partir de 16 ans.

 

« 887 » – Ex Machina – Robert Lepage

©Erick Labbé

©Erick Labbé

Spectacle présenté au Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne –   Conception, mise en scène et interprétation de Robert Lepage.

Seul en scène, Robert Lepage arrive dans son manteau noir comme s’il cherchait l’issue de secours, un peu par effraction et prend le spectateur par la main : merci d’éteindre vos téléphones portables… Il l’introduit en douceur dans son histoire familiale et celle du Québec, et se souvient.

Ce magicien du quotidien et raconteur d’anecdotes présente son univers comme si on était l’un de ses proches et laisse sa carte de visite : son numéro de téléphone s’affiche – 681 5031, son adresse – 887 avenue Murray, à Québec, appartement de son enfance. C’est là qu’il vit avec ses parents, ses frères et sœurs et une grand-mère qui ne se souvient plus, dans la ville haute quartier Montcalm près des plaines d’Abraham, pour une famille qui, dit-il, vient de la ville basse, classe sociale plus modeste. Années 60, période de l’enfance et de l’adolescence, entre deux et douze ans et demi. Galeries de portraits des familles de l’immeuble, travail du père chauffeur de taxi la nuit, solitude de l’enfant, découverte du théâtre avec les jeux d’ombres inventés en compagnie de sa petite sœur, tout passe par les yeux de l’enfant. On entre chez lui en toute intimité comme on rentre chez soi, ou comme on joue à la marelle traversant ciel et terre, entre traces lointaines et mémoire récente.

Une scénographie artisanale et ingénieuse, réglée comme une horlogerie suisse, – huit manipulateurs sont en coulisse – illustre sur plateau tournant comme un manège, l’univers du raconteur – séquence par séquence – gai, fantaisiste et ludique : immeuble en modèle réduit avec personnages aux fenêtres qui apparaissent et disparaissent, lit superposé devenant castelet, cuisine moderne et discussion avec Fred, taxi miniature rappel du père. L’image investit avec habileté les constructions, apporte des précisions et n’est jamais envahissante.

Aux souvenirs personnels et familiaux se mêle la mémoire collective et l’Histoire d’un Québec à la recherche de son identité : oscillations entre l’anglophonie aux commandes et la francophonie laissée pour compte ; lutte entre souverainistes et fédéralistes avec les morts du Front de Libération du Québec, le FLQ ; écarts entre classes sociales et injustices vite repérées ; discours de De Gaulle en 67 – Vive le Québec libre – dont on sait les répercussions ; langue française et révoltes ; début de la Révolution tranquille pariant sur une autre modernité ; drapeau revu et corrigé et identité chavirée par le changement du nom des rues. Le Je me souviens, cette devise du Québec à l’enseigne de tous les véhicules, vient de ces luttes : « Je me souviens…Que né sous le lys… Je croîs sous la rose… I remember… That born under the lily… I grow under the rose », le lys représentant la France, la rose la couronne britannique.

Pour Robert Lepage l’effort de réconciliation avec le passé suit l’apprentissage du poème Speak white, qui structure le spectacle. Signé de Michèle Lalonde en 68, il fait référence aux champs de coton nord-américains où le parler créole est interdit, expression reprise pour dévaloriser les Québécois et leur parler francophone. Pour le 40ème anniversaire de ce poème qui a valeur de prise de conscience, le raconteur est chargé de l’apprendre par cœur et de le réciter, mais il bute sur ce pan de mémoire et n’imprime rien, comme un refus.

Le parcours de Lepage est singulier, le tissage de liens artistiques avec la France fut lent. Ses premières représentations à la fin des années 80 eurent lieu à Maubeuge et Limoges, Paris fut capricieux. Auteur dramatique, metteur en scène, acteur et réalisateur, il aborde enfin la capitale avec cinq spectacles présentés au Festival d’Automne 1992 : Les Aiguilles et l’opium, Le Polygraphe et une Trilogie de Shakespeare. Quelques années avant on avait pu voir sa Trilogie des dragons, qui obtint en 1987 le Grand Prix du Festival de théâtre des Amériques. Ce spectacle marquait un virage dans l’écriture scénique et montrait le chemin d’une nouvelle forme de récit et de sensibilité théâtrale.

De créations collectives – dans lesquelles il est capitaine de vaisseau – en créations solos, Robert Lepage s’invente des univers radicalement diversifiés. Artiste multidisciplinaire et inventeur à mains nues il puise dans les arts de la scène, de la rue, dans le cinéma, la musique et les mots. Ses spectacles surprennent toujours et son artisanat n’a d’égal que sa poésie. Il a mis en scène deux concerts de Peter Gabriel, en 1993 et 2002, travaillé avec le Cirque du Soleil, signé de nombreuses mises en scène et souvent joué. Il a créé à Québec, en 1994, un centre interdisciplinaire de production rassemblant son équipe Ex Machina, qu’il qualifie de système solaire et ouvert en 1997 son espace de travail, La Caserne, un lieu emblématique. Ancienne caserne des pompiers de Québec aménagée en studios, des projets spéciaux nourris de théâtre, d’images et de musiques y incubent, et tous les arts se contaminent les uns aux autres.  

8-8-7 est une formidable fresque où la simplicité de l’acteur témoigne de l’enfance, inscrite dans un moment d’Histoire – celle du Québec, et dans la normalité quotidienne de sa famille. Elle est aussi un bel hommage au père, aujourd’hui l’absent, avec l’image finale et bouleversante du raconteur qui prend place à l’arrière d’un taxi.

Brigitte Rémer

Direction de création, Steve Blanchet – Dramaturge, Peder Bjurman – Assistante à la mise en scène, Adèle Saint-Amand – Musique originale et conception sonore, Jean-Sébastien Côté – Conception des éclairages, Laurent Routhier – Conception des images, Félix Fradet-Faguy – Collaboration à la conception du décor, Sylvain Décarie – Collaboration à la conception des accessoires, Ariane Sauvé – Collaboration à la conception des costumes, Jeanne Lapierre – Production Ex Machina.

Théâtre de la Ville, Place du Châtelet, 9 au jeudi 17 septembre – Tél. : 01 42 74 22 77 www.theatredelaville-paris.com et www.festival-automne.com – Tél. : 01 53 45 17 13, puis tournée au Canada, en France et à l’étranger.