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Et la terre se transmet comme la langue

Oratorio jazz d’après l’oeuvre de Mahmoud Darwich * – Récitant Elias Sanbar – Composition musicale et vibraphoniste Franck Tortiller – Soprano Dominique Devals –  Saxophone Maxime Berton – Guitare Misja Fitzgerald Michel – Percussions et chant Patrice Héral, au Théâtre de la Criée, à Marseille.

Elis Sanbar et Mahmoud Darwich © DR

Pour clôturer les Nouvelles Rencontres d’Averroès enracinées à Marseille, face à la Méditerranée, et qui avaient pour thème cette année Prendre langue, se parler, une superbe proposition :  les textes du grand poète palestinien, Mahmoud Darwich, mis en musique, avec pour récitant son ami et traducteur, Elias Sanbar, historien et écrivain, ancien ambassadeur pour la Palestine auprès de l’Unesco.

C’est un moment rare qui nous est proposé, d’intelligence et de beauté dans ce monde de barbarie. Mahmoud Darwich est cette figure-Phare qui redonne l’espoir, porté par le plus vibrant passeur de ses textes depuis son envol vers l’ailleurs, en 2008, Elias Sanbar.

Et la terre se transmet comme la langue, quoi de plus concret et de plus poétique que cette image qui habite en creux la Palestine, où la dépossession des terres et des maisons autant que de la langue et de l’identité sont à l’œuvre, depuis bientôt huit décennies. La violence intérieure est intacte.

© Baptiste de Ville d’Avray

Sur scène, Elias Sanbar, son émotion et la nôtre, entouré de quatre musiciens – Franck Tortiller le compositeur, Misja Fitzgerald Michel, Maxime Berton et Patrice Héral, ainsi que de la soprano Dominique Devals. « La nationalité des poètes, c’est la langue » dit Elias Sanbar, en introduction, avant d’évoquer l’actualité génocidaire subie par Gaza et au-delà, de plus en plus, par la Cisjordanie, fomentée par des hommes d’affaire et beaucoup de complicité. « Depuis 1948 mon peuple est soumis à une mise en demeure » poursuit-il. « Partez, vous serez saufs ! » leur dit-on. La mémoire individuelle de chaque famille se mêle à la mémoire collective. « Nos parents sont partis dit-il, mais ils pensaient revenir très vite. » Et il questionne les Républicains espagnols qui entendaient la même chose. « Est-ce que vous seriez partis, si vous saviez que vous ne reviendriez pas ? »

© Baptiste de Ville d’Avray

Avec la tragédie d’aujourd’hui, dans la souffrance de l’anéantissement de Gaza – 68 000 morts pour 700 000 habitants dans la ville avant le conflit, 85 à 95% du territoire détruit, il confirme : « Nous ne sortirons pas de ce paysage, même si le prix est très lourd ! Le peuple palestinien ne bougera pas, il est chez lui. Nous sommes chez nous. Nous répondrons par des poèmes… » Beaucoup de poèmes ont été écrits, beaucoup sont traduits et publiés en France. « En arabe, le verbe est poétique, nous habitons nos poèmes » poursuit Elias Sanbar, comme on habite la maison الْبَيْت (al bayt).

Mahmoud Darwich était un magnifique diseur de ses textes, dans un rythme si particulier et une sorte de psalmodie dans laquelle il projetait les mots avec énergie. Un poème ouvrait ses récitals, Sur cette terre, qu’Elias Sanbar lit avec beaucoup d’émotion : « Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : l’hésitation d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur les hommes, les écrits d’Eschyle, le commencement de l’amour, l’herbe sur une pierre, des mères debout sur un filet de flûte et la peur qu’inspire le souvenir aux conquérants… Sur cette terre se tient la maîtresse de la terre, mère de préludes et des épilogues. On l’appelait Palestine. On l’appelle désormais Palestine. Ma Dame, je mérite la vie, car tu es ma Dame. »

© Baptiste de Ville d’Avray

Et la terre se transmet comme la langue, a été écrit par Mahmoud Darwich depuis Paris où il résidait, en 1989. Dans ce long poème en prose, il parle de la douleur de l’exil et de la force qu’il faut pour puiser en soi, malgré l’errance, pour garder l’espérance dans l’attente du retour. Le poète évoque alors la première Intifada, qu’on appelle la guerre des pierres, conflit entre les Palestiniens des territoires occupés et Israël, et qui s’étend de décembre 1987 à la signature des accords d’Oslo, en 1993.

Monte la musique, les instrumentistes aux aguets, puis se révèle la voix de la soprano Dominique Devals qui a chanté la poésie palestinienne et particulièrement Mahmoud Darwich à plusieurs occasions. Elle est ici chanteuse et récitante dans la mise en musique réalisée par Franck Tortiller et créée au Volcan-scène nationale du Havre en 2019, puis reprise à la Philharmonie de Paris en 2020 et au Festival d’Avignon en 2022. Franck Tortiller, vibraphoniste, a composé un sublime oratorio où les voix se mêlent, celles des instruments, celles du récit et celles du chant en un personnage collectif frappé par le destin, comme le chœur de la tragédie grecque.

Le vibraphone étouffe les lames en même temps que les larmes, les sonorités sont douces dans l’équilibre des harmoniques et vibratos, dans la note qui se prolonge et se perd, dans les sons graves, ronds et chaleureux, ou plus clairs, ou encore brillants. Il entraine le saxophone de Maxime Berton, la guitare de Misja Fitzgerald Michel et les percussions de Patrice Héral, qui parfois déchire l’espace d’interventions vocales. La voix des instruments dans leurs interjections et leur musicalité, dans leur fougue, traduit les désespoirs et les espoirs, dialoguant du récit au chant, du murmure au cri. « Ils sont rentrés… aux confins de leur obsession, à la géographie de la magie divine. » Parfois le texte est pur récitatif, parfois le chant répond, qui s’élève sur l’absence. Lancinants, reviennent les mots rythmés par Elias Sanbar, Et la terre se transmet comme la langue, sorte de leitmotiv qui structure le poème.

© Baptiste de Ville d’Avray

Sobrement et finement pensée et réalisée, cette œuvre musicale lance des ponts jusqu’à la Palestine à partir des mots de Mahmoud Darwich. Et la terre se transmet comme la langue est une traversée lyrique, dans une nouvelle traduction revue par Elias Sanbar en 2022. Sur ce navire, Palestine, Mahmoud Darwich pour capitaine, commandants en second Elias Sanbar et Franck Tortiller, figure de proue Dominique Devals, amiraux Misja Fitzgerald Michel, Maxime Berton et Patrice Héral, on voyage, dans l’attente du retour.

« Comment entrer dans le jardin des portes quand l’exil est l’exil ?… Ils savaient l’avenir de l’hirondelle quand le printemps l’embrase, rêvaient du printemps de leur obsession qui viendrait ou ne viendrait, savaient ce qu’il advient lorsque le rêve naît du rêve et qu’il sait qu’il ne faisait que rêver et savaient, rêvaient, rentraient, rêvaient, savaient, rentraient et rentraient, et rêvaient, rêvaient et rentraient. » La densité d’un final, scandé par l’espoir.

Brigitte Rémer, le 2 décembre 2025

© Baptiste de Ville d’Avray

*Mahmoud Darwich, né en 1941 à Birwa, près de Saint-Jean-d’Acre, et mort à Houston en 2008, est unanimement considéré comme l’un des plus grands poètes arabes contemporains. Auteur d’ouvrages maintes fois réédités et traduits partout dans le monde, il est publié en France par Actes Sud (source de cette présentation).

Et la terre se transmet comme la langue, et autres poèmes, de Mahmoud Darwich, traduits de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar, coll. Babel, Actes Sud, 2025 – Oratorio jazz présenté le dimanche 23 novembre 2025, à 17h, comme clôture des Nouvelles Rencontres d’Averroès – Théâtre de la Criée, 30 quai de la Rive Neuve. 13007, Marseille – Sites : www.theatre-lacriee.com et www. nouvellesrencontresaverroes.com

Et la terre se transmet comme la langue

© Pierre Grosbois – Photo de répétition

Poème de Mahmoud Darwich traduit par Elias Sanbar – Conception Stéphanie Beghain et Olivier Derousseau, interprétation Stéphanie Béghain, au T2G Théâtre de Gennevilliers.

« Un jour je serai poète et l’eau se soumettra à ma clairvoyance » avait écrit en 2003 Mahmoud Darwich, dans Murale. Poète il le fut, reconnu dans tout le Moyen-Orient et bien au-delà, à travers une vingtaine de recueils poétiques publiés et traduits en de nombreuses langues. Il déclamait sa prosodie cadencée avec une force à nulle autre pareille, son pays, la Palestine, l’habitait.

Né en 1941 à Al-Birwa près de Saint-Jean d’Acre, en Galilée, il avait six ans lors de la création de l’état d’Israël, obligeant sa famille à l’exil et faisant de la langue arabe, une mineure. On comprend son combat pour la langue. « Je m’en souviens encore. Je m’en souviens parfaitement. Une nuit d’été alors que nous dormions, selon les coutumes villageoises, sur les terrasses de nos maisons, ma mère me réveilla en panique et je me suis retrouvé courant dans la forêt, en compagnie de centaines d’habitants du village… Je sais aujourd’hui que cette nuit mit un terme violent à mon enfance. » (Source : Subhi Hadidi, in La terre nous est étroite et autres poèmes.) Après avoir été assigné à résidence durant quelques années à Haïfa, Mahmoud Darwich avait quitté Israël en 1970 pour Le Caire, puis Beyrouth, avant de passer plusieurs années en exil, en France. « Mon pays est une valise » écrivait-il. Il est mort en 2008, aux États-Unis, il eut des obsèques nationales à Ramallah où sa dépouille avait été rapatriée.

En 1997, Mahmoud Darwich était en France pour l’ouverture des manifestations du Printemps Palestinien et la sortie de son dernier ouvrage, La Palestine comme métaphore. Accompagné d’Elias Sanbar, son traducteur de toujours aujourd’hui Ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, il vivait alors entre Amman en Jordanie et Ramallah, capitale temporaire autonome de Palestine, au nord de Jérusalem ville des trois grandes religions monothéistes. Poète de Palestine comme il aimait à le dire, Mahmoud Darwich répondait alors à nos questions et s’exprimait sur le croisement entre politique et poétique : « Je ne me considère pas comme un politique ni tout-à-fait comme un poète, il y a un mouvement dans ces territoires entre la culture poétique et mon engagement national que l’on qualifie parfois de politique. Aucun auteur, aucun poète palestinien ne peut se payer le luxe de ne pas avoir un rapport avec cet engagement national qui est politique. Car pour nous, nous éloigner de ce niveau de politique est en fait s’éloigner du réel… La relation entre la poésie et le réel est éternelle, non seulement dans le rapport de la poésie à la réalité mais très profondément dans le rapport du poème à lui-même. » Il concluait l’entretien en disant : « Je pense que la Palestine n’a pas encore été écrite. »

Membre actif de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) et chantre de la cause palestinienne il quitta l’Organisation en 1993 pour protester contre les Accords d’Oslo. Il s’en était expliqué lors de notre conversation : « Ces accords plaçaient le peuple palestinien dans une sorte de période probatoire et transitoire, une transition vers une chose que les accords gardaient très vague. Cette période n’abordait pas les questions fondamentales du conflit : les réfugiés, la colonisation, le droit à l’autodétermination, et Jérusalem. » Il avait pu retourner en Palestine, autorisé par Israël à venir prononcer une oraison funèbre sur la tombe d’un ami, et faisait ce constat : « Le démantèlement géographique de la Palestine est un assassinat de sa propre beauté… Malgré cela j’ai retrouvé ma fenêtre en Galilée, car c’est là que je suis né. » Il s’était installé à Ramallah après 1995.

Le travail proposé par Stéphanie Béghain, artiste associée au T2G Théâtre de Gennevilliers et Olivier Derousseau incube depuis une dizaine d’années et a donné lieu à des présentations publiques entre autres à La Fonderie du Mans, au Studio-Théâtre de Vitry, à l’Échangeur de Bagnolet, mais tout y est démesuré : le temps de gestation, le parcours historique sur la Palestine et le Moyen-Orient sorte d’installation précédant le spectacle et un épais cahier remis intitulé Document(s), le plateau monumental où l’on aperçoit les gradins vides de l’autre moitié de la salle.

Le spectacle s’ouvre par une lecture d’extraits d’État de siège poème inédit de Mahmoud Darwich par des membres du groupe d’Entraide Mutuelle Le Rebond, d’Épinay sur Seine avec lequel travaille Stéphanie Béghain. Assis, ils donnent le texte : « Ici, aux pentes des collines, face au crépuscule et au canon du temps Près des jardins aux ombres brisées, Nous faisons ce que font les prisonniers, Ce que font les chômeurs : Nous cultivons l’espoir. » Paraît la comédienne qui lit quelques phrases puis s’avance à l’assaut de cet immense plateau où l’on trouve quelques planches de manière disparate, vraisemblables résidus d’une maison disparue, et divers éléments posés çà et là, qui ne seront guère utilisés (scénographie Olivier Derousseau, Éric Hennaut). Quelques planches, un bâton, des délimitations, une frontière, le bord du vide, une gestuelle et les déplacements de la comédienne qui part au loin, très au loin, accomplir quelques gestes qu’on ne décrypte pas. Seule la lumière nous guide un peu (Juliette Besançon). Le poème échappe et les intentions se perdent, le texte ne nous relie ni à Mahmoud Darwich ni à l’histoire de Palestine, comme s’il était vidé de substance.

Composé à Paris en 1989, Et la Terre se transmet comme la langue évoque vingt mille ans d’histoire, la question de l’exil et celle du retour sur un mode à la fois épique, poétique et lyrique, « Et la terre se transmet comme la langue. Notre histoire est notre histoire » ajoute Mahmoud Darwich qui mêle à la complexité de l’histoire et de l’écriture les pensées du quotidien comme les parfums de l’oranger, les cailloux et l’avoine, le rayon de miel et l’encens, la marguerite des prés, le coffre à vêtements. Et il concluait la rencontre de 1997 en disant : « Aujourd’hui le Palestinien regarde son histoire, il voit que le futur est extrêmement obscur, noir, que le passé est très lointain et que le présent est un temporaire long, enceint d’un projet d’indépendance qui a déjà avorté. C’est pour cela que la culture palestinienne est contrainte de continuer à s’exprimer comme une culture de résistance. »

Brigitte Rémer, le 20 septembre 2021

Scénographie Olivier Derousseau, Éric Hennaut – lumières Juliette Besançon – sons Thibaud Van Audenhove, Anne Sabatelli – costumes Jeanne Gomas, Élise Vallois – Régie générale Amaury Seval – Direction technique Jean-Marc Hennaut.

Du 11 au 16 septembre 2021, au T2G Théâtre de Gennevilliers, Centre Dramatique National. 41 Av. des Grésillons. 92230 Gennevilliers – site : www.theatredegennevilliers.fr – Tél. : 01 41 32 26 10.