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Sois sage, ô ma douleur

Spectacle théâtral autour des Fleurs du Mal, de Charles Baudelaire – conception et mise en scène Christian Rémer – jeu Sébastien Vuillot – création musicale Tristan Michelin, chant Camille Bougheraba – compagnie Tsurukam – à l’Espace culturel Bertin Poirée, Paris.

© Jean-Michel Jarillot

Le Romantisme est à son zénith quand Baudelaire entre en poésie. Lamartine, Hugo, Musset et Vigny sont sur le devant de la scène. Quelle singularité va s’inventer Baudelaire (1821-1867) pour exister ? Dans une conférence qu’il prononce à Monaco en 1924 sous le titre Situation de Baudelaire, Paul Valéry met en exergue sa double identité de poète et critique d’art comme clé de voûte du parcours poétique, et reconnaît : « Il était d’une sensibilité dont l’exigence le conduisait aux recherches les plus délicates de la forme. »

Sur les pas de Baudelaire, deux voyageurs ont scruté son œuvre poétique. Le premier, Christian Rémer, concepteur du projet, a labouré les écrits à la recherche du sens et de l’essence des mots, de la construction rythmique et du choix de la métrique, il a gardé la vulnérabilité. Le second, Sébastien Vuillot, sur le plateau, devient le magicien et le poète enfoui dans ses réminiscences et réflexions, et qui lance les mots tels des bouquets.

© Jean-Michel Jarillot

Baudelaire a construit Les Fleurs du Mal en cinq séquencesSpleen et Idéal, Le Vin, Les Fleurs du Mal, Révolte, et La Mort – les extraits et textes ici choisis ont été cousus main, pour composer un ensemble. Les thèmes traversés dans l’œuvre sont multiples, ils touchent à l’Ennui, tel que le nomme Baudelaire dans son avertissement Au Lecteur, à  la souffrance et à la chute dans le vide et le néant : « J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou », à la quête d’absolu et de transcendance, à la Beauté, thème vital pour le poète : « Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme, ô Beauté ! ton regard, infernal et divin, verse confusément le bienfait et le crime » ; ou encore « J’aime, ô pâle beauté, tes sourcils surbaissés, d’où semblent couler des ténèbres, tes yeux… » Avec Les Phares on perçoit Rubens et Delacroix, Vinci et Rembrandt, au plus profond de la peinture, là où la poésie se conjugue au regard du critique d’art que fut Baudelaire, « Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage que nous puissions donner de notre dignité que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge et vint mourir au bord de votre éternité ! » Les thèmes traversés et qu’on retrouve sur scène touchent au voyage, à la fuite du temps, à l’infini, à la recherche d’inspiration et de la nouveauté, au rejet du mal, à la recherche d’un monde idéal. L’obsession de la mort habite l’espace baudelairien : « O mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre ! Ce pays nous ennuie… Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, plonger au fond du gouffre. Enfer ou ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ? »

© Jean-Michel Jarillot

Sur le plateau, un fauteuil et un narguilé côté cour, la table de l’écrivain côté jardin. C’est avec Recueillement, qu’on entre de plain-pied dans le spectacle : « Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille. Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici : une atmosphère obscure enveloppe la ville, aux uns portant la paix, aux autres le souci. » Au centre et le cœur du sujet, un paravent clos et qui, quand il s’ouvre, révèle la Femme et son reflet. Mannequin de taille humaine, Elle, regarde le poète, droit dans les yeux.

En même temps qu’il traduit les textes d’Edgar Allan Poe dont le premier, Révélation magnétique, est publié en 1848 dans le journal « La Liberté de penser », Baudelaire travaille Les Fleurs du Mal.  « Savez-vous pourquoi j’ai si patiemment traduit Poe ? » pose-t-il au journaliste et critique d’art Théophile Thoré : « Parce qu’il me ressemblait. » Écrites majoritairement entre 1840 et 1850, Les Fleurs du Mal sont publiées en 1857. L’ouvrage fait scandale donnant lieu à un procès, certaines pièces jugées immorales seront retirées de l’ouvrage, Baudelaire et ses éditeurs condamnés à de fortes amendes pour délit d’outrage à la morale publique. Entre 1861 et 1868 trois versions successives voient le jour, enrichies de nouveaux poèmes. Ainsi Les Tableaux Parisiens, absents de la version d’origine apparaissent dans l’édition de 1861. La réhabilitation du poète n’aura lieu qu’un siècle plus tard, en 1949.

© Jean-Michel Jarillot

Dans Mon cœur mis à nu, Baudelaire qui haïssait le beau-père qui avait pris la place de son père, mort quand il avait cinq ans, écrivait : « Tout enfant, j’ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires : l’horreur de la vie et l’extase de la vie. » Son parcours sera l’illustration de cette tension. L’homme est tourmenté, obsédé par le mal et hanté par la mort. Sa mère est adorée mais il s’oppose très jeune aux valeurs bourgeoises qu’incarne sa famille. Dès sa majorité il mène une vie de dandy, dilapidant l’héritage laissé par son père et découvre les Paradis artificiels dont il relate ses expériences dans son essai éponyme, en 1860.

La Beauté selon Baudelaire et l’image de la Femme, mi-déesse mi-tentatrice, adulée et maudite, fait d’elle sur scène, par ce mannequin grandeur nature, une intouchable, un fantasme, un mirage. Il l’apostrophe : « Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe ? » Elle lui répond : « Je suis l’Ange gardien, la Muse et la Madone. » Chez Baudelaire, la beauté physique provoque un désir érotique trouble et jamais assouvi. On lui connaît plusieurs amantes qui deviendront ses muses, dont Jeanne Duval, jeune femme haïtienne proche des gens de théâtre avec qui il entretient une relation tumultueuse pendant une vingtaine d’années. Spleen et Idéal le raconte. Christian Rémer s’empare de la métaphore de la Beauté qu’il développe à travers le miroir à trois faces, déposé sur scène. Ce thème du miroir cher à Baudelaire dans la dualité de l’image qu’il renvoie est une nouveauté pour l’époque. Il permet ici le jeu des reflets et des réverbérations renforçant la part de mystère et de contemplation intérieure. Chez Baudelaire, plaisir et souffrance se mêlent et le poète jette des passerelles entre le réel et l’irréel. Regarde-t-il sa propre image et son reflet avec quelques remords et mélancolie ? « Mais pourquoi pleure-t-elle ? » demande-t-il.

© Jean-Michel Jarillot

Dans son œuvre, Baudelaire établit la théorie mystérieuse des Correspondances qui nous font passer d’un monde à l’autre, le monde d’ici-bas et ses limites matérielles face au monde spirituel, irréel et sorte d’au-delà. Dans cet entre-deux s’inscrit le spectacle où les souvenirs du poète, pleins de regrets nostalgiques, voyagent. Quelques notes de musique traversent la représentation, comme en écho à la poésie (création musicale Tristan Michelin) et rappellent que Baudelaire, mélomane et passionné entre autres des opéras de Wagner, était sensible aux sons ainsi qu’aux vibrations de la nature, reflet de ses états d’âme, ses poèmes en témoignent.

Acteur et danseur, marionnettiste et créateur lumières, metteur en scène et formateur dans la multiplicité de ces disciplines, le concepteur du spectacle et metteur en scène, Christian Rémer, s’est formé à Strasbourg puis à Nancy, a côtoyé entre autres Kantor et Béjart, Bluwal, Goretta et Verneuil, Carlson et Acogny, Molière et Copi, Wilde et Shakespeare, Michaux, Witkiewicz, Ghelderode, et bien d’autres. Il a accompagné Alain Recoing dans la structuration de son espace aux Mains Nues, a bourlingué dans les Afrique(s), à Ouaga, Brazza, Yaoundé, Bamako, Malabo, pour partager les inspirations et langages scéniques, les formes d’art et d’artisanat, a monté l’œuvre de Xavier Orville originaire de Case Pilote, rencontré Aimé Césaire, à Fort-de-France.

© Jean-Michel Jarillot

Sébastien Vuillot distille le texte avec élégance. Acteur, danseur jazz et contemporain, marionnettiste, il co-fonde avec Kaori Suzuki la compagnie franco-japonaise Tsurukam, en 2004 et s’initie au théâtre traditionnel japonais – dont les Théâtres Nô et Kyôgen – avec les grands maîtres, et découvre les formes traditionnelles du Bunraku avec Hoichi Okamoto. Il admire le Figuren theater Tübingen, fondé par Frank Soehlne et développe ces différentes disciplines ainsi que la vidéo et l’univers sonore au sein de la Compagnie. Celle-ci a présenté de nombreux spectacles dans différents pays dont Tomoki – Qui-Koto ? – NingyoLAB – D-aï et Kagomé, dans lequel Christian Rémer a dirigé les acteurs et créé les lumières.

« Les Fleurs du mal ne contiennent ni poèmes historiques, ni légendes, rien qui repose sur un récit. On n’y voit point de tirages philosophiques. La politique n’y paraît point. Les descriptions y sont rares et toujours significatives. Mais tout y est charme, musique, sensualité puissante et abstraite… » précise Paul Valéry lors de sa conférence de 1924, et il démontre à quel point la poésie de Baudelaire fut un signe avant-coureur pour ceux qui allaient suivre : « Tandis que Verlaine et Rimbaud ont continué Baudelaire dans l’ordre du sentiment et de la sensation, Mallarmé l’a prolongé dans le domaine de la perfection et de la pureté poétique. »

© Jean-Michel Jarillot

Le spectacle est tout en retenue. La poésie pour arme, dans le pouvoir des images et la pensée de Baudelaire qui s’exprime avec densité. Il traduit la souffrance et le détournement du monde réel souhaité par le poète, sa mélancolie, le Spleen. Le pouvoir incantatoire de la poésie portée par Sébastien Vuillot qui extrait les mots et réinvente les rimes, s’achève sur la voix chantée de Camille Bougheraba. Ni romantisme ni classicisme, ici le verbe se fait chair et projette les paraboles que chaque spectateur peut dessiner dans son regard sur l’infini. Sur scène, pas d’artifice, la poétique comme pur joyau et la mélancolie sous le regard du poète, à travers la Femme, l’inaccessible, dans ses apparitions-disparitions. Comme une invitation au voyage…

Brigitte Rémer, le 9 décembre 2025

Spectacle théâtral autour des Fleurs du mal et autres textes de Charles Baudelaire – conception et mise en scène Christian Rémer – jeu Sébastien Vuillot – création musicale Tristan Michelin, chant Camille Bougheraba – compagnie Tsurukam.

Vu les 6 et 7 novembre 2025, à l’Espace culturel Bertin Poirée/ Association Tenri, 8-12 Rue Bertin Poirée, 75001, Paris – métro : Châtelet – site : www.cietsurukam.com – Tél : 06 12 24 93 25 – mail : cie.tsurukam@gmail.com