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La Belle

© Alice Blangero

Chorégraphie Jean-Christophe Maillot, d’après La Belle au bois dormant de Charles Perrault – musique Piotr Ilitch Tchaïkovski – scénographie Ernest Pignon-Ernest – par les Ballets de Monte Carlo, au Grimaldi Forum.

Le prologue, qui permet d’entrer de plain-pied dans le spectacle, projette une image sur un écran central qui ensuite disparaît. Allongé sur une méridienne, le Prince est plongé dans un livre, La Belle au bois dormant, ce conte populaire aux lectures plurielles rapporté entre autres par Charles Perrault en 1697 et par les frères Grimm en 1812, et qui a prêté à diverses interprétations. Sortant du cadre et de l’écran, le Prince poursuit sur scène sa lecture et s’endort. Il nous prend par la main et nous entraîne dans son rêve.

Le spectateur est alors catapulté dans le monde du merveilleux, sorte d’Alice tombant dans le terrier du lapin blanc, autant que dans celui de l’inquiétude : le monde de la Belle et des fées marraine et son envers le monde des Crochus, dont le chef de file est Carabosse. Beauté, grâce et raffinement d’un côté, magie noire et sortilèges maléfiques, de l’autre. D’un côté, Pétulants et Prétendants, de l’autre le Cauchemar. La scénographie se met en place et délimite avec habileté les espaces, en haut celui de la Belle et des siens sur fond bleu azur, qui, tel un pont-levis descend en pente douce à la rencontre du Prince et de tous les dangers, en contrebas, celui du Prince et de ses assistants, Carabosse en tête comme expression du mal, assisté de sa négociatrice, la fée Lilas et de ses Crochus. Les danseurs mettent en place les éléments de scénographie et le rideau se baisse entre chacun des trois actes.

© Alice Blangero

Le chorégraphe, Jean-Christophe Maillot, également directeur des Ballets de Monte Carlo, retrace en filigrane les étapes de la vie d’une femme et les obstacles qu’elle se doit d’affronter. Dans la première partie on fête en même temps que la Reine et le Roi l’attente de la Belle, tout est vif et coloré, naïf et populaire. Explose la vie et le burlesque des Pétulants. À son arrivée, la Belle est fêtée par des calligraphies de ballons blancs, des fées-papillons, des couleurs pastel tant dans la lumière qui sculpte les espaces que dans les somptueux costumes. De l’autre côté de cette ligne imaginaire, Carabosse et ses Crochus aux longs doigts prolongés de griffes, comme des guetteurs, distribuent la panique dans l’univers sombre qu’ils habitent. Tel Méphistophélès, Carabosse jette un sort à la Belle, annonçant qu’elle « se percerait la main d’un fuseau et qu’elle en mourrait. » L’image est ici en noir et blanc et les costumes, dont certains sont en métal, semblent des prisons.

© Alice Blangero

Dans la seconde partie, vêtue d’une magnifique robe qui lui sera arrachée et d’un collant-dentelles blanc et lamé or, la Belle descend de son Olympe dans une immense bulle transparente, sa zone de protection et de limpidité. Les Prétendants, jeunes hommes pleins d’énergie, en jeans et vestes de couleurs foncées déclinées, s’égaient en une danse expressive, à la manière de West Side Story. La Belle rencontre une fileuse et lui prête main forte. Comme l’écrit la légende, elle se pique le doigt et s’évanouit « mais au lieu d’en mourir, elle tombera seulement dans un profond sommeil qui durera cent ans, au bout desquels le fils d’un roi viendra la réveiller. » La Belle est alors installée dans le plus bel appartement du palais, là où le jeune Prince se rendra, en héros, submergé par l’envie de la ranimer.

Dans la troisième partie, l’éblouissement réciproque est au rendez-vous, le Prince épouse la Belle et ils ont des enfants, pourtant Carabosse et les Crochus veillent, prêts à les détruire. Son père mort, le Prince couronné devenu Roi part à la guerre, laissant la Régence à sa mère et lui confie femme et enfants. Dans le conte, la belle-mère/ogresse/Carabosse fomente de tuer cette Belle, trop Belle, en amenant une cuve de serpents dans l’idée de l’y jeter ; elle n’en a pas le temps car le Roi aussi vite revenu contredit ce plan famélique. Sa mère, démasquée et enragée, s’y jette et s’y fait dévorer. Dans la chorégraphie, où la Fée Lilas et Carabosse sont des personnages charnières, la fin est de combat. Carabosse provoque le Prince. L’écran, de retour, montre la mer recouvrant le visage de sa Belle. Le Prince, sur sa méridienne, s’éveille et sort de son cauchemar. Avec lui, La Belle se fraye un chemin. Ensemble, ils pénètrent dans l’écran comme on entre dans la mer.

© Alice Blangero

Dans sa construction chorégraphique, Jean-Christophe Maillot reste près du récit original et s’éloignant de tout manichéisme, montre la complexité des choses. Il n’occulte rien du côté féroce du conte et s’intéresse à sa lecture psychanalytique et au processus initiatique mis en lumière par Bruno Bettelheim, tout en travaillant sur l’esthétique du merveilleux. Il a créé La Belle il y a une vingtaine d’années en une première version, en a repris la base chorégraphique qu’il a fait évoluer en fonction des danseurs d’aujourd’hui. Il lui donne un éclat, personnel et singulier en s’entourant d’une équipe artistique hors pair et en guidant les danseurs avec exigence et professionnalisme. « Son travail sur La Belle est comparable à celui d’un archéologue : retrouver le conte original sous les couches de sucre qui l’ont recouvert au gré des versions des uns et des autres. » La Belle, interprétée par Olga Smirnova, invitée du Het Nationale Ballet basé à Amsterdam, est éblouissante et tous les danseurs avec elle sont à saluer, solistes et personnages du collectif. Autour, scénographie, lumière et costumes sont autant de langages qui accompagnent le geste chorégraphique qui, à partir des figures classiques, ouvrent sur les constellations du conte et de la magie.

La scénographie d’Ernest Pignon-Ernest accompagne le charme et la puissance de la chorégraphie et permet à la lune de descendre, aux Pétulants de faire des glissades sur un praticable en pente, aux danseurs de déplacer paravents et structures architecturales et sculpturales, dans les volumes qu’il a élaborés. Il détaille son travail : « Le décor a été finalisé après plusieurs semaines de travail avec Dominique Drillot qui a créé les lumières dans La Belle. Il a fait en sorte que les différents espaces esthétiques soient parfaitement lisibles. Lisse et froid avec des ombres portées dans l’univers du Prince, rond et coloré chez La Belle. »

© Alice Blangero

Avec la même précision et réflexion, Ernest Pignon-Ernest réalise des œuvres éphémères dans la rue depuis de nombreuses années, son œuvre, multiforme, est virtuose : « Les lieux sont mes matériaux essentiels, j’essaie d’en comprendre, d’en saisir à la fois tout ce qui s’y voit : l’espace, la lumière, les couleurs et simultanément, tout ce qui ne se voit pas ou ne se voit plus : l’histoire, les souvenirs enfouis. À partir de cela j’élabore des images, elles sont ainsi comme nées des lieux dans lesquels je vais les inscrire. » Soulignant les différents espaces, les lumières participent à l’écriture des séquences, crues ou feutrées, pleines d’ombres ou d’éclats qui démultiplient les lieux selon l’univers dans lequel on se trouve, celui du Prince ou celui de La Belle, lumières pastel ou dégradés de gris, de blanc et ronds de lumière crue. Les costumes de Philippe Guillotel et Jérôme Kaplan sont aussi un des atouts majeurs du merveilleux qui se construit et se contredit avec Carabosse et les Crochus : la légèreté de l’univers de La Belle où règnent grâce et sobriété, voiles et taffetas, fait face au poids de l’univers du Prince avec ses cotes de maille et le versant massif de ses costumes.

© Alice Blangero

Les Ballets de Monte Carlo ont pour source l’implantation à Monaco pendant deux décennies des Ballets Russes de Serge de Diaghilev, à partir de 1909. À sa mort, en 1929, la compagnie est dissoute et plusieurs chorégraphes tentent de la faire renaître sous diverses appellations, avant qu’elle ne disparaisse définitivement, en 1951. En 1985, S.A.R. la Princesse de Hanovre souhaite relancer cette tradition de la danse à Monaco. Ghislaine Thesmar et Pierre Lacotte, suivis de Jean-Yves Esquerre dirigent les Ballets de Monte-Carlo, Christophe Maillot est à leur tête depuis 1993. Formé à l’École internationale de Danse Rosella Hightower il a dansé au Ballet de Hambourg pendant cinq ans, engagé par John Neumeier. Après un accident qui lui interdit la danse, il devient chorégraphe-directeur au Ballet du Grand Théâtre de Tours en 1983, où pendant dix ans il monte une vingtaine de ballets et crée un festival de Danse, Le Chorégraphique. Il crée pour les Ballets de Monte Carlo en 1987 Le Mandarin merveilleux qui a fait date, avant d’y être conseiller artistique puis d’y entrer comme chorégraphe-directeur. Il ouvre de nouvelles pistes aux danseurs et y crée plus de trente ballets dont plusieurs sont entrés au répertoire des grandes compagnies internationales. Il invite par ailleurs de prestigieux chorégraphes dont Lucinda Childs, William Forsythe, Jiri Kylian, Karole Armitage, Marie Chouinard, Sidi Larbi Cherkaoui, ouvrant autant de fenêtres à la cinquantaine de danseurs qui forment les Ballets, ainsi qu’au public. La danse à Monaco est aujourd’hui un triptyque : les Ballets de Monte Carlo, le Monaco Dance Forum créé en 2000 et devenu une vitrine internationale de la danse, et l’Académie Princesse Grace, qui en est  l’axe de formation.

La force de Jean-Christophe Maillot est de faire se côtoyer tous les arts – arts de la scène et arts visuels, théâtre et danse, musique et littérature, là est son talent et la force artistique de la Compagnie. Il accompagne les danseurs des Ballets de Monaco dans de superbes réalisations. La Belle en est un temps fort du printemps chorégraphique, à Monaco.

Brigitte Rémer, le 5 mai 2023

Avec/L’univers de la Belle – La Belle : Olga Smirnova/Guest-Het Nationale Ballet – la Reine Marianna Barabas – le Roi Alvaro Prieto – les Trois Fées : Juliette Klein, Lydia Wellington, Ashley Krauhaus – les Trois Gardes : Francesco Mariottini, Cristian Assis, Francesco Resch – les Pétulants : Anissa Bruley, Adam Reist ; Taisha Barton-Rowledge, Koen Havenith ; Hannah Wilcox, Daniele Delvecchio ; Elena Marzano, Luca Bergamaschi ; Gaëlle Riou, Michael Grünecker ; Kathryn Mcdonald, Alexandre Joaquim – les Prétendants : Francesco Resch, Simone Tribuna, Francesco Mariottini, Lennart Radtke, Daniele Delvecchio, Koen Havenith, Christian Tworzyanski – Avec/L’univers du Prince – La Reine Mère/Carabosse : Jaat Benoot – le Roi : Matèj Urban – le Prince : Alexis Oliveira – la Fée Lilas : Mimoza Koike – les Crochus : Ksenia Abbazova, Kizuki Matsuyama ; Candela Ebbesen, Lennart Radtke ; Portia Soleil Adams, Cristian Assis – le Cauchemar : Kathryn Mcdonald, Lydia Wellington, Elena Marzano, Hannah Wilcox, Luca Bergamaschi, Kizuki Matsuyama, Alexandre Joaquim.

Chorégraphie Jean-Christophe Maillot – Musique actes I, II et III Piotr Ilitch Tchaïkovski, The Sleeping Beauty, orchestre du Kirov direction Valery Gergiev ; acte III Piotr Ilitch Tchaïkovski,, Roméo et Juliette, Ouverture 1812, Orchestre philharmonique de Berlin, direction Claudio Abbado –  Scénographie Ernest Pignon-Ernest – Costumes, Philippe Guillotel et  Jérôme Kaplan – Lumières Dominique Drillot – Vidéo, Mathieu Stefani, Rémi Lesterle, Gregory Sebbane – Vu le 30 avril 2023, Salle des Princes, Grimaldi Forum de Monte Carlo, Monaco.

Pour un musée en Palestine

“Al-Thawra/La Révolution” – Abdalla Hamed – 1968

Nous aussi nous aimons l’art, exposition à l’Institut du Monde Arabe.

Cette seconde édition présente les nouvelles donations solidaires d’artistes européens et arabes collectées pour le futur Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine. Elias Sanbar, Ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, poursuit le travail engagé. Plus de six mille visiteurs avaient vu la première édition, en 2017. A ses côtés, le plasticien Ernest Pignon Ernest met en relation les artistes et le projet, en vue de couvrir toutes les tendances de la création contemporaine des cinquante dernières années. Le partenariat avec l’Institut du Monde Arabe par la signature d’une convention en 2015, confirme l’engagement de son Président, Jack Lang.  L’exposition est dédiée à Henri Cueco, peintre et écrivain récemment disparu.

Sur le même mode que le Musée Salvador Allende pour le Chili créé pendant la dictature militaire ou que le Musée de l’exil porté par la diaspora d’Afrique du Sud pour dénoncer l’apartheid, le Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine porte haut l’excellence artistique. Elias Sanbar en trace les contours, avec toute la fierté du mot national qui résonne dans l’intitulé et le devoir de tout état dit-il, « de garantir l’accès à l’art pour tous, un véritable pari sur une terre encore occupée. »

Les œuvres internationales rassemblées croisent toutes les disciplines : peintures, aquarelles, photographies, bandes dessinées, installations et sculptures. Ainsi, une peinture de technique mixte d’Hamed Abdalla, Al-Thawra/la Révolution, artiste engagé tant dans ses écrits sur l’art et la philosophie que dans ses recherches plastiques sur le graphisme de la langue ; les lithographies de Robert Combas, leader du mouvement Figuration libre, et d’Hervé Di Rosa, entre arts populaires, bande dessinée et science-fiction ; les photographies de Bruno Fert aux paysages désertiques, aux maisons abandonnés ; celles de Marc Trivier faisant le portrait d’artistes, comme Jean Genêt, auteur de Sabra et Chatila suite aux massacres de 1982, ou de Mahmoud Darwish, grand poète de l’exil – La Palestine comme métaphore, La terre nous est étroite, La trace du papillon, auteur de bien d’autres œuvres, traduites par Elias Sanbar ; un dessin aquarelle de Jacques Ferrandez, Cimetière de Chatila issu de sa série « Carnets d’Orient » ; 2015/435a, une peinture sur tissu de Claude Viallat, du mouvement critique Supports/Surfaces, qui pose des empreintes géométriques sur des toiles dans une couleur à l’unisson ; la série de lithographies de Rachid Koraïchi, Les maîtres de l’invisible, allant de Rûmi à Attar, de Sidi Boumedienne à Hâllaj ; de la série Beyond/Au-delà de Nabil Boutros, une photographie, grille de mots arabes en écriture kufique qui ressemble à un moucharabieh occultant la réalité : « Les images, montrent-elles ce qu’elles donnent à voir ou cachent-elles ce que l’on ne voit pas ? » questionne-t-il.

On pourrait citer tous les artistes solidaires du projet, la collection s’enrichit au jour le jour et le Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine devient ainsi un véritable projet collectif. Il met en exergue « la force morale, politique et intellectuelle de tout un peuple » comme le signifie Elias Sanbar qui milite pour la beauté, la paix et la justice. « La Palestine, parfois oubliée des cénacles internationaux » comme le dit Jack Lang, est en marche. Avec l’aide du directeur du Musée de l’IMA, Eric Delpont, les œuvres sont répertoriées avec soin et stockées sur place. Avant de trouver leur localisation en Palestine, dans un lieu et bâtiment qui ne les mettent pas en péril, elles voyageront en expositions itinérantes.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2018

Du mardi au vendredi de 10h à 18h,samedi, dimanche et jours fériés de 10h à 19h –  Institut du monde arabe 1, rue des Fossés-Saint-Bernard/
Place Mohammed V – 75005 – www.imarabe.org – Une partie des recettes de l’exposition sera reversée à l’Association d’Art moderne et contemporain de la Palestine.