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Entre les lignes

© Mariano Barrientos

Une création artistique de Tiago Rodrigues et Tónan Quito – texte Tiago Rodrigues, en français et portugais surtitré – avec Tónan Quito – à l’Athénée Théâtre Louis Jouvet.

Quand avons-nous perdu la parole ? Telle est la question que pose le spectacle s’entourant de Sophocle et de l’absurde, sur les pas d’Œdipe et sur ceux de la création. La rencontre se passe au sommet de l’Athénée-Louis Jouvet dans la petite salle écrin Christian Bérard – du nom du scénographe de Louis Jouvet – en parfaite antithèse avec l’acteur basket survêt prêt à engager la conversation comme sur un coin de frigo, au bistrot du coin.

Même grand écart entre la métaphore de la cité grecque, déserte, et le sens de notre époque, ici dans les péripéties de l’attente d’un texte à jouer et qui ne vient pas, celui de Tiago Rodrigues et de l’échange entre l’auteur et l’acteur, Tónan Quito. Grand écart entre les yeux perdus d’Œdipe après le meurtre du père, ceux a priori mal en point de l’auteur, ceux de l’acteur via ses lunettes dans sa peur solitaire de l’absence et du vide, faute de matière première, le texte. Tónan Quito jongle entre deux langues, la sienne le portugais, qui se surtitre sur écran et le français, pour l’adresse au public. Autour de lui et comme dans une cellule une table et une chaise, puis quatre néons à enjamber posés au sol et qui fragmentent l’espace.

La quête d’Œdipe nous mène jusqu’au Mozambique en 1960 par un exemplaire de l’ouvrage trouvé dans la bibliothèque du centre pénitencier de Lisbonne. Tiago et son texte ont disparu ? Qu’à cela ne tienne, Tónan nous lit ce mythe d’Œdipe et, entre les lignes, en écriture parallèle, la lettre d’un prisonnier ayant tué son père, adressée à sa mère. « Je me suis condamné à vivre dans son ombre pour le restant de mes jours, en ne le voyant plus je parviendrai peut-être à l’oublier. »  L’écriture du prisonnier est entrelacée dans les mots d’Œdipe-Roi, comme si, à tant de siècles d’écart, les destins s’étaient rejoués de la même façon.

L’acteur prend le public à témoin, comme à de nombreux autres moments du spectacle, et l’emmène à la bibliothèque de la prison où toutes les grandes références – Homère, Tolstoï, Racine, Shakespeare, Dostoïevski, et d’autres – ont disparu des rayons, constat du vieillard-bibliothécaire qui observe « les trous dans les rangées de livres, comme les touches manquantes d’un piano à queue dans un salon viennois. » Plus tard, les notes d’un piano viendront suspendre les mythes. Le bibliothécaire se souvient de la disparition du volume d’Œdipe-Roi et montre les coupables : dans une cellule, un vieil aveugle écoute un vieux lecteur par l’entremise d’un autre mythe, Don Quichotte « Je réalisais que tu n’étais qu’un rêve… » Télescopage des temps et mémoires qui se superposent.

L’entremêlement des mythes entre eux, des mythes et de la vie, des époques, sont autant de figures de style entre les sentiments, le mensonge, les mots et les idées. À plusieurs moments de la représentation Tónan Quito prend le public à témoin et au final lui offre une brochure : le fac-similé d’Œdipe-Roi issu de la bibliothèque du centre pénitencier de Lisbonne, surlignée et augmentée des mots du prisonnier écrits à la main et collant au mythe.

Entre les lignes est un peu comme un objet volant non identifié qui dessinerait quelques traces dans le ciel et parlerait de la fragilité de la création théâtrale, autre métaphore. La complicité entre Tónan Quito et Tiago Rodrigues qui travaillent ensemble depuis longtemps, entre l’acteur qui attend son texte et l’auteur qui se fait discret est un autre fil tendu.

Brigitte Rémer, le 9 décembre 2022

Collaboration artistique Magda Bizarro – décor, lumière, costumes Magda Bizarro, Tiago Rodrigues et Tónan Quito – traduction française Thomas Resendes – surtitres Sónia De Almeida – direction technique André Pato. (Voir aussi nos articles des 28 et 29 octobre 2022 sur deux spectacles de Tiago Rodrigues récemment présentés au Théâtre des Bouffes du Nord, à Paris : Le Choeur des amants et Catarina et la beauté de tuer des fascistes.)

Jusqu’au 17 décembre 2022, Du mardi au samedi à 20 h 30 – Théâtre de l’Athénée, Salle Christian-Bérard, 2/4, square de l’Opéra Louis-Jouvet. 75009 Paris