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La Douleur

© Ros Ribas

Texte Marguerite Duras, mise en scène Patrice Chéreau et Thierry Thieû-Niang – avec Dominique Blanc, sociétaire de la Comédie-Française – Athénée/Théâtre Louis Jouvet.

C’est un texte écrit entre 1946 et 1948, dans le deuxième Cahier de la guerre rédigé par Marguerite Duras et qui ne sera publié qu’en 1985 – l’ensemble de ses Cahiers couvrent les années 1943 à 1949 -. « J’ai retrouvé ce Journal dans deux cahiers des armoires bleues de Neauphle-le-Château. Je n’ai aucun souvenir de l’avoir écrit… » dira-t-elle plus tard.

Robert Antelme son époux, écrivain et résistant, dans le texte Robert L, a été arrêté puis déporté à Dachau en 1944. L’année précédente ils avaient emménagé au 5 rue Saint-Benoît, à Saint-Germain des Prés, leur appartement était alors le quartier général d’intellectuels comme Edgar Morin, Claude Roy, Maurice Nadeau, Dyonis Mascolo, très ami avec Robert Antelme – que Marguerite Duras épousera en 1947 et dont elle aura un enfant. Elle, en l’absence de Robert L, consigne ses émotions, son interminable attente, sa douleur au moment de sa disparition et par petites touches esquisse le chaos de l’époque. À la Libération, les camps se libèrent, petit à petit. Robert Antelme en sort, il est dans un état critique.

L’Athénée remet à l’affiche La Douleur dont Patrice Chéreau, disparu en 2013, avait signé la mise en scène cinq ans auparavant, avec Thierry Thieû-Niang. C’est sous le regard de ce dernier que la vertigineuse Dominique Blanc, qui avait obtenu le Molière de la meilleure comédienne, en 2010 pour ce texte, le reprend. Sociétaire de la Comédie-Française depuis 2016, l’actrice avait auparavant travaillé avec de nombreux grands metteurs en scène entre autres Luc Bondy, Jean-Pierre Vincent, Antoine Vitez, Deborah Warner. C’est en 1981 qu’elle avait rencontré Patrice Chéreau et joué pour la première fois sous sa direction dans Peer Gynt d’Ibsen, avant de tourner dans deux de ses films, La Reine Margot et Ceux qui m’aiment prendront le train. « Je suis née au théâtre en 1981 avec Peer Gynt au TNP de Villeurbanne » dit-elle « huit heures de théâtre et la folie des mots d’Ibsen : être soi ! » En 2003 la Phèdre qu’elle interprète dans la mise en scène de Chéreau fait date.

Dans son préambule à La Douleur, Marguerite Duras écrit : « La douleur est une des choses les plus importantes de ma vie… » Dominique Blanc nous la fait percevoir avec beaucoup de finesse. Robert L, est absent, l’auteure tourne dans la maison. Elle aime la vie et la vie se suspend. « Face à la cheminée, le téléphone, il est à côté de moi. À droite, la porte du salon et le couloir. Au fond du couloir, la porte d’entrée. Il pourrait revenir directement. Il sommerait à la porte d’entrée… » L’actrice est assise à la table, son sac sur les genoux, le téléphone tout près d’elle. De l’autre côté, une rangée de chaises. Tout est simple, dépouillé, évident et douloureux, son cœur mis à nu.

Le retour est terrible. « Dans mon souvenir, à un moment donné, les bruits s’éteignent et je le vois. Immense. Devant moi. Je ne le reconnais pas. Il me regarde. Il sourit. Il se laisse regarder. » Le corps doit se remettre en marche. Se réalimenter. Éliminer. « La lutte a commencé très vite avec la mort. » Quelques-unes des pages portées par Dominique Blanc à la fin du spectacle sont rudes, toute la crasse des camps et la noirceur de la situation semblant ressortir par tous les orifices, jusqu’au jour où il put dire enfin : « J’ai faim. » Dominique Blanc restitue un texte en sa plus simple expression, dans toutes les nuances de l’attente, de l’angoisse, de la douleur, de l’espoir et lui donne une grande force. Un magnifique travail !

Brigitte Rémer, le 4 décembre 2022

Sous l’œil de Thierry Thieû-Niang – création et régie lumière Gilles Bottachi – régie générale Paul Besnard – production : Les Visiteurs du Soir – Le texte de Marguerite Duras, La Douleur, est publié chez P.O.L.

Du 23 novembre au 11 décembre 2022 à 20h, dimanche à 16h – Athénée/Théâtre Louis Jouvet, 2/4 square de l’Opéra. 75009. Paris – métro : Opéra, Havre Caumartin – tél. : 01 53 05 19 19 – Site : athenee-theatre.com. En tournée 2022/23 : du 13 au 18 décembre, Théâtre des Bernardines, Marseille – mardi 23 mai 2023 Maison des Arts, Thonon-les-Bains – jeudi 25 mai, Le Mail, Soissons – 30/31 mai La Coursive, La Rochelle – 2/3 juin, Théâtre National de Nice – 6 au 8 juin MC2, Grenoble – mardi 13 juin, Anjou Festival, Angers – vendredi 16 juin, Perugia (IT), Teatro del Umbria, Perugia Festival.

Le Testament de Marie

© Ruth Walz

Création en coproduction Comédie-Française, Odéon-Théâtre de l’Europe. Texte de Colm Tóibín – mise en scène Deborah Warner – avec Dominique Blanc, de la Comédie-Française

C’est une image de paradis terrestre où se consument de nombreuses bougies, qui saisit le spectateur entrant dans le théâtre. Invité à monter sur le plateau avant le début du spectacle, il peut constater le miracle de l’apparition. Car l’apparition est, en la personne de l’actrice Dominique Blanc incarnant une image de la Vierge Marie digne des plus pures représentations saint-sulpiciennes et jouant avec les codes. Dans une magnifique robe rouge sang, elle divague dans cette scénographie, belle et baroque. Puis elle se place dans une structure de verre, met un voile bleu et prend la pause. Les spectateurs vont et viennent autour d’elle, comme s’ils se promenaient dans une exposition. Un olivier déraciné et suspendu dans les cintres le long d’un arbre mort, élancé et privé de ses branches qui ressemble à un mât, est signe d’inquiétude. Dans ce prologue magnétique se trouvent aussi un oiseleur et son rapace, quelques objets du quotidien, un robinet d’eau.

Le cliché de Marie s’arrête là, ce qui suit est le contraire d’une théâtralisation sophistiquée : le récit de la Passion nous est fait, porté par une femme humble et ordinaire en jean et tee-shirt, qui accomplit dans la maison les travaux de tous les jours et souffre dans sa chair, comme toute mère parlant de ses enfants. Dominique Blanc, éblouissante et modeste, livre ses confidences avec justesse et précision, comme des évidences. Elle s’appelle Marie. Elle est fragile et forte. Elle a vu son fils mourir, supplicié sur la croix, puis ressusciter. Les mots de l’auteur Irlandais Colm Tóibín sont simples, ils parlent d’humanité et de vérité. Auteur de neuf romans et de deux recueils de nouvelles, son œuvre est traduite dans une trentaine de langues, dont en français. Ce texte, Le Testament de Marie, fut nommé en 2013 aux Tony Awards dans la catégorie Meilleure pièce.

La metteuse en scène Deborah Warner adapte son style aux textes qu’elle monte et passe du spectacle shakespearien à l’opéra ou au solo, avec la même intelligence et la même précision. Elle a créé à l’Odéon King Lear de Shakespeare en 1990 et Une Maison de poupée d’Henrik Ibsen en 1997 où Dominique Blanc interprétait magnifiquement le rôle de Nora. Elle présenta en 2013 à Broadway, puis au Barbican de Londres Le Testament de Marie, avec l’actrice Fiona Shaw. Dans sa simplicité, le spectacle reste théâtral, à la lisière de la technicité du conteur et de l’apostrophe au public. Le spectateur reconstitue le puzzle du récit et s’enfonce dans l’histoire ré-écoutée, petit à petit. Marie refait le parcours à l’envers et veut comprendre ce qui a mené son fils à cette mise en croix, avant de ressusciter. Il s’entourait d’une drôle de bande, dit elle. Elle parle des miracles, de la résurrection de Lazare, du malade à qui l’on dit « lève-toi et marche », des noces de Cana. C’est une femme, une mère qui parle, avec l’extrême douleur des clous qu’on enfonce et qui déchirent son cœur, avec la souffrance d’un fils, humain trop humain, qui n’a rien de désincarné. Un moment théâtral dépouillé, de grande intensité.

Brigitte Rémer, le 12 mai 2017

Traduction française Anna Gibson – scénographie originale Tom Pyecollaboration à la scénographie Justin Nardella – lumière Jean Kalman costumes Chloé Obolensky  – musique, son Mel Mercier – assistante mise en scène Alison Hornus

Du 5 mai au 3 juin 2017 – Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006, métro : Odéon. Tél. : 01 44 85 40 40 – Site : www.theatre-odeon.eu

 

 

 

Les Liaisons dangereuses

© Brigitte Enguerand

© Brigitte Enguerand

Texte de Pierre Choderlos de Laclos – Adaptation et mise en scène Christine Letailleur.

Entre ses obligations militaires et les villes de garnison qu’il traverse, le capitaine d’artillerie Laclos se met à l’écriture. Il publie en 1781 Les Liaisons dangereuses, roman épistolaire, et l’œuvre fait scandale. Elle met en vis à vis Madame de Merteuil, marquise et non moins courtisane et le Comte de Valmont, duo d’anciens amants qui, de théâtralité en compétitivité, se révèle diabolique.

Calculs et petites vengeances, manipulations et machinations, subtile initiation, le catalogue de leurs jeux libertins semble inépuisable. C’est Merteuil qui mène la danse, faisant preuve d’une fertile imagination pour arpenter les labyrinthes du désir et de la séduction. Dominique Blanc – avant de rejoindre la troupe de la Comédie Française – l’interprète comme une reine, glissant dans ses somptueuses robes allant du bleu profond au gris moiré, passant par le rouge vif comme dans l’arène, avec une sorte d’autorité évidente. Elle joue et se joue de Madame de Merteuil, froidement calculatrice, avec une grande fluidité et Valmont, Vincent Pérez, exécute, jusqu’au point de rupture, et lui emboîte le pas dans une sorte de sauvagerie amusée.

Leurs proies se nomment Cécile de Volanges, (Fanny Blondeau) jeune novice sortie des ordres qui trompant la vigilance de sa mère – qui avait pour elle d’autres projets – et manipulée par Merteuil, est initiée au plaisir érotico sexuel jusqu’à la nymphomanie, par Valmont ; Mme de Tourvel (Julie Duchaussoy) se refusant à Valmont-Don Juan avant de s’en éprendre follement et jusqu’à en mourir après le dévoilement de la supercherie ; M. Danceny (Manuel Garcie-Kilian) timide professeur de musique et ex amoureux de Cécile, joker de cette partie de poker menteur dans les mains de Merteuil, qui se vengera en provoquant Valmont en duel.

Les Liaisons dangereuses selon Christine Letailleur, ce sont trois heures de spectacle non stop, des plans machiavéliques et des conquêtes qui placent les deux sexes en concurrence et en opposition ; ce sont des pactes opaques entre les deux protagonistes qui tiennent le monde dans leurs mains, se jouent des sentiments et de la vie des autres ; c’est l’idée de venger les femmes, mission que se donne Madame de Merteuil, habile manipulatrice y compris avec ses amies dont Mme de Rosemonde, tante de Valmont.

On est dans le monde du paraître et de la bonne réputation, des rapports de force, de la destruction et de l’autodestruction, de la cruauté. Courtiser, désirer, parier, déjouer, guetter, attendre et écrire sont les paraboles vers l’infini des personnages. Des lettres passent de mains en mains, le poids des mots en ajoute au mensonge. Au final, les deux protagonistes se déclarent la guerre, et la chute est brutale : Valmont est tué en duel et Madame de Merteuil perd son aura et sa féminité sous les huées générales. La morale serait-elle sauve ? Les trois-quarts du spectacle ne le laissait guère à penser et la fin déroute, l’écheveau est dévidé. Fin du cynisme. La scénographie reconstitue avec intelligence une maison de maître, ses espaces suggérés, ses portes dérobées, son escalier menant aux chambres et jouant entre le visible et le caché. Les lumières dessinent les espaces intérieurs.

Les Liaisons dangereuses ont prêté à de nombreuses adaptations dont le film de Roger Vadim tourné en 1959 – dans lequel Jeanne Moreau interprétait Madame de Merteuil et Gérard Philipe Valmont – et au théâtre celle qu’en a faite Heiner Müller en 1987 sous le titre Quartett, monté par les plus grands metteurs en scène – dont Bob Wilson en 2006. Artiste associée au Théâtre national de Bretagne depuis 2010, au Théâtre national de Strasbourg depuis un an, Christine Letailleur sert avec talent cette entreprise pleine de soufre et de complexité, comme elle sait mettre en scène avec la même précision des auteurs aussi différents que Duras, Feydeau, Kleist, Labiche, Platon, Sade, Töller ou Wedekind.

Brigitte Rémer, 15 mars 2016

Avec : Dominique Blanc, Fanny Blondeau, Stéphanie Cosserat, Julie Duchaussoy, Manuel Garcie-Kilian, Vincent Perez, Guy Prévost, Karen Rencurel, Richard Sammut, Véronique Willemaers – Scénographie Emmanuel Clolus, Christine Letailleur – lumIères Philippe Berthomé en collaboration avec Stéphane Colin – costumes Thibaut Welchlin assisté d’Irène Bernaud – son Manu Léonard – maquillages Suzanne Pisteur – coiffures Clémence Magny – assistante à la mise en scène Stéphanie Cosserat.

Du 2 au 18 mars 2016 – Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet. 75001 – Métro : Châtelet – Site : theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77 – En tournée : du 23 au 25 mars Théâtre national de Nice, du 29 au 31 mars Théâtre de Cornouaille, Quimper. Le texte de l’adaptation de Christine Letailleur est édité aux Solitaires Intempestifs.