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Décrochez-moi ça

Spectacle de cirque poétique avec Laurent Cabrol, Elsa De Witte, Simon Rosant, Thomas Barrière, compagnie Bêtes de foire – Le Printemps des Comédiens au Domaine d’O de Montpellier.

© Vincent Muteau

C’est un charmant chapiteau, intime et chaleureux, comme l’accueil qui nous est réservé. Sa petite piste centrale faite de quartiers de bois brun, auburn et bordeaux est d’emblée bien sympathique. Le public entoure la piste et essaie de se faire petit, l’espace est réduit et encombré de vêtements hétéroclites suspendus à toutes les hauteurs et jusqu’au moindre interstice. On se fraye un chemin à travers les empilements de chapeaux, gibus, vestes et manteaux.

Deux personnages, un homme, Laurent Cabrol et une femme, Elsa De Witte, époux à la ville et fondateurs de la Compagnie Bêtes de foire mettent en place dans la bonne humeur et la gaieté, un petit jeu de superposition de vestes. Ils se les arrachent à qui mieux mieux et concourent, les mettent en couches successives les unes sur les autres jusqu’à ne plus pouvoir bouger tellement ils sont engoncés. Les cintres montent et descendent en une chorégraphie drôle, par la drisse qu’actionne un des acteurs, comme on sonnait les cloches à l’église, jadis. Les vestes repassent ensuite à l’envers, en guirlandes et font fonction de personnages.

© Vincent Muteau

Bandonéon, violon et caisse claire attendent leur(s) musicien(s). Le petit jeu fripier continue en musique, monsieur Tambourine man (Thomas Barrière, compositeur de la musique avec Bastien Pelenc) arrive transistor en bandoulière, lampe de mineur sur le front. Le métronome se met en marche, le plateau tourne. Simon Rosant, constructeur-régisseur chargé de la régie à vue accompagne les acteurs. Des lancers de chapeau sur un poteau aimanté apportent ensuite leur drôlerie poétique et un humour pince-sans-rire. Laurent travaille du chapeau en surdoué tandis qu’Elsa, installée devant un grand miroir au centre du plateau, passe une robe élégante qui lui tombe du ciel, puis un manteau de couleur vive et se pomponne. Armée de son sac à mains elle s’élance et marche à contre sens du plateau qui tourne dans le sens des aiguilles d’une montre. Une course s’engage avec l’acteur qui lui court après mais ne la rattrape pas. Elle le sème, le plaque et le nargue. Belle présence d’actrice et d’acteur.

Une succession de séquences apportent leur lot de surprise et la même poésie, au fil du spectacle. Laurent disparaît et réapparaît, portant une veste à brandebourgs de dompteur. Ses sabots claquent. Une guirlande de chapeaux melons tombe du ciel, il en fait un numéro de jonglerie plein d’humour et d’habileté. Après les chapeaux c’est avec les balles qu’il jongle, dans un superbe numéro où elles rebondissent sur et sous la table installée au centre, moment rythmé et plein d’humour. Le musicien revient, harmonica, banjo, harmonium dans le dos, qu’il joue sportivement, avec enthousiasme et fantaisie. Elsa s’installe à la croisée des chemins et son archet posé sur une scie musicale fait voler les nostalgies.

© Vincent Muteau

Derrière le rideau d’autres vêtements tombent des cintres. Un escabeau vient encombrer l’espace. Laurent se transforme en géant sans tête. Elsa étreint le vide, vidant les cintres de tous les vêtements. Le musicien taquine la guitare à l’archet. Un chien passe et fait gentiment quelques tours de piste, retirant avec délicatesse les manches des vestes et joue avec une balle. Elsa réapparaît portant sur le visage le masque d’une vieille femme chargée d’un ballot, avant de revenir dans la danse en habit de fête, veste rouge pailletée. Laurent et Simon érigent une muraille de bois autour de la piste qu’ils recouvrent de miroirs où se reflète le public. Le bandonéon appelle, l’homme fait musique de tout et le plateau se met à tourner de plus en plus vite, l’homme et la femme n’ont pas le mal de mer, on les aperçoit virevolter à travers les portes entrebâillées. Puis Elsa soudain semble grandir aussi vite qu’Alice rapetisse dans son pays des merveilles, elle devient immense et pourrait toucher le ciel.

Décrochez-moi ça, est un spectacle plein de trouvailles et d’ingéniosité. La trame dramaturgique qui se dessine nous emmène du quotidien à l’absurde, à travers un travail patient et artisan, autant qu’artistique. Pas d’esbrouffe au pays de leurs rêves où le ludique est roi, où les techniques circassiennes sont pointues et les mouvements savants et rythmés, comme ceux d’une boîte à musique. C’est un spectacle plein et charme et de poésie.

La Compagnie Bêtes de Foire est né de la rencontre entre Laurent Cabrol – circassien formé auprès d’Annie Fratellini et de Lan N’Guyen, ancien artiste du Cirque National du Vietnam – et Elsa De Witte, costumière-comédienne issue des compagnies de théâtre de rue, passionnée d’histoires simples et populaires et des matériaux recyclés qu’elle réinterprète. Leur premier spectacle présenté en 2013 s’intitulait « Bêtes de foire-petit théâtre de gestes » et avait obtenu le Prix SACD des Arts du Cirque. Les situations ludiques et fantaisistes qu’ils savent inventer valent d’être vues !

Brigitte Rémer le 5 juillet 2025

Avec : Laurent Cabrol, Elsa De Witte, Simon Rosant, Thomas Barrière – avec la complicité de Solenne Capmas (costumes) – Luna Berardino (aide couture) – Steffie Bayer (masques) – Lucas Lefèvre (metal) – création musicale Thomas Barrière, Bastien Pelenc – construction piste Laurent Desflèches, Chantal Viannay, avec l’aide de Sylvain Ohl, Éric Noël – création son Francis Lopez – création lumières Tom Bourreau. Production et Diffusion : Association Z’Alegria / Bêtes de foire – administration Les Thérèses.

Vendredi 30 mai au dimanche 8 juin à 20h45, relâche le lundi 2 juin – Printemps des Comédiens, Domaine d’O/Pinède, 178 rue de la Carriérasse. 34090. Montpellier. Tél. : 04 67 63 66 67 – site de la Compagnie : www.betesdefoire.com

Faustus in Africa !

Mise en scène William Kentridge, avec la Handspring Puppet Company, dans le cadre du Printemps des Comédiens – Première en France, à l’Opéra de Montpellier En anglais, surtitré en français. Reprise au Théâtre de la Ville/Paris en septembre.

© Fiona MacPherson

Goethe a écrit deux Faust, l’un en 1808, le second en 1832, il a travaillé une partie de sa vie sur le sujet, s’inspirant d’une part d’un alchimiste allemand du XVIème siècle déjà héros d’un conte populaire, d’autre part de La Tragique histoire du docteur Faust écrite par Christopher Marlowe en 1604. Le mythe est bien ancré dans la tradition d’une partie de l’Europe du Nord. William Kentridge s’en inspire, en 1995 en présentant au Kunstenfestivaldesarts Faustus in Africa ! transposant l’œuvre dans le cadre de la colonisation et de l’apartheid qu’il combat depuis toujours.

Trente ans plus tard, William Kentridge ressuscite ce Faustus in Africa! en le recréant avec les mêmes extraordinaires marionnettes conçues et dirigées par Adrian Kohler, Basil Jones et leur troupe, la Handspring Puppet Company. Le nouveau scénario entremêle le récit de Goethe aux extraits pleins d’ironie du poète sud-africain Lesego Rampolokeng, et c’est une équipe nouvelle de comédiens qui se glisse dans la re-création des personnages. La musique de James Phillips et Warrick Sony, amplifie les dessins de William Kentridge qui ont valeur de didascalies, commentaires et accentuation et qui s’enchaînent sur écran tout au long du spectacle. Faustus est un peu une sorte de matrice pour le travail théâtral de l’artiste, internationalement reconnu tant dans le domaine des arts visuels que dans celui des arts du spectacle.

© Fiona MacPherson

Une immense horloge, de marque « Lucifer », barre la scène. Il est sept heures cinq. On est dans une bibliothèque à l’ancienne, les employés vont bientôt arriver. Un standard à fiches téléphone-télégraphe se trouve côté jardin. Un crâne posé sur un meuble rappelle notre humaine condition. L’horloge se met à tourner, un léger brouhaha se répand et marque l’entrée des acteurs/actrices-employé(e)s. C’est le prologue, on est au Paradis…

Faust seul au centre, donne un discours sur l’origine du monde et, dans sa démonstration, engage un dialogue avec l’au-delà. L’horloge fait place à l’écran. Les marionnettes à tiges – portées comme des reines par des acteurs de la Handspring Puppet Company forment une fanfare qui passe. On est Hôtel Polonia, chambre 407. Deux acteurs-manipulateurs tournent avec Faust les pages d’un ouvrage : « Dans les livres tout semble beau… Je ne crains rien du ciel ni de l’enfer… »

Mais Méphisto, prince des ténèbres, veille et prépare le Pacte qu’il entend bien faire signer à Faust. « Le diable est un égoïste » se vante-t-il, tandis que Faust paraphe. Dans la taverne de Dar-es-Salam, entre un militaire et le Pacte, Faust comprend vite qu’il a été floué et n’a d’autre issue que de devenir la voix de son maître. Il est pris de tremblements.

© Fiona MacPherson

Dans un laboratoire de type colonial où s’affaire une infirmière black, Marguerite, Faust redevenu jeune tombe sous le charme. Il se démasque en lui offrant un bijou. Le voici bientôt fusil au corps, en safari, ses cibles sont des dessins. Le rapport aux coloniaux – qui tuent hommes et bêtes y compris les espèces protégées sans trop de discernement et vivent entre pistolet et machine à écrire – habite le spectacle. Au bureau, côté cour, Méphisto tire les ficelles et épuise Faust. Dans cette mise en scène inventive, on fait chanter les verres d’eau. Faust demande grâce. Les aiguilles du cadran commencent à s’affoler, l’écran se couvre des chiffres de la bourse, Méphisto ne pense que gain et libéralisme et congédie tout le monde. La fanfare-marionnettes donne le tempo.

Au Palais, dans la salle du trône qui ressemble à un tribunal siègent les technocrates : un chef militaire aux allures de Khadafi, un pasteur dans un double mouvement, prêt à jurer en même temps qu’adjurer sur la bible qu’il tient serrée contre lui. Faust se plaint : « On a besoin d’or, trouvez-en. » Les lingots de Méphisto – en forme d’église et autre – sont le veau d’or du moment. La vente aux enchères d’une collection d’art africain appartenant à Faust est un moment fort et vibrant de racisme. Une fronde mène à la mort du Général après une bagarre au couteau dans laquelle Faust, armé par Méphisto, est impliqué. Helena, sa veuve – qui n’est pas sans rappeler l’Hélène de Troie – préside un banquet dans la Résidence impériale évoquant la colonisation du Zaïre, entre chacal et vautour, quel choix, demande-t-elle ? Le Pasteur y va de son couplet, sur l’âme. Le spectacle monte en puissance.

Dans la Nuit des Walpurgies Faust court derrière Helena qui lui échappe et affiche sa haine pour Méphisto. Tout ce qu’il entreprend dysfonctionne. Il dénonce le racisme, scandant une longue liste de noms effacés dans les cimetières : numéro du corps : sans, lieu : non. Il rappelle cet étrange fruit, le corps d’un noir pendu à un arbre après lynchage, sort qu’on réservait aux Afro-américains et que Billie Holiday a chanté en 1939. La musique prend son temps et accompagne la mémoire, un piano lent et solennel. Faust vieillit, il est entouré de deux infirmières, noire d’un côté, blanche de l’autre. Un chant spirituals accompagne les dessins et la pendule redevient objet central de la scène. On se perd pourtant dans les paradoxes des discours politiques et le libéralisme redouble. Faust et Méphisto jouent aux cartes quand soudain Méphisto lance son couperet : « Ton séjour est terminé, Faust, l’accord est rompu ! Partz… » Le bruit d’un avion qui plane au-dessus de leurs têtes marque la fin du parcours, la fin de la partie et du spectacle.

© Fiona MacPherson

Dans Faustus in Africa ! William Kentridge fait le tour de nombreux sujets qui lui sont chers dont la violence du colonialisme et l’apartheid, les compromissions pour le pouvoir, la destruction de l’environnement et le dérèglement du climat. Nous sommes chez Marlowe et chez Goethe, mais aussi dans le temps présent. Par sa lecture à travers le bien et le mal, le metteur en scène nous mène d’illusion en désillusion et tord la perception de la réalité. Il fait figure de magicien à travers l’œuvre qu’il a faite sienne et parle du monde d’aujourd’hui. La puissance de son travail artistique et son immense talent traduisent les inégalités et injustices morales, raciales, économiques, sociales et environnementales. Portées par les acteurs qui leur prêtent vie avec beaucoup d’habileté et d’empathie, les figurines de la Handspring Puppet Company – sculptures de toute beauté et expressivité – se fondent magnifiquement dans l’univers visuels des dessins de Kentridge aux propositions multiples. Faustus in Africa! est un manifeste artistique de tout premier ordre.

Brigitte Rémer, le 30 juin 2025

Avec : Eben Genis – Atandwa Kani – Mongi Mthombeni – Wessel Pretorius – Asanda Rilityana – Buhle Stefane – Jennifer Steyn. Mise en scène William Kentridge – collaboration artistique à la mise en scène Lara Foot – conception et direction des marionnettes Adrian Kohler, Basil Jones (Handspring Puppet Company) – direction associée des marionnettes et des répétition Enrico Dau Yang Wey – scénographie Adrian Kohler, William Kentridge – animation William Kentridge – construction marionnettes Adrian Kohler, Tau Qwelane – costumes marionnettes Hazel Maree, Hiltrud von Seidlitz, Phyllis Midlane – effets spéciaux Simon Dunckley – conception décor Adrian Kohler – construction décors Dean Pitman, pour Ukululama Projects – peinture et habillage des décors Nadine Minnaar pour Scene Visual Productions – traduction Robert David Macdonald – texte additionnel Lesego Rampolokeng – musique James Phillips, Warrick Sony, conception sonore Simon Kohler – éclairagiste et régisseur de production  Wesley France – régisseuse plateau et opératrice vidéo Thunyelwa Rachwene – régisseur son Tebogo Laaka – contrôleuse vidéo Kim Gunning – régisseuse plateau Lucile Quinton.

Production Reprise 2025 : Quaternaire/Paris en coproduction avec le Théâtre de la Ville/Paris – Festival d’Automne à Paris. Coproduction The Baxter Theatre Centre at the University of Cape Town (Cape Town) – Fondazione Campania des Festival, Campania Teatro Festival (Naples) – Centre d’art Battat (Montréal) – Printemps des Comédiens / Cité européenne du théâtre, Domaine d’O, Montpellier – Grec Festival (Barcelone) – Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles) – Thalia Theater (Hambourg)

Vu au Printemps des Comédiens, du 5 au 7 juin 2025, à l’Opéra de Montpellier, place de la Comédie, Montpellier. En tournée :  20/23 août 2025, Festival d’Edinburgh, (Royaume-Uni) – 28 / 30 août, Zürcher Theater Spektakel Zurich (Suisse) – 7 septembre, Kunstfest, Weimar (Allemagne) – 11 au 19 septembre, Théâtre de la Ville-Sarah-Bernhardt, Paris (France) – 29 octobre/ 1er novembre, Comédie de Genève, (Suisse).

Prochaines représentations, du 11 au 19 septembre à 20 h, le samedi à 15 h et 20 h au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt, Grande salle. 2 place du Châtelet. 75001. Paris. www.theatredelaville-paris.com