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Dans la solitude des champs de coton

© Cyril Isy Schwart

Texte de Bernard-Marie Koltès, mise en scène et scénographie David Géry, au Lavoir Moderne Parisien – Compagnie du PasSage.

C’est une pièce courte et sans artifice qui met face à face deux hommes, le dealer et le client. C’est une rencontre crépusculaire dans un espace indéterminé, quelque part à la périphérie, dans un espace de marginalité, sorte de hangar où ils se parlent mais ne s’entendent pas. C’est un échange basé sur l’offre et la demande, le licite et l’illicite, le monologue plutôt que le dialogue. Ce sont des silences, des ruptures, une attente. C’est un combat où du désir circule. C’est un duel.

La pièce de Bernard-Marie Koltès a été créée en février 1987 au théâtre Nanterre-Amandiers, dans une mise en scène de Patrice Chéreau, avec Laurent Mallet (le client) et Isaach de Bankolé (le dealer) acteur qui cette année-là reçoit le César du meilleur espoir. Emblématique, la pièce a fait date. Patrice Chéreau reprend le rôle du dealer, début 1988, puis à nouveau, dans une troisième version donnée à la Manufacture des Œillets d’Ivry en 1995, avec Pascal Greggory dans le rôle du client. Chéreau reçoit pour ce travail le Molière du metteur en scène, en 1996.

Dans la solitude des champs de coton consacre aussi la relation entre le metteur en scène et l’auteur, l’un des plus joués dans le monde. Koltès/Chéreau, les deux noms sont inséparables. De Koltès, Chéreau avait déjà monté Combat de nègre et de chiens en 1983, Quai Ouest en 1985. Il met en scène Le Retour au désert en 1988, La Nuit juste avant les forêts en 2013. Entre temps il aura monté les plus grands auteurs, une quinzaine d’opéras et tourné une douzaine de films. C’est une pièce à laquelle les metteurs en scène aiment s’affronter. Quiconque s’y risque n’échappe pas à la référence archétype. Œuvre littéraire plutôt que de théâtre elle offre un espace métaphorique puissant et incisif sur le thème de la solitude. A partir d’une transaction de négoce et de trafic, les personnages ne se répondent qu’en chassé-croisé, leurs paroles, philosophiques et poétiques, s’envolent dans la spirale du temps qui se suspend. Le mot repris par l’autre n’est pas porteur du sens premier et dérive, dans la limite et le labyrinthe de l’altérité.

Dans la mise en scène de David Géry, un immense lustre effondré occupe l’espace scénique, des morceaux de verre et de miroir jonchent le sol. Les personnages sont de ce fait éloignés l’un de l’autre, le dealer à l’avant-scène se positionne côté jardin, le client, en observateur et fond de scène côté cour. L’espace entre les deux ne se franchit pas, les quelques pas exécutés craquent sous les débris, monde brisé, monde qui se réfléchit dans ces morceaux empilés.

Le dealer, Souleymane Sanogo, est un danseur malien, à coups sûrs un excellent danseur. De ce fait le metteur en scène le met en danse. Tout au long du spectacle il est en mouvement, sans raison particulière et le texte porté perd en intensité, notamment dans l’ambigüité de sa relation à l’autre. On a logiquement envie de le voir danser vraiment, comme il l’a fait dans sa chorégraphie La Danse ou le chaos. La mise en scène le place ici dans un monde aquatique qui atténue la brutalité de l’échange. « Dites-moi donc, vierge mélancolique, en ce moment où grognent sourdement hommes et animaux, dites-moi la chose que vous désirez et que je peux vous fournir, et je vous la fournirai doucement, presque respectueusement, peut-être avec affection ; puis, après avoir comblé les creux et aplani les monts qui sont en nous, nous nous éloignerons l’un de l’autre, en équilibre sur le mince et plat fil de notre latitude, satisfaits d’être hommes et insatisfaits d’être animaux… »  Le client, Jean-Paul Sermadiras, quasi immobile c’est écrit dans la pièce, lointain et détaché, donne peu le change dans ce jeu de séduction et d’intimidation réciproque où il est plus spectateur qu’acheteur. « Alors je ne vous demanderai rien. Parle-t-on à une tuile qui tombe du toit et va vous fracasser le crâne ? On est une abeille qui s’est posée sur la mauvaise fleur, on est le museau d’une vache qui a voulu brouter de l’autre côté de la clôture électrique ; on se tait ou l’on fuit, on regrette, on attend, on fait ce que l’on peut, motifs insensés, illégalité, ténèbres. »

On reste un peu sur sa faim dans ce match aux balles souvent perdues où les nocturnes de la géométrie du temps se distillent à travers les méandres et la poétique d’un texte aux multiples facettes et écueils.

Brigitte Rémer, le 10 octobre 2020

Avec Souleymane Sanogo et Jean-Paul Sermadiras – collaboration à la mise en scène Laura Koffler – lumières Jean-Luc Chanonat – costumes Cidalia Da Costa.

Du 7 au 11 octobre 2020, du mercredi au samedi à 19h, dimanche à 15h – Le Lavoir Moderne Parisien, 35 Rue Léon, 75018 Paris – métro : Château Rouge – tél. : 01 46 06 08 05 – site : lavoirmoderneparisien.com