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Figures in Extinction (1.0 – 2.0 – 3.0)

Chorégraphie de Crystal Pite et Simon McBurney – Lumières Tom Visser – avec le Nederlands Dans Theater (NDT 1) – Chaillot-Théâtre National de la Danse, au Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt.

© Rahi Rezvani

Trois chorégraphies composent le programme, créées à trois moments différents, qui se répondent et se complètent les unes les autres autour du thème de la crise écologique, et de la menace de l’extinction massive des espèces : The list (2022), But then you come to the Humans (2024) et Requiem (2025).

Crystal Pite et Simon McBurney signent à quatre mains ce programme qu’ils inscrivent dans la pluridisciplinarité et l’engagement physique de la troupe du Nederlands Dans Theater. Cette dernière fait appel à des artistes internationaux de haut vol, pour des collaborations ouvrant sur des voix singulières, Crystal Pite et Simon McBurney en sont. Leur rencontre est de haute voltige et précision, le résultat est plein de finesse et de fulgurance.

© Rahi Rezvani

En trente-cinq ans de parcours chorégraphique, Crystal Pite a créé plus de soixante pièces pour les plus grandes compagnies dans le monde, elle est associée au Nederlands Dans Theater, à Sadler’s Wells de Londres et au Centre national des arts du Canada. Avec le Théâtre de la Ville elle a présenté Betroffenheit en 2017, Revisor en 2022 et Assembly Hall en 2024. Simon McBurney est un acteur, écrivain et metteur en scène de théâtre, cofondateur et directeur artistique de la compagnie théâtrale Complicité, basée à Londres qui s’est donnée pour priorité de lancer l’alerte sur l’urgence climatique et écologique.

Figures in Extinction se concentre sur les peurs et les espoirs, Crystal Pite et Simon McBurney brassent leurs idées avant de mettre en forme. La traduction donnée par le Nederlands Dans Theater est éblouissante de maîtrise et de subtilité, de beauté. On pénètre dans des cycles de vie et de destruction proches du rêve et du cauchemar. La première pièce, Figures in Extinction1.0 explore le monde animal, oiseaux, caribou, dinosaure et autres espèces et fait vivre des espèces disparues. Elle montre, dans un côté marionnettique, un danseur dont le prolongement des bras est une longue corne – c’est impressionnant.

La seconde partie, Figures in Extinction 2.0 nous introduit dans les recherches scientifiques du psychiatre, philosophe et neuroscientifique britannique Iain McGilchrist touchant au cerveau, qui a publié en 2009 « Le Maître et son émissaire : le cerveau divisé et la formation du monde occidental » et pose la question : comment en sommes-nous arrivés là ? Les chorégraphes travaillent sur la notion de raison-déraison et de conférence scientifique. Des chemins de lumière tracent le dessin du cerveau et de l’imaginaire. Cette partie montre entre autres un duo de toute beauté, inventif et surnaturel, comme une résurrection.

© Rahi Rezvani

La troisième partie, Figures in Extinction 3.0 parle de la fragilité de l’humanité et du rapport à la mort. Les danseurs racontent leur histoire, évoquent leur famille et leurs ancêtres, cette séquence ouvre sur plus d’intimité. On entre dans l’intemporalité et la chambre de la mort qui donne les étapes au scalpel de la putréfaction des corps. Le linceul devient oriflamme.  La confiance qui se construit entre les danseurs du Nederlands Dans Theater et les chorégraphes dessinent un chemin chorégraphique enthousiasmant et hors norme, dans la perfection du geste, entrainant pour le public un réel plaisir du regard.

Figures in Extinction compose un travail théâtral et chorégraphique de tout premier ordre, réinventant l’espace en des volumes des plus fascinants par le jeu sublime de rideaux, lumières et découpes qui servent le spectacle et créent un langage. La subtilité du son, les mouvements de groupe quand vingt-cinq danseurs développent le même mouvement ou le réalisent dans un style décalé ou en miroir relève, outre la perfection du geste accompli, d’un rapport à l’espace des plus subtils. Chapeau bas !

Brigitte Rémer, le 2 novembre 2025

© Rahi Rezvani

Avec les danseurs du NDT 1 : Alexander Andison, Demi Bawon, Anna Bekirova, Jon Bond, Conner Bormann, Viola Busi, Amela Campos, Emmitt Cawley, Conner Chew, Scott Fowler, Surimu Fukushi, Barry Gans, Ricardo Hartley III, Nicole Ishimaru, Chuck Jones, Paloma Lassère, Casper Mott, Genevieve O’Keeffe, Omani Ormskirk, Kele Roberson, Gabriele Rolle, Rebecca Speroni, Yukino Takaura, Luca Tessarini, Theophilus Veselý, Nicole Ward, Sophie Whittome, Rui-Ting Yu, Zenon Zubyk – Emily Molnar, directrice artistique du NDT.

Figures in Extinction (1.0), The list : composition originale Owen Belton – création sonore Benjamin Grant – scénographie Jay Gower Taylor – costumes Nancy Bryant – Mise en scène des marionnettes Toby Sedgwick. Figures in Extinction (2.0), But then you come to the Humans : création sonore Benjamin Grant – scénographie Michael Levine, assisté de Anna Yates – vidéo Arjen Klerkx – costumes Simon McBurney, en collaboration avec Yolanda Klompstra. Figures in Extinction (3.0), Requiem : création sonore Benjamin Grant assisté de Raffaella Pancucci – scénographie Michael Levine, assisté de Christophe Eynde et Peter Butler – costumes Nancy Bryant. Production Nederlands Dans Theater – Complicité. Responsable production Tim Bell. Commande Factory International, Manchester. Coproduction Schrit_tmacher Festival – Les Théâtres de la Ville de Luxembourg – Montpellier Danse. Coréalisation Théâtre de la Ville-Paris – Chaillot-Théâtre national de la Danse. Avec le soutien de Dance Reflections by Van Cleef & Arpels.

Du 22 au 30 Octobre 2025, à 20h. / Samedi à 14h et 20h, au Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet – 75004. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredeleville-paris.com

Assembly Hall

Créé par Crystal Pite et Jonathon Young – chorégraphie Crystal Pite, texte Jonathon Young, en anglais surtitré en français – compagnie Kidd Pivot – au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt.

© Michael Slobodian

Dans une sorte de salle des fêtes assez désuète qui constitue la scénographie du spectacle – signée Jay Gower Taylor – genre salle de patronage ou salle paroissiale des années cinquante dans laquelle se déroulaient les remises de prix scolaires et galas de fin d’année, et devant laquelle, dans la cour, le panier de basket est encore accroché, une scène et rideau velours sera le cœur du sujet.

Des mordus de l’histoire du Moyen-Âge s’y retrouvent pour l’assemblée générale de leur association, et pour assister à la reconstitution historique d’une chanson de geste médiévale liée à une ancienne coutume, leur grande sortie annuelle, leur exutoire. Et l’on suit ce spectacle dans le spectacle avec rétroaction loin dans le temps, en parallèle aux petits potins et grandes discussions sur le dysfonctionnement de l’association, une sorte d’Ordre ou de secte, donnant plusieurs niveaux de lecture.

© Michael Slobodian

Il est question de chiffre magique, de drapeaux et de combats, de temps en temps de danse. Les tableaux médiévaux de guerre se reconstituent sous nos yeux comme des peintures de luttes et escarmouches entre gladiateurs portant armures et cuirasses, lances qui perforent. De batailles en banquets, on fait face aux images chromos d’un péplum où ces chevaliers de la table ronde miment un texte qu’ils donnent en play-back.

Ils descendent parfois du plateau et de leur planète pour régler leurs comptes. Il y a la chaise de l’absent, les dernières prières, les fumées, l’assemblée, les acclamations, l’appel à la trompe de chasse, les apparitions, et les membres de cet Ordre qui s’empoignent sur le devenir de leurs rêves et la réalité. Entre cauchemar et dramatisation, mouvements d’ensemble et pas de deux, on transite d’une atmosphère lumière-à-la-Rembrandt à un pur expressionnisme.

© Michael Slobodian

Soudain des gestes brusques et désynchronisés accompagnent un son grinçant 78 tours, décalés, comme le reste. On passe de la mort à la résurrection du héros, comme au cinéma, d’actions sur le devant de la scène en canon avec les actions sur scène. Quelques mythes traversent le plateau, Prométhée, la révolte humaine contre la divinité, un cygne sans ailes, l’élue qui passe par là, cherchant son fiancé, la réincarnation, la rédemption, la transfiguration. On est dans l’or et la myrrhe, le chemin de Damas, Dieu et le roi. L’élu dans l’immortalité, réapparaît en solo.

On est dans le jeu de l’image, fixe ou mobile, inspiration film muet, peinture et toiles des siècles passés, le regard du spectateur est stéréo. Le chevalier sans nom revient en armure et relit l’histoire à sa manière : « Cessez vos querelles, de quoi avez-vous besoin ? » lance-t-il, superbe et généreux. L’élue l’interroge : « Où étais-tu ? on dirait la mort… » On entre dans la métempsychose. La dissolution de l’association est prononcée et chacun emporte sa relique, un morceau de l’armure.

© Sasha-Onyshchenko

Crystal Pite a commencé à danser avec les Ballets de la Colombie Britannique, puis le Ballet de Francfort, on la dit l’héritière de Forsythe. Chorégraphe à partir de 1990, elle crée plus de cinquante œuvres et fonde sa compagnie Kidd Pivot à Vancouver, en 2002, mêlant gestes et mouvements, musiques classiques et compositions originales, texte et design visuel. Elle a créé deux pièces pour le ballet de l’Opéra de Paris, Canon’s Season et Body and Soul et présenté deux spectacles dans le cadre du Théâtre de la Ville/hors-les-murs, Betroffenheit en 2017, à partir d’un drame vécu et écrit par Jonathon Young et Revisor, d’après la pièce de Nicolas Gogol, en 2022.

Acteur et écrivain canadien, Jonathon Young a notamment travaillé avec Electric Company Theatre et participé à la réalisation de plus de vingt productions originales. Il a collaboré avec Crystal Pite à deux projets pour le Nederlands Dans Theater : Parade et The Statement, pièces présentées au New York City Center en 2016. C’est leur troisième création commune de danse-théâtre, dans la fascination des mots et de l’image.

Au fil des spectacles, Crystal Pite développe avec Kidd Pivot un langage scénique hybride qui regarde du côté escarpé de la recherche. Scénario et mouvements, figuratif et abstraction, dérision et détachement, irrévérence et extravagance forment un langage scénique où elle aime à perdre le spectateur.

Brigitte Rémer, le 2 mai 2024

Créé par Crystal Pite et Jonathon Young – texte et direction, Jonathon Young – chorégraphie et direction, Crystal Pite – composition musicale et son Owen Belton, Alessandro Juliani, Meg Roe – scénographie Jay Gower Taylor – vidéo Cybèle Young – lumière Tom Visser – costumes Nancy Bryant – régie vidéo et programmation sonore Eric Chad – assistant des créateurs Éric Beauchesne – musique TchaIkovsky. Avec : Brandon Alley, Livona Ellis, Rakeem Hardy, Gregory Lau, Doug Letheren, Rena Narumi, Ella Rothschild, Renée Sigouin – remplaçants, Nasiv Kaur Sall et Julian Hunt.

Du 13 au 17 avril 2024 – théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet, Les Halles – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77

Body and Soul

© Julien Benhamou / OnP

Chorégraphie et mise en scène Crystal Pite – avec les Étoiles, les Premiers Danseurs et le Corps de Ballet de l’Opéra National de Paris – musique originale Owen Belton – musique additionnelle de Frédéric Chopin/24 Préludes et de Teddy Geiger/Body and Soul.

C’est une chorégraphie présentée l’automne dernier au Palais Garnier, vue sur le site de l’Opéra national de Paris. Une offre en ligne dans l’attente de la ré-ouverture des salles de spectacle, un cadeau.

 Body and Soul est une pièce construite en trois parties. Dans la première, très théâtrale, dialoguent et combattent deux personnages, Figure 1 et Figure 2 vêtus de longs manteaux noirs, dans un clair-obscur beckettien. Un texte off dit par la comédienne Marina Hands égrène les parties du corps – front, menton, tête, poitrine – et décrit les actions. « Figure 1 se retourne, s’appuie sur le coude… Pause… » ponctuée par la musique électro d’Owen Belton. Les voix sont en écho, les gestes aussi, précis et tendus, portés par les duos qui se succèdent en fondus enchaînés, deux hommes, un homme une femme… « Figure 2 fait les cent pas… » jusqu’au ras de marée, une cinquantaine de danseurs portant les mêmes manteaux noirs qui surgissent, marchent et ressemblent à d’inquiétants corbeaux. Un homme puis deux portant en contrepoint une chemise blanche dansent un remarquable duo dans une expressivité nourrie et un expressionnisme théâtral, suivis de deux femmes pantalons noirs chemises blanches et cravates, qui se glissent dans les mots répétés avec intensité, à leur tour suivies de deux hommes qui défient la gravité. C’est une ronde de duos avant le retour du collectif, semblable au chœur antique. Une trentaine de danseurs et danseuses, débardeurs blancs et glissant sur le sol qui, formant une vague, monte en ressac et lance son écume, dans une harmonie de courbes et sinuosités et la grâce en noir et blanc. La voix inquiète, la musique monte en puissance et devient oppressante, entraînant sur le plateau une certaine anomie et un mélange des styles. La dramaturgie est d’une grande précision dans sa construction. Il y a quelque chose de solennel et de sacré. Inlassablement, le récitatif se poursuit « Figure 1 est étendu au sol. Figure 2 fait les cent pas… Son cou, sa bouche, sa hanche… »

Dans la seconde partie le fond de scène est en bois et ressemble à une palissade. Des projecteurs sur pieds éclairent la scène et par moments l’éclaboussent de rayons. Parfois la lumière s’efface, jusqu’au silence. Sur les Préludes de Chopin courtes pièces qui se succèdent, la chorégraphie propose une suite de corps à corps et de duos, surprenants, inventifs, dans une danse néo-classique élégante, coulée, portée, dynamique, tendre et ludique. La danse est pure et créative, généreuse, joue de symétrie et d’asymétrie, de gestes répétés. Le collectif parfois se rassemble jusqu’à devenir foule magnétique et dramatique. Un champ de fleurs les recouvre. Hauts blancs pantalons noirs fermés à la cheville. L’énumération des parties du corps revient comme un ressassement. « Figure 1 est étendu au sol. Figure 2 fait les cent pas… »

Dans la troisième partie les éléments se déchaînent, avec le tonnerre sur un ciel étoilé. Danseurs et danseuses vêtus de combinaisons, noir luisant, sont transformés en insectes géants aux casques pointus, portant à la place des mains une lame au bout des bras. Une inquiétante armée de l’ombre sur pointes et le silence d’une cathédrale transcendent cette partie. On est entre la lune et le centre de la terre, le début et la fin du monde, un rituel et de l’exceptionnel. On est dans l’étrangeté et les bruits d’outre-tombe, les apparitions et disparitions d’une armée de guerriers, de samouraïs, d’extra-terrestres, avec reflets et ombres chinoises. La scène s’éclaire ensuite et décline sa palette or, dans le plus pur style baroque. Apparaît un homme quasi-nu dont les cheveux et la barbe cachent le visage, sorte de Cromagnon, pour un brin de fantaisie décalée. Le collectif se re-forme et se déplace latéralement, sorte de mécanique futuriste. On y entend la chanson de Teddy Geiger qui donne son titre à l’œuvre, puis des chuchotements, chant, bruitages, musiques, combats. Figure 1… Figure 2…  Tendon, buste…. La réitération des mots nous poursuit.

Crystal Pite est une chorégraphe canadienne surdouée qui provoque l’émotion et les sensations fortes. Elle fait ses classes en Colombie-britannique où elle est née, crée une première pièce chorégraphique majeure en 1988 avec la compagnie du Ballet British Columbia, se forme ensuite au Ballet de Francfort avec William Forsythe qui l’a fortement influencée, puis rentre en 2001 au Canada où elle fonde sa compagnie Kidd Pivot un an plus tard, à Vancouver. Elle travaille aussi au Nederlands Dans Theater où elle est chorégraphe associée, et avec d’autres compagnies dont le Royal Ballet de Londres. Inclassable, elle présentait l’automne dernier sa seconde création, réalisée avec le Ballet de l’Opéra de Paris, Body and Soul. La première, The Seasons’ Canon, sur une version musicale recomposée des Quatre Saisons de Vivaldi, y fut créée en 2016 et avait remporté un vif succès.

Avec une construction chorégraphique de grande maîtrise en noir, blanc, or, des duos virtuoses très épurés, de remarquables ensembles aussi élaborés et méthodiques que les mouvements de foule d’Eisenstein ou que l’univers singulier de Kafka, Body and Soul nous plonge dans un monde à la fois sobre et électrique, apocalyptique, absurde et inquiétant. Chaque chapitre y a son propre style et mouvement musical et décline son vocabulaire de la danse, du néo-classique au hip hop, ses pénombres troublantes et sculptures de lumière. C’est d’une grande beauté plastique, et offert dans une remarquable réalisation de Tommy Pascal et Belle Télé.

 Brigitte Rémer, le 28 mai 2020

Avec les Danseurs Étoiles : Léonore Baulac, Ludmila Pagliero, Hugo Marchand – les Premiers Danseurs – le Corps de Ballet de l’Opéra National de Paris – voix Marina Hands – décors et scénographie Jay Gower Taylor – lumières Tom Visser – costumes Nancy Bryant – assistants/chorégraphe : Eric Beauchesne, Jermaine Spivey.

Spectacle présenté au Palais Garnier/Opéra national de Paris du 25 octobre au 23 novembre 2019 – captation au Palais Garnier en novembre 2019 – Réalisation Tommy Pascal – Diffusion audiovisuelle uniquement en France sur : operadeparis.fr et france.tv