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Cet air infini

Texte Lluïsa Cunillé, traduit de l’espagnol (Catalogne) par Laurent Gallardo – mise en scène Jean-Noël Dahan – avec Marie Micla et Jean-Noël Dahan, compagnie Eclats Rémanence et Les Rugissants – vu au Théâtre de l’Épée de bois/Cartoucherie de Vincennes.

© Christophe Raynaud de Lage

Une femme est assise au centre du plateau. Assez énigmatique et comme fossilisée. Ce matin elle enterrait sa mère. Elle porte une robe bleue, un foulard noir noué sur la tête, des lunettes noires. On l’appellera Électre, ou Phèdre, Médée ou Antigone, figures tragiques et familières. Derrière elle une rosace dans le mur du théâtre renforce l’atmosphère d’étrangeté.

Entre un homme, lui ce sera Ulysse, qui arrive par la salle. C’est un ingénieur immigré qui tourne autour d’une question majeure : rester vivre dans la ville occidentale qu’il est en train de bâtir, ou partir retrouver les siens. Il fait la synthèse de sa vie ici, se décrit aujourd’hui. Deux solitudes se mettent en marche, parallèlement. La lumière pointe sur l’un et l’autre, à tour de rôle, (création lumières Marc Delamézières).

© Christophe Raynaud de Lage

Comme lui, elle s’interroge sur elle-même et sa manière de penser, parle de ses peurs d’enfance, cultive sa solitude ne prêtant aucune attention aux mains qui se tendent. Elle exhibe la haine comme mode de défense. L’homme s’approche et le dialogue s’engage. Chacun poursuit le récit de sa vie, de manière autocentrée, ils se font face, elle, assise comme au café, lui, debout. Elle parle de la famille, de sa mère, remariée et qu’elle n’aimait pas, lui évoque le contexte de son travail, sa famille à distance, qu’il imagine, son statut d’étranger et le fossé que cela entraîne surtout dans le regard des autres.

Il semble qu’ils se connaissent même si tout est distant, et l’un comme l’autre aime à brouiller les pistes. Lui a rendez-vous avec des copains, elle tente de le retenir. Il lui montre le canif qu’ils lui ont remis, l’invitant à se méfier des femmes. Elle lui fait un aveu d’amour, l’invitant à s’installer chez elle. Il détourne la proposition et cherche des échappatoires, puis semble accepter avant de partir à son rendez-vous.

Elle décroche son téléphone et accuse gratuitement : « Je me suis fait agresser par un homme avec un canif et j’ai l’impression d’être comme paralysée, de ne plus pouvoir bouger. » Il revient, ils se traitent d’étranger / étrangère, la tension monte, il informe : « Dans quelques minutes, ils vont dynamiter ces usines. Il faut partir d’ici… » Ces usines, elle les connait bien, elle y a travaillé. Elle n’entend pas et poursuit son récit, un cran plus haut : « Je suis sortie de prison aujourd’hui… » Aux questions qu’il lui pose on apprend qu’elle aurait tué ses enfants mais qu’elle leur parle tous les jours, et qu’elle aurait passé dix-sept ans sous les barreaux. Elle est devenue étrangère à la ville qu’elle ne reconnaît pas. Lui, propose de l’aider, elle décline.

Deux usines sur trois ont été dynamitées, il ne s’est pas éloigné. À l’usine, elle retirait des pièces en verre défectueuses et les séparait des autres. Lui prenant la main, elle lui lit l’avenir. La troisième déflagration vient de se produire. « Tu es blessé ? » lui demande-t-elle « Je ne crois pas », répond-il. L’explosion des bâtiments lui fait penser à son frère, fiché, et tué par la police, (création sonore Jean-Marc Istria).

© Christophe Raynaud de Lage

Pour lui, un émigré parmi d’autres, resté invisible pendant des années, « pour que personne ne remarque que j’étais en trop ou en moins », reste l’espoir, : « Dans quelques jours, ma femme et mon fils vont venir vivre ici. Je pourrai me promener avec eux et leur montrer la ville. » Pour elle aux multiples visages, Électre revenant des funérailles de sa mère, Phèdre tombant amoureuse de lui, Médée sortant de dix-sept ans de prison après le meurtre des enfants, ou Antigone, la sœur d’un terroriste traqué par la police. Pour elle, le désespoir « Je suis déjà morte » dit-elle. Un coup de feu claque.

La pièce de Lluïsa Cunillé, auteure, dramaturge et metteure en scène catalane, Cet air infini, monte en tension et brouille les temporalités. Elle parle d’altérité et dessine des figures à la sensibilité fragile et la vie fantasmatique éprouvée mais qui côtoient le réel. Deux personnages porteurs d’univers chargés, tentent de se réchauffer dans ce lieu étrange et mystérieux de la pièce, sorte de no man’s land. Dans le contexte du nouveau théâtre catalan, l’œuvre de Lluïsa Cunillé occupe une place importante. Depuis sa première création, Rodéo, qui a obtenu le Prix Calderón de la Barca en 1991, elle a écrit, publié et vu une vingtaine de ses pièces mises en scène, ainsi que des adaptations théâtrales et scénarios de films. Les acteurs, Marie Micla, et Jean-Noël Dahan – qui met en scène en même temps qu’il interprète l’homme, Ulyse – créent un univers à la fois intimiste et  tragique très maitrisé, où la tension dramatique se déplie jusqu’à nous plonger dans le doute et nous faire perdre nos références.

Brigitte Rémer, le 28 avril 2025

Avec Marie Micla et Jean-Noël Dahan – création lumières Marc Delamézières – création sonore Jean-Marc Istria – Production : compagnie Eclats Rémanence et Cie Les Rugissants. Cette pièce, écrite en 2010 et traduite en 2023, a remporté le Prix national de littérature dramatique (Espagne) en 2010.

Vu au Théâtre de l’Épée de Bois – Salle de répétition (Studio) le 30 mars 2025 – Cartoucherie de Vincennes. Route du Champ de Manœuvre 75012 Paris – site : epeedebois.com – tél. : 06 60 43 21 13 – site de la Compagnie : www.eclatsremanence.fr