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Anarchy

© Stéphane Tasse

ou L’harmonie du désordre – mise en scène et chorégraphie Annabelle Loiseau, Pierre Bolo, Compagnie Chute Libre, au Théâtre Jean Vilar de Vitry.

« Il est un endroit dans le monde où plus rien ne règne, sauf le mouvement. » C’est le Manifeste de la Compagnie Chute Libre, qu’elle ne se contente pas d’annoncer, mais qu’elle met en action. Le plateau sur lequel elle présente sa nouvelle création, Anarchy est un lieu d’idées, d’émotions et de mouvements. Le titre en soi parle, entre thèse et anti thèse.

Le spectacle débute par quelques notes de guitare murmurées de Bella Ciao, chant de révolte italien et hymne à la résistance qui plus tard dans le spectacle sera repris par la belle voix caverneuse de Tom Waits. Le ton est donné. Un danseur descend majestueusement de la salle avec ce qui semble être un porte-voix et rejoint la scène. Serait-ce l’esprit des lieux qui hante le spectacle ? Le plateau se met en action au fil de séquences musicales qui s’emboîtent magnifiquement et avec fluidité, donnant l’impulsion aux huit danseurs qui construisent et déconstruisent des mondes.

Le titre de la pièce, Anarchy, indiquerait selon Platon l’état limite de la démocratie, quand chacun impose sa volonté au pouvoir. Utopie, nihilisme ? Est-ce notre monde, ce monde qui se délite ? Quand les pendrillons du fond de scène s’éffondrent et tordent le paysage, quand les lumières tombent du gril et éclairent la scène par intermittence comme un phare balaie la mer ou une lumière accusatrice enquête, à la recherche de… Quand le tableau du plaisir de vivre tourne au cauchemar sur le Duo des fleurs de Léo Delibes, comment ne pas penser au Bataclan ? Une succession de séquences se fondent et s’enchaînent, toutes porteuses de clair-obscur, posent des mots et des actes, dans une suite de propositions. Il y a aussi le discours de Gil Scott-Heron, poète américain mi-jamaïcain The Revolution Will Not Be Televised, polémique contre l’ignorance par l’Amérique blanche de la dégradation progressive des conditions de vie dans les cités, poème devenu chanson, qui appelle le phrasé du rap ; ou encore Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? voyage avec Jacques Brel : « Ils étaient usés à quinze ans, ils finissaient en débutant, les douze mois s’appelaient décembre. Quelle vie ont eu nos grands-parents… Entre l’absinthe et les grand-messes ils étaient vieux avant que d’être. Quinze heures par jour le corps en laisse laissent au visage un teint de cendres Oui notre Monsieur, oui notre bon Maître. Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? » Un tableau où tous portent projecteurs ou porte-voix se suspend ; un danseur décline la proposition qui lui est faite : Je suis désolé, Je suis désolé, je ne veux pas être Empereur… L’esprit monte à l’échelle, évoquant le Songe de Jacob ou Babel, l’échelle donne sur le vide ; autant de gestes chorégraphiques chargés qui, par ces séquences, donnent au public du grain à moudre, tout en restant poétiques et vibrants, loin de tout didactisme. Le spectacle nous embarque dans une rêverie, celle d’un monde autre.

L’objet théâtral apporte ses signes : projecteurs à l’épaule, lumières qui se balancent, échelles, porte-voix, manteaux de parade ou de parodie, et derrière, la danse, présente et lancinante, avec toute l’énergie et la virtuosité qu’offre le spectacle. L’engagement et la diversité des origines et des cultures, des morphologies, des modes de pensée et savoir-faire énoncés dans ce parcours magnifiquement dansé et théâtral, passe par les danseurs. Tous sont magnifiques et virtuoses dans leurs techniques de base, le hip-hop, leur présence et leur théâtralité, dans leur manière d’habiter l’espace et de se fondre les uns dans les autres, tout en ne lâchant rien de leur personnalité. Salem Mouhajir, Aida Boudriga, Gabriel Um Tegue, Clémentine Nirennold, Kevin Ferré, Patrick Flegeo, Andrege Bidiamambu, Mackenzi Bergile apportent le trouble et la réflexion par leur manière de se mouvoir, leurs déséquilibres, leur fluidité et leur beauté. Entre chaos et respirations, tous participent au même objectif, choral, créant l’unité dans la diversité.

La conception et la rigueur de l’ensemble sont dus aux deux artisans qui ont élaboré le concept de la pièce, les chorégraphes Annabelle Loiseau et Pierre Bolo, qu’il faut chaleureusement saluer. Le travail chorégraphique, les archétypes qu’ils évoquent, les styles qu’ils développent, l’émotion qu’ils procurent sont rares. Ils parlent de notre monde. Créée en 2005 leur Compagnie, Chute libre, travaille à Nantes et compte une douzaine de créations dont la dernière, In Bloom est une déclinaison sur Le Sacre du printemps de Stravinski. Au fil du temps ils développent leur démarche artistique avec une trentaine d’artistes danseurs, éclairagistes, musiciens, comédiens, circassiens et photographes… Leur écriture se situe entre l’abstraction et la narration. Ils offrent des images coups de poing.

Anarchy fait aussi penser à Léo Ferré avec Poète… Vos papiers ! « La poésie crie au secours, le mot Anarchie est inscrit sur le front de ses anges noirs ; ne leur coupez pas les ailes ! La violence est l’apanage du muscle, les oiseaux dans leurs cris de détresse empruntent à la violence musicale. Les plus beaux chants sont des chants de revendication. Le vers doit faire l’amour dans la tête des populations. A l’école de la poésie, on n’apprend pas : on se bat. »

Brigitte Rémer le 6 novembre 2019

Danseurs : Salem Mouhajir, Aida Boudriga, Gabriel Um Tegue, Clémentine Nirennold, Kevin Ferré, Patrick Flegeo, Andrege Bidiamambu, Mackenzi Bergile. Création lumière Véronique Hemberger – montage musical et sonore Pierre Bolo – costumes Annabelle Loiseau régie lumière Jérémy Pichereau – Production Marine Rioult, Aurélia Touati, Tifenn Ezanno.

7 et 8 novembre 2019 – Théâtre Jean-Vilar, 1 Place Jean Vilar – 94400 Vitry-sur-Seine – Métro : ligne 7 Porte de Choisy, puis bus 183, arrêt Hôtel de Ville ou ligne 7 arrêt Villejuif Louis Aragon, puis bus 180 arrêt Hôtel de Ville –  site : wwwtheatrejeanvilar.com – tél. : 01 55 53 10 60 et Compagnie Chute Libre, site : www.compagniechutelibre.com – tél. : +33 7 60 51 38 39  et  +33 (0)9 72 54 52 48  – En tournée : les 16 et 17 novembre, Nantes, le Lieu Unique, en partenariat avec ONYX – les 29 et 30 janvier, Rouen, CDN de Normandie – 1er Février, Angers, Le Quai.