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Ce qui demeure

© Compagnie Babel

Écriture et mise en scène Elise Chatauret, Compagnie Babel – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Oeillets.

C’est à partir d’une série d’entretiens réalisés pendant plus de six mois auprès d’une amie âgée de quatre-vingt-treize ans qu’Élise Chatauret a collecté le matériau de son spectacle. La jeune auteure et metteure en scène travaille à la manière d’un film documentaire qu’elle réaliserait. Elle a créé sa compagnie, Babel, en 2008 en Seine-Saint-Denis, été en résidence à La Courneuve et Aubervilliers notamment, pour poursuivre son observation du réel et en témoigner. Elle travaille toujours selon cette même méthode de l’enquête, fait des entretiens et rapporte des histoires de vie.

Dans Ce qui demeure, une petite-fille et sa grand-mère partagent dans la cuisine un plat de carottes, la jeune femme commence à poser des questions et enregistre. Pudiquement, les mots tournent autour du partage et de la solitude, de l’enfance, de la vie de cette femme qui aura bientôt traversé un siècle, et va jusqu’au plus profond d’elle-même, sautant d’une période à l’autre très librement. Deux générations les séparent, et ce qui donne de la force au propos c’est que les deux actrices ne jouent pas, ni la grand-mère ni la petite-fille, ce sont deux femmes qui échangent sur le plateau, à travers des mots et expressions décalés (Solenne Keravis et Justine Bachelet). « J’ai vécu presque un siècle. Entre le moment de mon enfance et aujourd’hui, c’est une période de bouleversement total et d’évolution incroyable. » La jeune femme questionne l’ancienne qui transmet son expérience et ses chagrins, les blessures de la vie, ses interrogations et qui décide de la trace qu’elle veut laisser. Il y a eu l’abandon, la guerre et ses destructions, la pauvreté et la lutte des classes. « Or plus personne aujourd’hui ne se pense en termes de classe et moi j’pense que c’est une des grandes victoires du capitalisme. » Une altiste, Julia Robert, fait des apparitions-disparitions et comme en surimpression apporte, avec son instrument, sa petite musique de nuit.

De grandes photos balisent le chemin du récit et se posent au sol tel un jeu de l’oie, ou s’affichent sur les vitres, mettant des noms sur des visages, elles appellent la mémoire. Parmi elles, l’une est emblématique, la petite-fille est aux côtés de sa mère et de sa grand-mère. « C’est un de ses seuls souvenirs de la mère qui l’abandonne, assise à côté d’elle. » Première et immense blessure, définitive, cet abandon avec sa soeur, qu’elle rattrape en disant : « Moi, j’ai la chance de n’être rien, de ne même pas savoir d’où je viens et je trouve ça formidable. » La scénographie est construite selon deux espaces distincts : à l’arrière-plan, la cuisine de la grand-mère, l’avant du plateau est comme une page blanche qui se recouvre d’images et devient le lieu de la mémoire et des références (la scénographie et les costumes sont de Charles Chauvet). On y trouve des traces d’œuvres d’art : fragments de visage de Giotto, sculptures de Michel-Ange comme commentaires superposés au récit de vie de la grand-mère. La référence de la metteure en scène pour créer ce labyrinthe du passé porte sur L’Atlas mnémosyne d’Aby Warburg, historien de l’art, qui, au cours de la première partie du XXème siècle, créait une œuvre originale et unique renouvelant les conditions de lecture et d’interprétation des images.

Et la grand-mère parle du vieillissement du corps et de l’esprit : « Je pense à tout ce que j’ai su et que j’ai peur d’oublier : les départements français, les noms des gens, des rues, les images que j’ai dans la tête. » Et à la fin des entretiens, évoquant le bout de la route, la petite-fille qui se risque à demander : « Qu’est-ce qui reste ? Qu’est-ce qui demeure ? Quelles sont les choses qui reviennent tout de suite comme ça qui sont les éléments les plus forts, les plus marquants de ta vie ? » Et la réponse : « Je ne peux pas en isoler… Les événements les plus marquants, je crois, ce sont les rencontres… La première fois où je suis allée voir ma mère, c’était chez elle à… Je devais avoir soixante ans… »

C’est une chanson douce dont témoigne Elise Chatauret dans l’écriture et la mise en scène et que font vivre les actrices et la musicienne. Pas de remords, pas d’amertume, la vie tout simplement, dans un temps « t », interprétée avec finesse et justesse par Solenne Keravis, Justine Bachelet et Julia Robert, la vie qui se poursuit à partir du passage de relais et de la transmission. Et du premier rang du public apparaît sur le plateau une vieille femme, guidée par les deux actrices, image de la vieillesse où sagesse et sérénité l’emportent, refermant ce livre de la vie. « Si le travail d’enquête est le socle de l’écriture scénique, les spectacles que je produis interrogent le lien entre le document et la fiction, et questionnent la potentielle théâtralité du document, en s’émancipant peu à peu de la matière initiale » dit la metteure en scène qui poursuit son travail sur la remémoration et la dramaturgie de la mémoire. Il en ressort à travers une belle sensibilité de travail, de petites touches sur la vie au quotidien et les misères de chacun qui, par cette grand-mère ordinaire, ni martyre ni star, se livrent avec beaucoup de pudeur,

Brigitte Rémer, le 3 juin 2019

Avec : Solenne Keravis, Justine Bachelet, Julia Robert – dramaturgie et collaboration artistique Thomas Pondevie – scénographie et costumes Charles Chauvet – composition sonore/alto Julia Robert – lumières Marie-Hélène Pinon – régie générale et lumière Léandre Garcia Lamolla – régie son Alice Le Moigne, Laurent Le Gall.

Du 18 au 28 mai 2019, au Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne – Manufacture des Œillets – Site : www.theatre-quartiers-ivry.com – www. compagniebabel.com – Tel. : 01 43 90 11 11.