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On achève bien les chevaux

Adaptation, mise en scène et chorégraphie Bruno Bouché, Clément Hervieu-Léger, Daniel San Pedro – avec le Ballet de l’Opéra national du Rhin/Centre chorégraphique national et la Compagnie des Petits Champs – au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Le film de Sydney Pollack tourné en 1969 avec Jane Fonda dans le rôle de Gloria, appartient aux grands classiques. On connaît moins l’auteur de ce roman noir, On achève bien les chevaux/ They Shoot Horses, Don’t They ? Horace McCoy, qui le publie en 1935. Né dans le Tennessee, aux États-Unis, de parents pauvres, il commence à travailler à l’âge de douze ans comme vendeur de journaux et après avoir exercé de nombreux petits boulots, s’engage dans l’armée, en 1917, où il est observateur aérien pendant la Grande Guerre, ce qui lui vaut la Croix de Guerre en août 1918. De 1919 à 1930 il est journaliste sportif à Dallas, commence à écrire et publie ses premières nouvelles dans les magazines. La Grande Dépression de 1929 lui fait perdre son emploi. Il arrive à Hollywood en 1931 où il enchaîne quelques petits rôles avant d’écrire des scénarios – il en écrira une quarantaine au total, dont Gentleman Jim réalisé par Raoul Walsh en 1942 et Les Indomptables, par Nicholas Ray, en 1952.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Violent réquisitoire contre le rêve américain où règne le plus fort et triomphe l’argent, l’œuvre d’Horace McCoy dérange l’Amérique conquérante. La France dès le départ soutient son talent, on le compare à Steinbeck et Hemingway. Jean-Pierre Mocky signe en 1974, pour le cinéma, l’adaptation de son second roman, Un linceul n’a pas de poche (No Pockets in a Shroud).

On achève bien les chevaux nous mène au cœur de la misère où des jeunes gens s’engagent, pour quelques dollars leur dernier recours, à danser jusqu’à épuisement, et pour divertir un public en mal de sensations fortes. Condamnés à danser, paradoxe extrême, ils nourrissent en chemin l’espoir d’être repéré par des producteurs de cinéma, et de devenir une star de l’écran. À partir de ce roman et de cette tragédie de la vie dans laquelle la danse côtoie la mort, les trois metteurs en scène reconstruisent et déclinent l’argument, à la recherche d’un nouveau langage scénique, entourés de plus de trente danseurs, comédiens et musiciens issus de la Compagnie des Petits Champs et du Ballet de l’Opéra national du Rhin. Bruno Bouché est directeur artistique du CCN/Ballet de l’Opéra national du Rhin et ancien danseur de l’Opéra national de Paris ; Clément Hervieu-Léger est metteur en scène et sociétaire de la Comédie Française, il codirige avec Daniel San Pedro la Compagnie des Petits Champs ; de nationalité espagnole et formé au Conservatoire de Madrid, Daniel San Pedro fut associé à la Scène nationale de Châteauvallon ; il a signé de nombreuses mises en scène et enseigne le théâtre à l’École de Danse de l’Opéra national de Paris. Cherchant à mêler le théâtre et la danse, ces trois artistes s’emparent du roman de McCoy, qu’ils mettent en scène ensemble.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Le marathon de danse est une épreuve d’endurance très en vogue aux États-Unis dans les années 1920/30. Son règlement à l’usage des compétiteurs parle à lui seul et laisse présager le pire : 1. La compétition est ouverte à tous les couples amateurs ou professionnels. – 2. Le marathon n’a pas de terme fixé : il est susceptible de durer plusieurs semaines. – 3. Le couple vainqueur est le dernier debout après abandon ou disqualification des autres compétiteurs. – 4. Les compétiteurs doivent rester en mouvement 45 minutes par heure. – 5. Un genou au sol vaut disqualification. – 6. Des lits sont mis à disposition 11 minutes durant chaque pause horaire. – 7. Baquets à glaçons, sels et gifles sont autorisés pour le réveil. – 8. Les compétiteurs se conforment aux directives de l’animateur. – 9. Sponsors et pourboires lancés sur la piste par le public sont autorisés. – 10. Des collations sont distribuées gracieusement durant la compétition. – 11. L’organisateur décline toute responsabilité en cas de dommage physique ou mental.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

La scénographie d’Aurélie Maestre et Bogna G. Jaroslawski nous transporte dans une sorte de gymnase que le directeur et ses assistants préparent, balaient, organisent pour le marathon. La plateforme pour les musiciens et les tests sono, les dossards, les chaises hautes semblable à celle des arbitres sur un court de tennis pour suivre les sportifs, tout est en place pour l’accueil des participants, amateurs et professionnels, qui arrivent seuls ou en couple, portant seulement un petit sac. Ils se préparent, passent leur short, mettent leurs chaussures, prêts à soigner leurs pieds quand il y aura une pause (costumes de Caroline de Vivaise), accrochent leurs dossards. Les couples se forment : 4/15, 30/16, 23/41 et tant d’autres… Certains cherchent leur cavalier/ère, c’est le cas de Gloria, qui vient de loin dans tous les sens du terme, et rencontre Robert. On distribue des sandwiches et de l’eau. « Ils ont tellement la dalle, ils vont finir par s’entretuer » dit l’un des arbitres en costume lie-de-vin, à l’allure de videur de boîte de nuit, tentant d’organiser l’ensemble.

Et débute la danse, dans le respect du règlement imposé aux marathons, avec ordres distribués : sans lâcher la main de sa partenaire, dans le sens du bal, avec figures acrobatiques, marche à reculons, port des cavalières… Entre deux figures une légère pause pour évacuer ceux qui se sentent mal ou qui n’ont pas respecté la consigne et qu’on élimine. L’une est enceinte, Gloria s’empoigne aves son cavalier qui ose la faire concourir. Soins, serviettes, chaussures usées, massages, eau et sandwich pour ceux qui ont encore la force de manger… Gloria est toujours prête à la critique et à la dénonciation de tant d’injustice. Comme un modèle, une leader, ou une empêcheuse de tourner en rond, elle se sent mal et voudrait arrêter.

Sifflet, reprise de la course et l’enfer recommence pour ces duos à l’unisson, les lumières d’Alban Sauvé décrivent le glauque de la situation. Le directeur fait sa pub en véritable sauveur, démagogue à souhait. Pour le Derby, du nom des courses de chevaux et pire que les jeux du cirque les arbitres dessinent un cercle au sol, l’accélération est mortifère. « C’est l’abattoir… » Deux lits de camp et une pharmacie s’improvisent au centre. Tout le monde se concurrence, il n’y aura qu’un couple gagnant qui empochera un peu d’argent, visiblement le plus résistant, l’ambiance est délétère.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Au milieu d’un épuisement quasi-total, quelques phrases fusent : « Si tu gagnes, tu fais quoi avec l’argent ? » ou des appels au secours « Aidez-moi ! » « Je préférerais être morte… » Le directeur fait un deal avec la femme enceinte et son cavalier : mariage conclu devant les caméras, pour un peu d’argent. On suit le cortège nuptial, mené par le directeur en costume blanc, pur maquereau. Les couples éliminés contestent, l’épuisement, les évanouissements se multiplient.

Arrive une dame patronnesse, présidente d’une association de moralité publique qui questionne en coulisses le directeur et mènera à l’arrêt brutal de la manifestation. Onze couples en lice à la fin du spectacle qui ont tourné pendant 63 jours, personne n’obtiendra l’argent promis et convoité. Gloria exprime son envie de mourir, Robert l’y aidera.

Dans cette chorégraphie qui réunit trente-deux danseurs, comédiens et musiciens, où la danse et le groupe sont le cœur même du sujet, le temps s’accélère. Chapeau bas aux interprètes, danseurs et acteurs qui ont relevé le défi – on ne peut guère tricher avec le scénario – ils tournent et dansent, au bord d’eux-mêmes même s’ils ne sont pas, comme dans le film, dans l’effondrement. Ils sont dans la représentation et le jeu, dans un certain épuisement il va de soi, sous le regard du spectateur-voyeur, comme celui qui assistait aux marathons de l’époque, pariant sur la misère et peut-être même, comme au tiercé, sur le futur couple gagnant.

La rencontre entre les danseurs du Ballet de l’Opéra du Rhin dirigé par Bruno Bouché, situé au carrefour de l’Europe et explorant des dramaturgies en prise avec le monde d’aujourd’hui, et les comédiens de la Compagnie des Petits Champs que dirigent Clément Hervieu-Léger et Daniel San Pedro, permet une synergie et symbiose entre texte, musique et danse, des plus réussies. Ensemble, ils activent la métaphore du théâtre du monde, la métaphore de la vie.

Brigitte Rémer, le 10 avril 2025

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Musiciens :  M’hamed El Menjra, guitare et contrebasse – Noé Codjia, trompette – David Paycha, batterie – Maxime Georges, pano – Alice Pernão, chant – Rollo, Luca Besse – Rocky, Vincent Breton – Socks, Daniel San Pedro – James, Marin Delavaud – Ruby, Susy Buisson – Mario,          Alexandre Plesis – Jackie, Muriel Zusperreguy – Freddy, Louis Berthélémy – Rosemary, Ana Enriquez – Gloria, Clémence Boué – Robert, Josua Hoffalt – Mattie, Julia Weiss – Kid, Marwik Schmitt – Madame Highbi, Claude Agrafeil. Assistant à la mise en scène et dramaturgie Aurélien Hamard-Padis – scénographie Aurélie Maestre, Bogna G. Jaroslawski – costumes Caroline de Vivaise – lumières Alban Sauvé – son Nicolas Lespagnol-Rizzi – mise en répétition Claude Agrafeil, Adrien Boissonnet – coach vocal Ana Karina Rossi. Le spectacle a été créé le6 juillet 2023 à Châteauvallon scène nationale.

Vu le 5 avril 2025, au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt, place du Châtelet. 75001. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com – CCN/Ballet de l’Opéra national du Rhin, tél. : + 33 (0)6 08 37 70 46, email : sginter@onr.fr – Compagnie des Petits Champs, tél. : + 33 (0)6 60 10 67 87, email : compagniedespetitschamps@gmail.com

Le Pays lointain

© Jean-Louis Fernandez.

De Jean-Luc Lagarce –  mise en scène Clément Hervieu-Léger – à l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

C’est la dernière pièce de Jean-Luc Lagarce, écrite juste avant sa disparition. Il savait son temps compté et meurt du sida en septembre 1995 un mois après sa publication, à l’âge de trente-huit ans. La pièce avait fait l’objet d’une commande à l’écriture en 1994 par François Le Pillouër, directeur du Théâtre National de Bretagne. Elle reprend le thème de sa pièce précédente, Juste la fin du monde, – portée à l’écran par Xavier Dolan – qu’elle développe. Ici le motif s’étend : même retour de Louis, le fils, dans sa famille, porteur d’un message qu’il ne réussira pas à délivrer, celui de sa mort prochaine ; vieux réflexes et faux-semblants dans les retrouvailles mais heure de vérité, en même temps ; l’amour, la solitude, les relations intra-familiales, la présence-absence sont au cœur du sujet.

Dans Le Pays lointain Louis (Loïc Corbery) revient sur ses pas dans un cercle élargi qui met en jeu non seulement sa famille naturelle mais aussi sa famille élective, ses amants et amis. Les deux pôles se rencontrent et les morts tels des revenants se mêlent aux vivants, aussi présents et indispensables pour décoder son parcours de vie, lui donner consistance et sens. Il s’explique : « Je décidai de retourner les voir, rendre visite à la famille qui me reste, et revoir encore tous ceux-là que je connus, tous ceux-là que j’ai croisés toutes ces années que fut ma vie – le voyage d’un homme jeune à l’heure de sa mort, regardant tout ce que fut sa vie –. » Face à lui les rôles se répartissent et chacun, tour à tour, règle ses comptes et parle des liens qu’il/qu’elle a tissés ou tenté de tisser avec lui.

La rencontre a lieu sur une aire d’autoroute, entre une palissade, une cabine téléphonique, un reste de végétation et un peu de terre cendrée (belle et judicieuse scénographie d’Aurélie Maestre). Une voiture délabrée est garée au bord d’un petit terre-plein. Les acteurs restent en scène du début à la fin du spectacle à la manière d’un chœur antique et chacun est une pièce du puzzle. Dialogues et longs monologues se succèdent sous le signe de l’abandon et des non-dits. De pique-nique familial en passions furtives la pièce dit et digresse entre coups de gueule et déclarations d’amour, explications, tergiversations, jalousies, ressassements. Louis en est le discret chef d’orchestre et chaque personne passe aux aveux : Suzanne, sa sœur, (Audrey Bonnet) : « Lorsque tu es parti – je ne me souviens pas très bien de toi, c’était il y a beaucoup d’années – et  lorsque tu es parti je ne savais pas que tu partais pour tant de temps… » Antoine, son frère (Guillaume Ravoire) : « Tout n’est pas exceptionnel dans ta vie, dans ta petite vie, c’est une petite vie aussi, je ne dois pas avoir peur de ça, tout n’est pas exceptionnel, tu peux essayer de rendre tout exceptionnel, mais tout ne l’est pas… » Catherine, son épouse (Aymeline Alix) : « Mais lui, il peut en déduire, il pourrait en déduire, il en déduit certainement, il peut en déduire que sa vie ne vous intéresse pas… » La Mère (belle Nada Strancar) : « Cela ne me regarde pas. Je me mêle souvent de ce qui ne me regarde pas, je ne change pas, j’ai toujours été ainsi… Ils veulent te parler, tout ça…  Ils voudront t’expliquer mais ils t’expliqueront mal, car ils ne te connaissent pas ou peu… Tu répondras à peine deux ou trois mots et tu resteras calme comme tu as appris à l’être par toi-même… »

Du côté des revenants, Le Père, mort déjà (Stanley Weber): « Moi je n’ai jamais rien vu, de ma vie, je n’ai jamais rien vu que ce coin-ci, cet endroit, ville, sorte de ville. J’y suis né, et j’y ai travaillé, et lorsque j’en ai eu fini, je suis mort, comme une fin logique, on n’avait plus besoin de moi, je n’ai rien connu d’autre, pas un seul pays étranger, même Paris, lorsque j’y pense, je n’y suis jamais allé… L’Amant, mort déjà (Louis Berthélemy) : « La Mort prochaine et moi, nous faisons nos adieux, nous nous promenons, nous marchons la nuit dans les rues désertes légèrement embrumées et nous nous plaisons beaucoup… Je ne faisais rien. Je faisais semblant. J’éprouvais par avance de la nostalgie pour moi-même. »  Le Guerrier, tous les Guerriers (Daniel San Pedro) : « Tous ceux-là que je fais, ceux-là qui sont toujours solitaires et le croisèrent, croisèrent Louis, le croisèrent et ne voulurent laisser aucune trace, eurent bien trop peur de s’attacher à lui, et de perdre pied et s’éprendre et souffrir… » Longue Date, amant (Vincent Dissez) : « On se dit, on se jure qu’on s’aimera toujours. L’un ment et l’autre triche et tous les deux, au bout du compte, nous nous arrangeons. Nous nous sommes arrangés. » Un Garçon tous les garçons (François Nambot) l’Ami qui devient fou : « On s’aimait je ne le savais pas, je n’en avais aucune idée, comment est-ce que j’aurais pu imaginer cela ? » Hélène (Clémence Boué) ni vivante ni morte, l’amoureuse non reconnue, de Louis : « J’étais avec moi-même, seule, dans ma solitude, on ne m’entendait pas, je n’aurai même pas eu besoin de mourir pour disparaitre. J’étais sans importance… »

Au final cette tragédie moderne devient une pièce chorale, où chacun apporte un éclairage sur Louis/ double de Jean-Luc Lagarce, et fouille dans le passé, où jeu de la vérité et métaphore sont au bout de la route. Les fils de ces vies ébranlées s’entrecroisent, tissant en une toile fine un certain portrait de Louis et de sa mélancolie. En même temps, la vie suit son cours, énergique et colorée, humoristique parfois, ingrate souvent.

Créée par Clément Hervieu-Léger fin 2017 au Théâtre National de Strasbourg, la pièce est aujourd’hui reprise dans la même distribution. Bavarde, elle tire en longueur (quatre heures) même si les acteurs apportent charme et jeunesse, si Loïc Corbery porte le rôle avec un certain magnétisme, et si la justesse du concept de mise en scène, se fait l’écho d’une certaine génération, chorégraphiée avec sobriété et talent.

Brigitte Rémer, le 26 mars 2019

Avec : Aymeline Alix, Catherine, femme d’Antoine – Louis Berthélemy, L’amant, mort déjà – Audrey Bonnet, Suzanne, sœur de Louis – Clémence Boué, Hélène – de la Comédie Française, Loïc Corbery, Louis – Vincent Dissez, Longue Date – François Nambot, Un Garçon, Tous les garçons – Guillaume Ravoire, Antoine frère de Louis – Daniel San Pedro, Le Guerrier Tous les guerriers – Nada Strancar, La Mère – Stanley Weber, Le Père, mort déjà.  Collaboration artistique Frédérique Plain – musique Pascal Sangla – scénographie Aurélie Maestre – costumes Caroline de Vivaise – lumière Bertrand Couderc – son Jean-Luc Ristord – coiffures/maquillages David Carvalho Nunes. Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

Du 15 mars au 7 avril 2019 – Odéon Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006 – métro Odéon – tél. : 01 44 85 40 40 – site :  www.theatre-odeon.eu