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Ordalie

Librement inspiré des Prétendants à la Couronne, d’Henrik Ibsen – Conception, écriture et mise en scène Chrystèle Khodr, à la MC93-Bobigny – en partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers.

ⓒ Marie Clauzade

Avec Ordalie, l’auteure, actrice et metteure en scène, Chrystèle Khodr – qui vit et travaille à Beyrouth – poursuit ses recherches sur l’Histoire du Liban. Par le théâtre, elle interroge et se questionne, ici à travers la pièce d’Ibsen les Prétendants à la Couronne, comme métaphore.

Créé en 1863 ce drame historique – premier niveau de lecture – parle de la guerre des pouvoirs dans la Norvège du XIIIème siècle et de la rivalité entre le roi Hakon, un homme d’action et Jarl de Skul, prétendant au trône et plein de doutes. L’ordalie fait référence à une forme de procès à caractère religieux où le suspect, par une série d’épreuves, parfois mortelles, est remis à la grâce de Dieu pour démontrer son innocence ou sa culpabilité ; on la pratiquait en Occident au début du Moyen-Âge avant que l’église ne finisse par la condamner.

Le spectacle se déroule au cours d’une nuit. Après avoir joué la pièce, quatre acteurs interprétant le roi, le prétendant à la couronne, l’évêque et le poète, se donnent pour mission de veiller sur ce qui reste de mémoire dans un champ de ruines, pour contrer les bulldozers qui au petit matin doivent faire place nette, effaçant la preuve qu’un crime de guerre a eu lieu. On est au Liban, second niveau de lecture. Nés après la guerre civile qui de 1975 à 1990 a divisé le pays et Beyrouth en deux zones, les acteurs – Rodrigue Sleiman, Élie Njeim, Roy Dib, Tarek Yacoub –  font chœur. Ils se sont connus à l’école de théâtre et se retrouvent dans le hasard des rassemblements quotidiens, le soir, dans le quartier de Gemmayzé, parlent de l’enfance autour des maisons détruites et de la ville en état de choc, après l’explosion du port, le 4 août 2020. « Restons ensemble ce soir, on pourrait jouer la dernière » propose l’un d’entre eux, comme manière de résister.

Chrystèle Khodr parle de la mémoire collective, du passé antérieur de son pays et interroge le passé proche pour lire le présent. La France y a sa part. Après avoir fait partie de la Syrie mandataire administrée par la France sous mandat de Société des Nations entre 1920 et 1926, le Liban devient la République libanaise, en 1926. L’État du Grand Liban – dont les frontières géographiques correspondent à celles du Liban actuel – est créé par un arrêté du 31 août 1920 signé du général Henri Gouraud alors représentant l’autorité française. Le pays partage le pouvoir entre les communautés, la présidence de la République est réservée aux maronites, celle du Conseil aux sunnites et celle de la Chambre aux chiites. Élu le 21 septembre 1943 et farouche adversaire du mandat français, Béchara el-Khoury en est le premier président. Un siècle après la création du Grand Liban, nouvelle tragédie avec l’explosion du port, suivi de la visite du président français Macron et de ses belles promesses,  le 1er septembre 2020, pour fêter le centenaire du Grand Liban. Chrystèle Khodr fait coïncider le parcours des quatre acteurs aux personnages de la pièce d’Ibsen. Elle traite de la question des dominants, des profiteurs pour ne pas dire des corrompus, de l’ultra-libéralisme, du patriarcat et du sexisme, de tout ce qui défigure le pays.

ⓒ Marie Clauzade

Issue du travail au plateau et d’improvisations, le troisième niveau de lecture touche à la mémoire individuelle par la résurgence du passé lié à l’enfance, aux bruits de l’enfance, à l’institutrice. Reviennent les souvenirs de la maison, l’odeur des gâteaux faits par la mère, un temps qui fut heureux. « Retrouver le bonheur » dit un troisième en référence à ces paradis perdus. Les acteurs disent leurs espoirs et racontent leurs mythologies personnelles, faisant la liste de leurs héros disparus comme Maradonna pour le football, Herton Senna pour l’automobile et bien d’autres. «Et vous, vous vous souvenez de… ? »  Des silences s’installent, et entre les lambeaux de nostalgie apparaissent les marqueurs de leur génération, entre autres  les premières élections parlementaires après la guerre civile en 1992, le concert de la star mexicaine de télénovelas, Lucia Mendez, en 1993 et la visite de Jean-Paul II à Beyrouth, en 1994. Ils parlent de liberté, de sexe, d’homosexualité, du rôle de la société civile, de la succession des générations, d’exil. « Mon père pleurait quand je suis parti… »

Dans une scénographie de chaos où le sol n’est qu’un amas de plaques formant une zone de divergence et de collision, tout est couleur Terre de Sienne brûlée, le sol comme les vêtements, jeans et chemises de la vie ordinaire. Ordalie est un théâtre d’imprécations, d’incantation, de partition, de répétitions dans tous les sens du terme, de rédemption peut-être. Des gravats jonchent le sol, créant le déséquilibre. C’est un chant choral qui est à l’œuvre, un travail d’exorcisme. « Il y a toujours de l’espoir sous les décombres » dit l’un. « Je crois que j’ai peur » reconnaît l’autre. À travers cette polyphonie, la référence est aux malheurs, aux déflagrations : explosions, séismes, catastrophes naturelles. « Quelqu’un nous a mis au monde et nous a oubliés » dit l’un. « J’ai reçu le don du chagrin… » dit l’autre. C’est le crépuscule. Comme tout est mort et vide en moi » lance un troisième.

ⓒ Marie Clauzade

Dans Ordalie s’enchevêtrent les différents registres de la mémoire collective et de l’Histoire, de la mémoire individuelle, du théâtre. Il y a du chant, de la tristesse et de la nostalgie, de l’humour et l’énergie du désespoir. « Je suis étranger partout. Je suis acteur. » Le bruit des dalles sur lesquelles ils marchent résonne. L’atmosphère est lourde. A la fin la scénographie éclate, un immense cadre de bois se soulève du sol, une poussière noire tombe. « Une patrie ne se crée que dans l’intérêt général » déclarent-ils. Ils érigent comme un arc-de-triomphe qui soudain s’illumine. Mélange des temps, des époques, des âges… La Norvège est un royaume, elle va devenir un peuple, la métaphore fonctionne. Le théâtre les unit.

Après avoir créé des solos et des pièces de format plus intimes, entre 2009 et 2012 Chrystèle Khodr a créé un diptyque : La montée et la chute de la Suisse d’Orient et Qui a tué Youssef Beidas, puis elle a écrit et mis en scène le spectacle Augures créé en mai 2021 à Beyrouth et repris à la MC93 en 2023, où deux femmes d’horizon et de religion différentes se rencontrent et confrontent leurs points de vue (cf. notre article du 18 mai 2023. ) Elle a reçu l’Ibsen Scholarship pour Ordalie et aime à collaborer avec des artistes d’autres disciplines. Elle poursuit son chemin dans la création malgré les difficultés économiques de son pays et celles du champ artistique et culturel pour exister. « Au Liban, la précarité rend les artistes solidaires » dit-elle. Et la fin du spectacle permet l’espoir. On entend la mer. « Et si nous étions heureux, comme nous l’avions rêvé à seize ans… Ils regardent les étoiles, la lumière baisse. Musique.

Brigitte Rémer, le 20 mai 2024

Avec : Rodrigue Sleiman, Élie Njeim, Roy Dib, Tarek Yacoub – scénographie, création lumière et direction technique Nadim Deaibes – compositionsonore Ziad Moukarzel – Assistanat à la mise en scène et surtitrage Walid Saliba – En partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers.

Vu en mai 2024, à la MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – métro ligne 5, Station – Bobigny Pablo-Picasso.  En tournée : 30 et 31 octobre 2024, au Festival Colline Totinesi à Turin (Italie) – 12 et 15 mars 2025 au Théâtre Joliette, Marseille – 18 et 20 mars 2025 au Théâtre Garonne, Toulouse.

Augures

Texte et mise en scène de Chrystèle Khodr, avec Hanane Hajj Ali et Randa Asmar – En français et en arabe surtitré –  à la MC93-maison de la culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny.

© MC93 Bobigny

Deux grandes figures du théâtre libanais depuis les années 80, Hanane Hajj Ali et Randa Asmar, issues de deux horizons différents, se rencontrent sur une scène de théâtre alors que tout les divise. Elles ne se ressemblent pas et sont de confessions différentes. La première est musulmane, de Beyrouth Ouest où se trouvaient les camps de réfugiés palestiniens et les partis de gauche ; la seconde, chrétienne, vient de Beyrouth Est, quartiers plus conservateurs et de droite. Elles ont vécu et travaillé de part et d’autre de la ligne de démarcation pendant les quinze ans de guerre civile au Liban, de 1975 à 1990, ont connu les bombardements, les abris en sous-sol et la peur au quotidien. Toutes deux se sont formées à l’art dramatique, l’une à la section 1 de l’Institut des Beaux-Arts, l’autre à la section 2, mêmes parcours, apprentissages différents. Toutes deux ont déjoué l’opposition de leurs pères et les stéréotypes qui vont avec, pour pratiquer leur art. Elles ont découvert la puissance du théâtre. Se rencontrer sur une scène, pour la première fois, est déjà en soi un événement.

Hanane Hajj Ali, qui se présente comme une artiviste, a participé à l’aventure de la troupe El Hakawati fondée par Roger Assaf, porteur d’un théâtre engagé développant le travail du conteur, les histoires partagées, les expériences collectives. Avec la troupe, de toutes confessions et dans la plus grande pluralité, il ouvre une agora autour d’un lieu qu’il appelle Chams/le Soleil, où il invite les étudiants en art dramatique à venir travailler et répéter. Hanane Hajj Ali – devenue sa femme, est actrice, dramaturge, écrivaine et enseignante en études théâtrales à l’Université Saint-Joseph. Elle tient une place importante dans le monde artistique et culturel libanais. « La troupe était ma vie » dit-elle. Elle a présenté au dernier Festival d’Avignon, en 2022, une pièce intitulée Jogging qu’elle a écrite, conçue et qu’elle interprète.

Actrice, traductrice de textes dramatiques internationaux en arabe et professeure d’art dramatique à l’Université libanaise, Randa Asmar dirige le Festival du printemps de Beyrouth, depuis sa création en 2008 par la fondation Samir Kassir – du nom d’un historien et journaliste franco-libanais tué dans un attentat à la voiture piégée, en 2005. Encouragée dès le départ par Chakib el-Khoury son professeur de la Faculté, Randa Asmar a débuté avec Raymond Gebara, qui fut une personnalité importante du théâtre libanais, disparu en 2015, et sous la direction de grands metteurs en scène libanais et arabes dont Jawad al-Assadi, Ghazi Kahwagi, Mounir Abou Debs et de la metteuse en scène Nidal el-Achkar. En 1985, à 23 ans, elle obtient le prix du Meilleur espoir féminin au Festival international du film de Baghdad, et recevra par la suite de nombreuses distinctions.

Depuis toujours, les deux actrices ont pour passion et pour refuge, le théâtre. Au Liban, l’Histoire n’existe que dans les mémoires, rien n’est inventorié. Il existe peu de traces, peu d’archives, de ce fait, tout passe par la transmission orale. Pour reconstruire des pans de la mémoire collective effacée et du récit national, Chrystèle Khodr, l’auteure, qui est aussi actrice et metteuse en scène, née dans les années 80 donc de la génération suivante, et qui a vu ses aînées sur scène quand elle avait quatorze ans, les questionne sur leur passé, pour mieux comprendre son présent. A partir de ces interviews et autres pistes de recherche auprès des artistes, elle élabore le spectacle.

© MC93 Bobigny

Les deux grandes dames s’installent côte à côte à l’avant-scène sur une chaise, face au public. Élégantes, elles se mettent à papoter, en grande complicité. Mais derrière leurs souvenirs éparpillés et les morceaux de leur biographie, on pénètre au cœur de leur métier d’actrice et d’un théâtre qui s’est construit au fil des ans et des libertés, dans un pays divisé. Elles confrontent leurs expériences, personnelle, politique et artistique et échangent leurs points de vue. De confidences en divergences, elles jonglent l’une et l’autre avec l’autodérision, la malice, le fou rire, le trou de mémoire, la tendresse et parfois la provocation, passant du rire aux larmes et du chant à la danse. Dans leurs corps elles se remémorent, et leur jeunesse insolente se souvient que malgré les bombardements et les obligations de mises à l’abri, chacune passait de l’autre côté pour voir des spectacles et se sentir vivante. Au risque de leur vie, elles ont fui le réel.

Elles sont drôles et tendres tout en taillant dans le vif, et par leur force de vie apportent un brin d’espoir. Hanane raconte qu’elle amusait la galerie par les accents qu’elle composait et les saynètes qu’elle improvisait dans la cour de l’école, Randa excellait dans l’imitation des profs et la lecture de pièces au cours de littérature. Le spectacle est pétri de leurs histoires et de leurs émotions, de leur énergie. Leur musique est consolation, elles se sont battues pour la liberté d’expression, pour leur liberté de femme et quand Hanane fredonne la chanson de Ziyad, le fils de Feyrouz, on voyage dans le temps et la géographie.

© Le Safran – Amiens

La démarche de Chrystèle Khodr qui se met à l’écoute de ses aînées pour questionner l’Histoire du théâtre au Liban pendant la longue guerre civile, à travers des parcours intimes et expériences personnelles, est remarquable. Elle laisse la mémoire doucement se révéler et s’efface, au fil de ses interrogations. Les questions d’identité et le lien entre les générations meurtries, la transmission nécessaire, sont au cœur du sujet. Le travail d’écriture et de recherche en vue d’élaborer Augures s’est fait en plusieurs étapes, comme le dit la metteuse en scène : un travail autour des archives personnelles des actrices ; des entretiens avec les artistes du théâtre et de la danse qui ont vécu et travaillé pendant la guerre ; des entretiens avec les deux actrices. Dans la galerie des fantômes du théâtre qu’elles convoquent, il y a aussi Jalal Khoury, metteur en scène brechtien qui a laissé traces avec La Résistible ascension d’Arturo Ui, Paul Mattar, fondateur du Théâtre Monnot, l’acteur Antoine Kerbage et bien d’autres encore.

Envers et contre tout il y eut un âge d’or du théâtre libanais, les témoignages collectés par Chrystèle Khodr en attestent, Hanane Hajj Ali et Randa Asmar en rendent compte. Ils sont précieux car les traces matérielles se sont, elles, massivement effacées de la ville qui a détruit l’ensemble de son patrimoine architectural. Beaucoup de salles de spectacles n’existent plus, brûlées, détruites ou converties en boutiques et restaurants. La lutte donc continue pour que le théâtre vive et que Beyrouth se reprenne en mains, économiquement, architecturalement, philosophiquement, et que les identités cohabitent dans le respect des appartenances de chacun. Hanane Hajj Ali et Randa Asmar seraient ces oiseaux de bons augures.

Brigitte Rémer, le 18 mai 2023

Lumière et direction technique Nadim Deaibes – Paysage sonore Nasri Sayegh et Ziad Moukarzel – Assistanat à la mise en scène Walid Saliba – Costumes Good.Kill

Vu en avril 2023, à la MC93-Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – métro : Bobigny Pablo-Picasso – site : www.mc93.com – Le spectacle a été créé en mai 2021, à Beyrouth et a tourné dans plusieurs festivals européns.