Archives par étiquette : Christoph Marthaler

Aucune idée

© Théâtre de la Ville

Conception et mise en scène Christoph Marthaler, au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Nous sommes sur un palier comme dans une zone de non-droit avec une scénographie de portes qui ouvre sur une chorégraphie d’actes manqués et d’oublis. Nous ne sommes pas dans un quartier dit sensible, plutôt chez des gens bien sous tous rapports, bonne bourgeoisie, beaux habits, langage et raffinement.

Le long et dégingandé Graham F. Valentine, acteur d’origine écossaise, règne sur le palier. Il sautille dans sa tête, apparaît et disparaît dans ce jeu de portes qu’il entrebâille, tire et pousse. Il écoute aux portes, s’invite, s’excuse, parle dans le vide, rencontre l’un de ses voisins, le joueur de viole de gambe suisse et compatriote de Marthaler, Martin Zeller, bien calé dans son antichambre. Le glouglou du radiateur dérange la musique, qu’à cela ne tienne, on le déplace, il se transforme en chaire de borborygmes où s’agite notre héros. Bref on se perd entre le dedans et le dehors dans ce labyrinthe de bons mots et courants d’air.

Nous suivons ces deux héros de la vie quotidienne, l’un, puis l’un et l’autre, tous deux virtuoses en leurs partitions, entre chant, musique et onomatopées, entre vide, interruption, oubli et omission. Le temps d’une chanson l’instrument devient guitare. Graham F. Valentine se déploie dans le gag, le pince sans-rire, l’humour british, le cocasse, le loufoque et l’absurde. Avec Christoph Marthaler il partage le goût d’un théâtre burlesque qui joue d’une certaine étrangeté et qui brasse en allemand, anglais et français, avec surtitrages.

Marthaler, comme toujours, manipule le décalé avec brio, il est ici le champion de l’ironie. La liste de ses spectacles présentés en France est longue, il est aguerri à la musique et au théâtre. Aucune idée s’inscrit dans la lignée du cabaret ou de la récréation.

Brigitte Rémer, le 8 novembre 2021

Avec Graham F. Valentine et Martin Zeller (violoncelliste). Scénographie, Duri Bischoff – dramaturgie Malte Ubenauf – musique Martin Zeller – costumes, Sara Kittelmann – lumières, Jean-Baptiste Boutte – assistantes mise en scène Camille Logoz, Floriane Mésenge.

Du 1er au 14 novembre 2021, Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses, 31 rue des Abbesses, 75018. Paris – métro : Abbesses, Pigalle – tél. : 0142 74 22 77 – site : www.theatredelaville.com

Bekannte Gefühle, Gemischte Gesichter

© Walter Mair

Sentiments connus, visages mêlés, spectacle de Christoph Marthaler, Anna Viebrock et la troupe de la Volksbühne, en allemand surtitré en français – Parc et Grande Halle de La Villette – dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

On est au cœur d’un grand espace intérieur de type entrepôt couleur béton brut duquel sourd une certaine tristesse. Plusieurs pianos sont placés de chaque côté du plateau. Un acteur pianiste joue et accompagne les actions à différents moments du spectacle. En fond de scène, une imposante porte à battants est le lieu de croisement entre les acteurs qui entrent et sortent en un mouvement quasi continu. Côté jardin deux portes d’ascenseur, superposées et une petite fenêtre de type passe-plat (décor d’Anna Viebrock – lumières Johannes Zotz).

Un vieil homme cherche une place pour poser la chaise qu’il porte, il semble hésitant et perdu. Il est vêtu d’une tunique /chemise de nuit et donne le ton de nos interrogations. Au premier regard on ne sait où l’on se trouve : dans une pension pour personnes âgées frappées d’Alzheimer, dans un musée, une salle de répétition, ou ailleurs. Un régisseur à l’ancienne, sorte d’appariteur en blouse grise (Marc Bodnar) transporte sur d’immenses chariots des acteurs mannequins qu’il dispose, comme dans une galerie ou dans un musée, et aussi de gros paquets étrangement emballés.

Du premier paquet, s’échappe une voix accompagnée d’un clavecin, duquel s’échappe peu après une femme, fausse cantatrice élégamment habillée comme pour un récital, qui disparaît par un surprenant saut périlleux, dans tous les sens du terme, à travers la minuscule fenêtre. Puis quand le paquet s’ouvre apparaît le claveciniste, tranquillement assis devant son instrument. Le second paquet ressemble à une grosse pierre. Une femme en sort, se dépliant comme un accordéon. Puis des caisses apparaissent. Dans l’une, une femme en sous-vêtements à qui l’appariteur laisse le temps de s’habiller, avant qu’elle ne s’extirpe. Dans une autre, une cantatrice, petite bonne femme au chignon impeccable. Une diva est royalement installée dans une troisième. Un homme surgit du plancher, s’électrocute avec le bouton d’ascenseur qu’il désosse. Une femme pose son coussin-cabas sur la chaise du piano et se met à jouer. L’intendant place méthodiquement les figures comme dans une salle d’exposition, personnages de son musée imaginaire qui se métamorphoseront au final. Merci, sera le dernier mot.

Cette méditation sur le temps fut conçue en 2016 par Christoph Marthaler à l’occasion du départ forcé de Frank Castorf de la Volksbühne de Berlin, qu’il a dirigée pendant près de vingt-cinq ans. C’était aussi un peu sa maison, il y avait créé nombre de spectacles. Par son mouvement régulier et incessant, Sentiments connus, visages mêlés évoque le flux et le reflux de l’eau, spectacle mélodique, construit comme une chorégraphie. Chaque acteur y a sa partition en même temps qu’il se fond dans un Ensemble, tant dans les actions et les déplacements, que vocalement. La traversée se fait en musiques, de Mozart et Boby Lapointe réunis en passant par Verdi, Haendel, Schubert et Schœnberg (musique Tora Augestad, Bendix Dethleffsen, Jürg Kienberger – son Klaus Dobbrick). C’est extravagant, burlesque, immensément loufoque et poétique. C’est d’une précision d’horlogerie et d’une nostalgie folle.

Né en 1951 à Erlenbach, Christoph Marthaler est musicien de formation et intègre un orchestre comme hautboïste. C’est par la musique qu’il entre en contact avec le monde du théâtre en composant pour des metteurs en scène. Il réalise son premier projet, Indeed, à Zurich en 1980, avec des comédiens et des musiciens, rencontre en 1989 la scénographe et costumière Anna Viebrock qui signera pratiquement tous les décors et costumes de ses spectacles. De 2000 à 2004, Marthaler codirige le Schauspielhaus de Zurich avec la dramaturge Stefanie Carp et poursuit son travail de metteur en scène de théâtre et d’opéra. Il présente le spectacle Papperlapapp en 2010 au Festival d’Avignon dans la Cour du Palais des Papes, y revient en 2012 avec Foi, Amour, Espérance d’Ödön von Horváth et Lukas Kristi – réalisé en partenariat avec l’Odéon-Théâtre de l’Europe et le Festival d’Automne à Paris – et en 2013 avec King Size.

Sentiments connus, visages mêlés est un magnifique hommage au théâtre. Acteurs et actrices, complices de longue date de Christoph Marthaler, portent avec virtuosité cet univers excentrique et plein d’humanité dans lequel, inexorablement, le temps fait son œuvre.

Brigitte Rémer, le 6 décembre 2019

Avec : Hildegard alex, Tora Augestad, Marc Bodnar, Magne Havard Brekkle, Raphael Clamer, Bendix Dethleffsen, Altea Garrido, Olivia Grigolli, Ueli Jäggi, Jürg Kienberger, Sophie Rois, Ulrich Voss, Nikola Weisse. Dramaturgie Malte Ubenauf, Stéphanie Carp – musique Tora Augestad, Bendix Dethleffsen, Jürg Kienberger – son Klaus Dobbrick – lumières Johannes Zotz – décors et costumes Anna Viebrock.

Du 21 au 24 novembre 2019 à 20h, dimanche à 16 h – Grande Halle de la Villette, 211 avenue Jean Jaurès. 75019 – métro Porte de Pantin – tél. : 01 40 03 75 75 – site : www.lavillette.com et www.festival-automne.com, tél. : 01 53 45 17 17 – En tournée : Teatros del Canal, Madrid, 17 et 18 janvier 2020 – Comédie de Valence, 12 et 13 février 2020 – Bonlieu Scène Nationale, d’Annecy, du 19 au 21 février 2020 – Teatro Municipal do Porto, 12 et 13 juin 2020 – Teatro Nacional Donna Maria II, Lisbonne, 19 et 20 juin 2020.