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As If I could Stay There For Ever, et Lo Faunal

As If I could Stay There For Ever, de Tânia Carvalho (Portugal) – Lo Faunal, de Pol Jiménez (Espagne/Catalogne) une soirée partagée – au Théâtre de la Ville / La Coupole. Dernières soirées du programme Chantiers d’Europe 2025.

Tânia Carvalho © Rui Palma

Deux chorégraphes présentent chacun une pièce qu’elle/qu’il interprète. La première, As If I could Stay There For Ever, de Tânia Carvalho est fort brève (10 mn), la danseuse-chorégraphe, entre sur la scène, chaussures à talons et courte robe noire. Elle retire tranquillement ses chaussures, les dépose hors du halo de lumière et se place au centre. Elle ne changera pas de place et semble avoir pris racine là elle a posé les pieds pour danser. Elle se flexibilise et se tord, fluide et centrée sur elle-même, ondulant selon les ressacs d’une musique répétitive jusqu’à devenir plus mécanique, avant de reprendre ses hauts talons et de repartir sans bruit, comme elle est venue.

Née au Portugal en 1976, Tânia Carvalho a débuté la danse classique à l’âge de cinq ans avant de se lancer dix ans plus tard, dans l’apprentissage de la danse contemporaine. Elle est aussi pianiste, chanteuse et compositrice, et se passionne pour le dessin. Autant dire que les rythmes et les représentations du corps sont l’essence-même de son travail et la multidisciplinarité son mode de pensée. À l’âge de vingt ans, en 1997, elle fonde avec un cercle d’amis une association de promotion culturelle, Bomba Suicida à laquelle elle reste attachée pendant plus de quinze ans. Tânia Carvalho est une tête chercheuse, ses expérimentations hors format et hors cadre sont nombreuses dans les domaines de la peinture, de la mémoire du cinéma, de l’expressionnisme et des langages interstellaires.

À partir de 2005 elle anime les cours de chorégraphie du programme de création artistique proposé par la Fondation Calouste Gulbenkian, à Lisbonne. En 2021, elle participe au programme pour quatre chorégraphes Lucinda Childs, Tânia Carvalho, Lasseindra Ninja et Oona Doherty  composé à l’invitation du Théâtre de la Ville et du Théâtre du Châtelet, courtes pièces plurielles dansées sous l’égide de (La) Horde avec le Ballet national de Marseille. La pièce qu’elle présente ici est un petit ovni sympathiquement sien et qui devient sympathiquement nôtre.

La seconde partie du programme nous permet de suivre Pol Jiménez dans Lo Faunal, image du Faune toujours en action et proche de nos fantasmes. Ni Mallarmé ni Debussy, pas de nymphe, mais un Faune en puissance et majesté qui vire et volte avec grâce et fantaisie, énergie et variations sur les folies d’Espagne. Il creuse son sillon entre pastorale, danses espagnoles traditionnelles, figures contemporaines et populaires. Des castagnettes virtuoses qu’il tient dans les mains il crée ses rythmes joyeux et éveille nos imaginaires, traverse et nous fait percevoir des univers magique et mythologique, comme une divinité champêtre à l’image du dieu Pan plein de sensualité.

Pol Jiménez © Albert Rué

Lo Faunal, est un hymne à la danse, à l’amour de la danse, au Prélude à l‘après-midi d’un faune – ballet en un acte de Vaslav Nijinski, et qu’il dansa sur la musique de Claude Debussy -. Pol Jiménez développe une belle énergie, continue, et qui monte en puissance comme dans Le Boléro de Ravel, jusqu’au sacrifice. On trouve dans sa danse des signes picturaux comme le monde profond et la puissance de Francisco Goya ou le raffinement et le mystère d’El Greco. Sagesse et folie s’y côtoient, en inspiration expiration hors d’haleine et à portée de plateau, il donne toute son ardeur dans les figures de sa danse qui nous apostrophe.

Chantiers d’Europe fêtait cette année ses 15 ans. Emmanuel Demarcy-Mota en découvreur des nouvelles formes du discours théâtral les a initiés en 2008 dans une idée d’ouverture et de partage. Tous les thèmes sont abordés sans détour traitant des minorités, du genre, de l’Histoire, de la transgression, des diverses communautés et cultures dans des récits multiformes. Des artistes et spectacles de plus de trente pays ont participé aux différentes éditions. Comme chaque année, dans la programmation 2025, on trouve des pépites à travers les différents espaces du Théâtre de la Ville exploré, des Œillets aux Abbesses, de la Coupole au hall d’entrée, tant dans la forme que dans la réflexion, et cela est bon. Intimidades Com A Terra / Intimité avec la Terre en fut une, parcours initiatique sur le concept d’étranger et d’identité (cf. notre article du 28 juin) ; El Pacto del Olvido / Le Pacte de l’oubli, enquête sur la dictature de Franco et le silence qui a suivi en fut une autre (cf. notre article du 29 juin). La présence de Marta Cuscunà, vue lors de la Biennale Internationale des Arts de la Marionnette en 2023 fut aussi un bel événement. Elle construit et manipule des oiseaux métalliques de toute inventivité dont l’ombre paraît dans les contrejours d’une lumière très travaillée, et d’une histoire sur l’humanité racontée (cf. notre article du 28 mai 2023).

En prélude à l’édition 2025 de Chantiers d’Europe, emboîtant le pas au Théâtre de la Ville, le Teatro della Pergola de Florence lançait en mai dernier un premier voyage à travers les langages de la scène contemporaine, avec le soutien de la Fondation Gulbenkian. Dans une première édition il a transformé ses espaces intérieur et extérieur en un « village d’interventions artistiques » autour de la transmission et de la création, au cœur de l’expérience européenne. L’idée fédératrice de créer un pont entre mémoire et avenir, de faire que l’Histoire devienne un laboratoire de nouvelles visions et de rencontres culturelles, de promouvoir la formation et la transmission constitue un élément fondamental et l’objectif partagé entre les deux théâtres.

« Et si c’était à refaire, je commencerai par la cuture » aurait dit Jean Monnet, et avant lui Robert Schuman, qui tous deux avaient œuvré pour la construction européenne. Avec Chantiers d’Europe le dialogue autour des arts du spectacle remplit la place laissée vide notamment par le Festival de Nancy qui pendant vingt ans (de 1963 à 1983) avait promu la jeune création et le dialogue interculturel, et avant lui le Théâtre des Nations qui habitait, justement, le Théâtre Sarah-Bernhardt / Théâtre de la Ville.

Brigitte Rémer, le 3 juillet 2025

Marta Cuscunà © D. Borghello

As If I could Stay There For Ever : chorégraphie, lumières, musique, costumes, interprétation, Tânia Carvalho – Production Agencia 25 – Programme créativité artistique et création de la Fondation Calouste Gulbenkian – les 28 et 29 juin 2025 à 19h /La Coupole – TDV Sarah-Bernhardt.

Lo Faunal : Chorégraphie et interprétation Pol Jiménez – direction et chorégraphie Bruno Ramri – scénographie Bruno Ramri et Maria Monseny – composition et collage musical Jaume Clotet – lumières Lucas Tornero – création costumes Maria Monseny – réaisation costumes Brodats Paquita – conception graphique Sergi Mayench – coproduction Pol Jiménez et Obrador d’arrel de Fira Mediterrània de Manresa – les 28 et 29 juin 2025 à 19h /La Coupole – TDV Sarah-Bernhardt.

Chantiers d’Europe, du 5 au 29 juin 2025 – au Théâtre de la Ville-Sarah-Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75001. Paris et Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

El Pacto del Olvido / Le Pacte de l’Oubli

Spectacle de Sergi Casero Nieto (Espagne/Catalogne), en espagnol surtitré en français – Texte de Sergi Casero Nieto, avec des extraits de Jorge Luís Borges, Federico García Lorca et le test de mémoire de Clara Valverde – au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt / La Coupole, dans le cadre de Chantiers d’Europe.

© Alessandro Sala

L’homme est assis à une table, côté jardin, face au public. Sur la table, plusieurs pupitres de type régie d’où partent de nombreux câbles. Au bout de la table un rétroprojecteur, son outil de travail, sa palette. Une quinzaine d’ampoules tombent du plafond. Sergi Casero Nieto est le chef d’orchestre de l’ensemble et jouera de tous les interrupteurs, dessinant par lui-même les rythmes du spectacle.

L’Histoire le taraude, Il enquête sur la dictature de Franco, mort en 1975 – lui, naît seize ans après, en 1982 – et il se pose la question que tout jeune de n’importe quel pays formule après une dictature : qu’a fait ma famille pendant ce temps, à quel courant appartenait-elle ? Pour l’Espagne mêmes questions pour la période de la guerre civile qui l’a précédée, 1936-1939, une déchirure dans le tissu social du pays, une tragédie.

© Salvatore Lorenzana

Côté cour deux chaises de bois noir légèrement à distance, l’une pour représenter sa grand-mère, Saturnina, l’autre sa mère. Un cercle de lumière symbolise l’absence. Une loi d’amnistie promulguée en 1977 avait interdit toute investigation judiciaire sur les crimes commis pendant la dictature. On la nomme le Pacte de l’oubli, repris dans le titre du spectacle. C’est ce vertige de l’effacement que l’auteur-acteur et concepteur du spectacle voudrait comprendre. Personne n’en a jamais parlé, la loi a définitivement clôturé le sujet. Sa grand-mère lui demande de ne pas réouvrir les blessures déjà refermées.

Contre ce vide et ce tabou, contre ce qu’il appelle une amnésie institutionnelle, Sergi Casero Nieto a enquêté et s’est heurté aux mêmes résistances, « un trauma collectif qui n’a jamais été guéri ». Il le porte à la scène avec beaucoup de finesse et d’intelligence. « Satur, parle-moi de ta jeunesse » lance-t-il à sa grand-mère. « Ma vie a été des plus normales » s’entend-il répondre et plus tard, « ne t’en mêle pas… »

À partir du rétroprojecteur manuel posé sur la table, l’acteur donne corps au sujet entre les questions posées à sa grand-mère puis à sa mère, les photos, dessins, objets posés et qui se réfléchissent sur l’écran, avec des passages en blanc, illustration du vide auquel il fait face. Il déchire ce Pacte de l’oubli et entremêle ses souvenirs d’enfant dans des « Je me souviens » qu’il décline à la manière de Georges Pérec. La maison de la grand-mère l’été pour les vacances, une maison blanche, claire, un intérieur très sombre, les siestes, les goûters, la toile cirée, le pain noir des pauvres, le chemin de la plage à vélo, les médailles, beaucoup de médailles dans différents endroits de la maison – il en avait même chapardé une avec la colombe de la paix -.  L’espièglerie de ce regard d’enfant donne un peu de légèreté à l’ensemble sans occulter le vrai sujet.

© Salvatore Lorenzana

Sergi Casero Nieto avance par esquisses et suggestions, repart de la guerre civile de 1936 à 1939, républicains contre nationalistes. 600 000 victimes dans les deux camps puis l’instauration d’un régime dictatorial sous Franco pendant trente-six ans. Il l’illustre en jetant sur la plaque de verre du rétro-projecteur une poignée de soldats de plomb fusil à l’épaule ou entre les mains, à pied ou à cheval, béret, casques ou calots, bottes et uniformes. Les dates reviennent, les textes et les questions se précisent, quelques enregistrements rappellent.

© « Autoportrait » de Federico García Lorca pour « Poeta en Nueva York. »

Autre trame du spectacle le texte de Jorge Luis Borges, Funes el memorioso/Funes ou la Mémoire, l’histoire d’Ireneo Funes doté d’une mémoire infaillible après une chute de cheval, il en lit quelques extraits. « On me dit qu’il ne quittait pas son lit, les yeux fixés sur le figuier du fond ou sur une toile d’araignée… » ou encore « Pendant dix-neuf ans il avait vécu comme dans un rêve : il regardait sans voir, il entendait sans entendre, il oubliait presque tout. » Ma mémoire est comme un dépotoir » insiste Funes via Sergi Casero Nieto parlant des insomnies du personnage. D’insomnie à amnésie il n’y a qu’un pas.

Chemin faisant l’acteur-auteur s’intéresse à l’étude linguistique des mots utilisés ou confisqués, reprend les causes de la guerre civile, la terreur d’État qui a suivi, la spoliation des biens, les insurrections falsifiées et les silences des livres d’Histoire. Il poursuit ses Je me souviens ponctués des dates récentes, dans ses recherches et se rappelle aussi de Poeta en Nueva York/Poète à New York de Federico García Lorca, qu’il écrit en 1929/1930 alors qu’il est étudiant à l’Université Columbia avant d’être assassiné par les milices franquistes en 1936 au début de la Guerre civile, recueil paru en 1940 à titre posthume.

Et Sergi Casero Nieto revient sur ce Pacte de l’oubli promulgué deux ans après la mort de Franco, les images sont floutées quand il a pour commentaire : « On a fait ce qu’on devait faire pour la démocratie. » Il contredit cette absence de réponse en projetant l’image en gros plan de de ces hommes bras en l’air portant leurs fusils et de ces amnistiés, rappelle les camps de concentration et les centres de torture, les viols, les 30 000 bébés volés, les exécutions. L’inventaire est lourd. L’acteur s’applique à effacer sous nos yeux une photo, manipulation banale de certains politiques, historiens révisionnistes ou journalistes. Il s’épuise aussi dans le questionnement à sa mère et à sa grand-mère pour qu’elles parlent enfin. « Je me souviens que Satur fermait les fenêtres quand on parlait politique. »

Le spectacle s’achève sur une série de diapositives blanches symbole du vide s’il en est, et sur une dernière question : « Mais pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé de mon grand-père engagé à combattre pendant la guerre civile ? »

Avec El Pacto del Olvido, Sergi Casero Nieto réalise un magnifique travail de remémoration qu’il théâtralise et dessine avec subtilité. Il nomme les choses au détour d’une construction dramaturgique fine où se mêlent les mémoires, la sienne propre par ses souvenirs d’enfance et qui s’entrechoquent avec l’amnésie familiale et celle d’un pays. « Ami ! Lève-toi pour entendre hurler » dit le poète.

Brigitte Rémer, le 28 juin 2025

Conception, mise en scène et interprétation Sergi Casero Nieto – texte de Sergi Casero Nieto, avec des extraits de Jorge Luís Borges, Federico García Lorca et le test de mémoire de Clara Valverde – aide à la dramaturgie Mónica Molins Duran – lumières Sergi Casero Nieto, Miguel Angel Ruz Velasco – costume Sara Clemente – production Centrale Fies / Live Works. Résidences Centro de Residencias Matadero-Madrid & Live Works, Free School of Performance Centrale Fies. Nau Ivanow Barcelona. En tournée : 21 – 22 juin, Festival Schlossmediale, à Werdenberg, canton de Saint-Gall, Suisse.

Les 25 et 26 Juin, à 19h, au Théâtre de la Ville-Sarah-Bernhardt/La Coupole, dans le cadre de Chantiers d’Europe, 2 place du Châtelet. 75001. Paris – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

The Examination

© Lucas Truffarelli

Spectacle présenté par la Compagnie Brokentalkers, d’Irlande, dans le cadre des Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville / Les Abbesses – Spectacle surtitré en français.

On est en milieu carcéral et deux points de vue s’affrontent sur les conditions de vie en prison, celui d’un détenu et celui d’un examinateur.

Côté jardin, un écran en forme de maison capitonnée. Devant, l’examinateur fait une conférence. Il montre le visage d’un détenu et tient un discours scientifique sur les caractéristiques de la figure du criminel. « Certains visages font peur » démontre-t-il en disséquant les traits et en montrant que la prédestination criminelle y serait inscrite. On pense à Stanley Milgram et à ses recherches sur la soumission à l’autorité. Début didactique, tandis que côté cour, un homme-gorille, vraisemblablement l’objet de cette observation, est assis à la table. L’examinateur s’en approche. L’homme-gorille quitte sa cagoule animale et son visage apparaît. Un visage, comme tous les visages. Il prend la parole.

S’engage alors un duo-duel entre les deux où la fouille à corps est d’une grande violence verbale sur les gestes obligés et la dignité qui s’absente. « Déshabille-toi ! » hurle l’examinateur devenu maton, inversant ici les rôles et le langage, le gorille étant une autre désignation du gardien de prison. « La prison doit être dissuasive » continue placidement le chercheur-examinateur-maton et plus tard psychiatre. L’identité se résume en un matricule, l’eau froide est en hiver et le rasage aléatoire, les lingettes demandées jamais obtenues, toutes choses concrètes de la vie quotidienne en milieu fermé, sujettes à caution.

Retour sur les conditions d’incarcération en 1830, de l’isolement. Une sonnerie perce les discussions, comme une fin de parloir. Le détenu dénonce le bruit perpétuel à devenir fou, les listes interminables et l’appel des prisonniers rythmant les journées, les odeurs repoussantes, les mouches, la détresse, l’absence des droits humains de base, la régression jusqu’à l’état animal – transfigurée ici par le gorille – les tatouages assimilés à des signes de criminalité, les violences contre soi-même, la dépossession. Sur l’écran reprend le discours scientifique et distant, démonstration sur le cerveau.

La vie carcérale passe aussi par des périodes de crises, notamment crise psychotique pour certains détenus. Quand les soins de base sont souvent absents, le médical soudainement se déploie, la cellule se capitonne et la liste des médicaments s’allonge. Il perd ses forces et telle une marionnette fait ce qu’on attend de lui. Retour sur le gorille tel un animal de cirque dans le cercle de lumière et objet d’examen, le face à face avec un psychiatre qui vous classe dans une colonne, son diagnostic incontrôlable.

Dans la machine judiciaire on trouve, au-delà des traits dessinés par certaines branches mandarinales de la science, les vulnérables et les opprimés dit une voix enregistrée. « On a aussi de la bonté » reconnait le détenu dans sa recherche d’alternative à la violence et « une chance de montrer qu’on a changé. » En fin de spectacle cette même voix parle du milieu social dont sont issus les prisonniers – le bas de l’échelle – et de l’histoire familiale basée sur la loi du plus fou ;  de l’importance de lutter contre la pauvreté. « Il y a de l’espoir, pour tout le monde » ajoute-t-elle.

Le travail proposé par les Brokentalkers, est fascinant, la forme théâtrale très élaborée – lumières, scénographie, jeu – le texte, issu de recherches historiques, se base aussi sur de nombreux entretiens menés avec des détenus condamnés à perpétuité, dans les prisons irlandaises. Les deux acteurs, Gary Keegan et Willie White sèment le trouble dans ce jeu larvé de la vérité. Gary Keegan est le cofondateur, avec Feidlim Cannon, de la Compagnie Brokentalkers en 2001, qui expérimente des méthodes de travail singulières à partir d’un processus collaboratif et parle du monde d’aujourd’hui. Connue au plan international, elle met en jeu les expériences de personnes de tous horizons et de toutes disciplines, artistes et non-artistes. Brokentalkers a obtenu pour The Examination, lors du Dublin Fringe Festival 2019, le Prix de la Meilleure Production et celui du Meilleur Interprète pour Willie White qui tient le rôle du détenu. Le parcours de cet acteur, très reconnu en Irlande, a valeur d’exemplarité car dans sa jeunesse il est lui-même passé par la case prison.

La cruauté et la violence de la situation retiennent le spectateur et le parcours de Jean Genêt refait surface avec ses mots pleins d’humanité, écrits dans le Journal du voleur : « Je me suis voulu traître, voleur, pillard, délateur, haineux, destructeur, méprisant, lâche. À coup de hache et de cris, je coupais les cordes qui me retenaient au monde de l’habituelle morale, parfois j’en défaisais méthodiquement les nœuds. Monstrueusement, je m’éloignais de vous, de votre monde, de vos villes, de vos institutions. Après avoir connu votre interdiction de séjour, vos prisons, votre ban, j’ai découvert des régions plus désertes où mon orgueil se sentait plus à l’aise. » Brokentalkers honore ici la fonction du théâtre, par l’invitation à réflexion en termes de justice sociale et de citoyenneté.

Brigitte Rémer, le 15 mai 2022

Avec Gary Keegan et Willie White – direction artistique Feidlim Cannon et Gary Keegan – collaboration artistique Rachel Bergin – collaboration scientifique Professeure Catherine Cox – décor et construction Ger Clancy – lumières Stephen Dodd – costumes Sarah Foley – animation Gareth Gowran – composition musicale et son Denis Clohessy – collaboration aux mouvements Eddie Kay – directeur de production Anthony Hanley – régie plateau Grace Donnery – régie lumières Dara Hoban.

Du 11 au 13 mai 2022 – Théâtre de la Ville / Les Abbesses – 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

Birdie

@ Pascal Gorriz

Agrupación Señor Serrano, Espagne – création Àlex Serrano, Pau Palacios, Ferran Dordal. Dans le cadre des Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville – à l’Espace Cardin.

Le spectacle s’est monté à travers des workshops et des résidences de création réunissant des créateurs de différents pays et disciplines. Il a été présenté pour la première fois en juillet 2016 au Festival de Barcelona, GREC, qui se déroule chaque été, dans la ville. Dans Birdie, tout est image, l’acteur n’incarne pas, il montre, il démontre. Nous sommes conviés à une réflexion sur la fabrication des images et leur lecture. La théâtralisation est dans le texte et dans le nomadisme des caméras présentes sur le plateau, transmettant en direct sur un grand écran en fond de scène, des images. A ces prises de vue se superposent des séquences du célèbre thriller américain d’Hitchcock, Les Oiseaux. L’actrice principale, Tipi Hedren, en est le fil conducteur. Menace, tension et inquiétude dominent, pour parler de façon métaphorique de la crise des réfugiés et exprimer les sentiments contradictoires qui nous taraudent face à cette crise. Honte, rage, espoir, détermination et humanité se dégagent, à partir de la circulation des objets et de la construction d’un autre monde. La créativité est au rendez-vous.

Une console son, côté cour, des images qui se tournent en temps réel côté jardin, à partir de figurines de plastique-type animaux préhistoriques posés sur une table, des colonies de personnages et de petits objets qui envahissent toute l’aire de jeu pour évoquer cette fable métaphorique sur les migrations. De gros cargos débordant de monde, des images documentaires d’autrefois comme d’aujourd’hui envahissent l’écran, et se fondent dans la narration. Parle-t-on de l’humain, parfois réduit au rang d’animal ?

La scénographie est un terrain de golf au bord duquel se trouve un mur de séparation. On est à Melilla charmante ville de loisirs, indifférente à une nuée de migrants qui tentent de franchir la clôture de l’enclave espagnole. Deux artistes manipulent des objets, des caméras vidéo et construisent une maquette. Birdie est le trou de la balle de golf et le vol de l’oiseau/métaphore des envols, en bandes. Une narratrice parle en anglais et le texte, ici surtitré, est d’une grande justesse. Le spectacle débute par la sonnerie d’un réveil, celle du photographe partant sur le terrain. Il nous conduit au cœur de son rêve et de ses angoisses. La fin nous ramène dans la chambre du photographe.

Birdie est un exercice de simulation conduit par trois hommes et deux caméras dont l’une filme dès l’entrée des spectateurs et la bande son traduit le chaos de la pensée, pour celui qui migre comme pour celui qui le regarde. C’est un dialogue entre les nouvelles technologies et le bricolage conceptuel, une histoire de l’humanité. C’est un conte audiovisuel qui combine la manipulation d’objets sur des maquettes, des images préenregistrées, quelques séquences des Oiseaux et des extraits de l’interview du réalisateur. On y trouve l’ombre d’une personne, veste de survêtement rouge et jean et deux engins de grande intensité crachant du vent, qui illustrent la lutte pour la vie, et le drame qui souvent emporte les migrants. La perfection technique est là, dans une mise en scène et en images complexes, très réussies.

Le collectif Agrupación Señor Serrano a été fondé en 2006 à Barcelone, par Àlex Serrano. Lui a étudié la mise en scène et la communication. Le groupe propose un regard critique sur ce qui se passe dans le monde. A travers l’infiniment petit – la miniature – il parle, avec ingéniosité, de l’infiniment grand – le monde. Il a reçu, en 2015, le Lion d’Argent à la Biennale de Venise, et le Prix pour le Théâtre de la Ville de Barcelone, en 2017. Une démarche personnelle et singulière, chargée de ce qui agite le monde, aujourd’hui comme hier.

Brigitte Rémer

Avec : Àlex Serrano, Ferran Dordal, David Muñiz, Simone Milsdochter (voix) et A Paris figuration d’Agathe de Wispelcene – chargée de projet Barbara Bloin
- création illumination et vidéo Alberto Barberá – création son, bande sonore Roger Costa Vendrell – réalisation vidéo Vicenç Viaplana – maquettes Saray Ledesma, Nuria Manzano – costumes Nuria Manzano – conseillère scientifique Irene Lapuente/La Mandarina de Newton – conseiller du projet Víctor Molina – conseiller légaL Cristina Soler -assistante de production Marta Baran.

Les 17 et 18 mai 2018, Théâtre de la Ville/ Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – métro Concorde – Tél. 01 42 74 22 77 – site theatredelaville-paris.com et www.srserrano.com

 

Persona non grata

© DR Théâtre de la Ville

© DR Théâtre de la Ville

Texte de Ceren Ercan et Gülce Uğurlu – mise en scène Ceren Ercan – en turc, sur-titré en français.

Le spectacle se déroule en temps réel et au présent tout en croisant le passé immédiat. Il interroge les années 2011 à 2015 avec retours en arrière et arrêts sur événements, dans le contexte social et politique de pays à la recherche de démocratie. Un couple mixte turco-égyptien sert la métaphore, elle turque, lui égyptien, tous deux élevés à l’occidentale. Le récit se situe entre Le Caire et Istanbul, deux villes pour toile de fond.

31 mai 2013, dans un cercle de lumière, comme un conteur, Ali est à l’aéroport et cherche un taxi, après les contrôles d’usage de plus en plus pesants – 11 janvier 2011, Egypte. La révolte gronde Place Tahrir. Khaled demande à sa femme, Bahar, de ne pas sortir. Elle, a besoin d’une pharmacie. La BBC informe de la mort de Mohamed Bouazizi, jeune vendeur ambulant qui s’est immolé par le feu une semaine auparavant, le 4 janvier, en Tunisie. Le récit se fait par allers et retours entre les pays en révolution qui semblent avoir pour seule issue « soit Allah soit les militaires. » Les consignes circulent de ne pas trop parler aux autres, de se méfier de tout et de tous – 30 janvier 2011, Khaled, pilote de profession propose de quitter le pays, de partir, n’importe où, même à l’hôtel. La panique s’installe. « Chez moi, c’est désormais les hôtels, les avions… »

Passé – Maison lointaine 2012. Baris arrive à Istanbul et regagne la maison familiale où il retrouve sa sœur, Bahar et son beau-frère Khaled venus y séjourner quelque temps. Aux Etats-Unis, Baris avait des problèmes de colocation, il a approché la pauvreté, « on peut être SDF à New-York » raconte-t-il. De retour chez lui dans cette maison familiale occupée, chacun se raconte et regarde l’autre, proche et différent.

Passé – 2 maisons 2011. Baris et Bahar remontent le fil de leur enfance, de leur histoire. Baris fait l’inventaire des ses affaires et exprime son mécontentement de ne pas tout retrouver, distance et suspicion s’installent à travers les récits de vie : Istanbul, Etats-Unis, Le Caire. « C’est dur de rentrer chez soi sans boulot » dit l’un. « Il n’y a plus de chez soi, une chimère, une maison fantôme » dit l’autre. Dans tous les cas, le poids de la famille, comme une prison… Ces récits entrecroisés entre mémoire individuelle et mémoire collective, plongent au cœur de la réalité, montrant que le chaos social engendre chaos et désarroi personnel.

Le théâtre turc se fait rare sur les scènes de France, le spectacle proposé dans le cadre de Chantiers d’Europe est bienvenu, il donne à réfléchir sur l’altérité. Finement monté et dirigé par Ceren Ercan, les acteurs le portent avec vérité. La scénographie sert le propos avec efficacité et pertinence : une structure métallique pleine de cartons empilés qui font office de murs mais qui évoquent aussi le déplacement, le voyage et la mémoire, tantôt appartement au Caire ou maison d’Istanbul. Regard extérieur vers l’intérieur, jeu sur le dedans – l’intime, et le dehors – l’espace public, la vie quotidienne vue de la rue se superpose aux événements politiques, aux révoltes.

Brigitte Rémer

Avec Deniz Celigoğlu, Gülce Uğurlu, Bedir Bedir – traduction Mark Levitas – surtitrage Torticoli – Programme Chantiers d’Europe, à l’initiative du Théâtre de la Ville – spectacle présenté au Nouveau Théâtre de Montreuil-CDN, le 27 juin 2015.

A Memoir, de Krzystof Garbaczewski

© DR. Théâtre de la Ville

© DR. Théâtre de la Ville

Onirique peut être le mot clé résumant la perception qu’on a du film de Krzystof Garbaczewski. Ce jeune réalisateur polonais présente pour la première fois son travail en France, dans le cadre des Chantiers d’Europe, en avant-première et en première mondiale. Il est metteur en scène pour le théâtre et réalise avec A Memoir son premier film. Il est, par cette présentation, sous le seau du chiffre un, au commencement…

A Memoir s’inspire du roman de Marcel Proust, La Captive, dont s’était emparée à sa manière Chantal Akerman. Inspiré par A la Recherche du temps perdu – cinquième volume – « il n’est pas une adaptation, plutôt une aventure » dit le réalisateur au cours du débat qui a suivi la projection. C’est une rencontre avec ses acteurs – ceux de ses affinités électives – son monde, sa folie, c’est un voyage. Oublions Proust et laissons-nous séduire. « On y va ? » lance le réalisateur à sa troupe.

Gros plan sur les yeux bleus délavés et le visage ridé d’une femme, sur un air de nostalgie repris au violoncelle. Jeu extrême de la caméra, entre le flou et le net. Plans larges, angles de vue singuliers, costumes d’époque. Effleurements et rencontres dans les jardins aux oiseaux d’un manoir en majesté, ancien palais allemand abandonné situé en Silésie, entre Katowice et Wroclaw. Les couples se font et se défont, sans logique apparente, les parcours sont discontinus et la nature sauvage. Surexposition, reflets, méditation et solitude. Sensualité, sexualité, brume. Les personnages envahis par « la pneumonie de l’âme » se séparent et se retrouvent, entre hommes, entre femmes, entre couples, jusqu’au duel final. Il existe une certaine violence, froide et sourde, entre les personnages qui oscillent entre distance et proximité, le jeu social selon Proust ?

Les visages des jeunes femmes sont de porcelaine et les hommes aux larmes de glycérine, ténébreux. Intrigues. « Tu me fais peur » dit l’amante, dansant comme une vestale. Jeux de séduction, mousseline des robes et des voilages, envolées. Sifflements et dérèglement des mondes intérieurs. Le songe selon Marcel s’étire dans ce grand manoir vide, avec la caméra errant sur le plafond, des cris, des naufragés. Un cafard sur le dos, dans le creux d’une main.

La leçon de violon reste silencieuse et sans notes, partition envolée. Méphisto jette ses cartes et nargue le talent… Dans les cuisines, le jeu de l’immobilité et du mouvement, énigmatique comme une pendule arrêtée. Des corps nus, blancs. Un couple vu du haut… Et cette vieille dame qui au manoir, drapée d’hermine blanche, yeux bleus délavés de la première image, symbole d’une vieille aristocratie d’un autre temps, début XXème selon l’auteur de référence. L’image finale montre tous les personnages alignés devant un plan d’eau, indiquant que tout peut arriver.

Rentrant de Saint-Pétersbourg où il monte Macbeth pour le théâtre, Krzystof Garbaczewski énonce la liste de ses remerciements et dit n’avoir pas encore mis la dernière touche au film – il y manque par exemple le générique -. L’Institut Adam Mieckiewicz est un des partenaires. Le réalisateur parle de la genèse du film qu’il a d’abord travaillé au théâtre et qui s’appuie sur des acteurs qui se connaissaient bien entre eux : « le film repose sur les improvisations et sur mes intuitions » ajoute-t-il.

A Memoir se compose de fragments, sorte de morcellement de la mémoire. Les acteurs entre plateau et écran, le trouble et la beauté des images à partir d’un principe de surexposition, appellent la nostalgie. On pense au Grand Meaulnes d’Albicoco et aux tableaux de Vermeer.

« En sortant du théâtre, on doit avoir l’impression de s’éveiller de quelque sommeil bizarre dans lequel les choses les plus ordinaires avaient le charme étrange, impénétrable, caractéristique du rêve et qui ne peut se comparer à rien d’autre.» Cette pensée de Stanislaw Ignacy Witkiewicz pourrait s’appliquer au film de Garbaczewski.

Brigitte Rémer

A Memoir a été présenté au Café des Œillets – Théâtre de la Ville en présence du réalisateur le 27 juin 2015, dans le cadre du programme Chantiers d’Europe.

L’Arbre magique

© DR Théâtre de la Ville

© DR Théâtre de la Ville

Théâtre Karagöz – théâtre d’ombres venant de Turquie, dans le cadre des Chantiers d’Europe. Conception et manipulation Cengiz Özek.

Un petit écran de mousseline blanche – appelé ayna, qui signifie miroir tendu au centre d’un castelet très simple, recouvert d’un textile. Quelques mots en français, pour présenter l’histoire jouée en langue turque de deux personnages traditionnels très contrastés : Hacivat, cultivé et vantard, envoie à Karagöz, homme du peuple et naïf, un peu trompeur un peu bagarreur, son serviteur, pour l’obliger à travailler. Après différentes péripéties arrive un arbre enchanté. Karagöz en coupe les branches et se retrouve changé en âne. Hacivat venant à son secours lance ses imprécations pour qu’il retrouve une forme humaine, mais le Génie à nouveau agit et change Hacivat en chèvre… Une sorte de lutte entre le bien et le mal s’engage.

Le théâtre Karagöz – qui signifie Œil noir – est un théâtre d’ombres construit à partir des traditions turques qui nourrissent l’imaginaire collectif. L’argument est ici adapté et la mise en scène, contemporaine. Un seul conteur manipulateur, Cengiz Özek – appelé hayalî, le créateur d’images – est à la manœuvre, il incarne tous les personnages et guide avec dextérité et du bout des doigts ses figurines par de fines baguettes. Il est aussi le concepteur des ombres, de trente cinq à quarante centimètres de haut, finement découpées dans du cuir ou de la peau de chameau et de buffle travaillée jusqu’à devenir translucide, puis teintée pour traduire les couleurs lors de la projection. Un dairezen l’accompagne et joue du tambourin, ponctuant les actions de ses percussions, prenant en relais le dialogue ventriloque. Derrière l’écran, une lampe appelée bem’a – auparavant une lampe à huile – devant laquelle passent les ombres qui s’y projettent en une véritable chorégraphie. Le conteur joue des nombreuses déclinaisons de sa voix, chantée, psalmodiée ou contée, et donne vie aux ombres avec plaisir, ruse et partage. Le combat entre Karagöz et le serpent est un pic dramatique qui effraie, et les incantations du Génie font trembler la lumière.

Dans la salle, les enfants sont concentrés sur l’action qui par sa précision et sa vitesse d’exécution parfois évoque le dessin animé. Mais le conteur et l’intimité de ce petit écran rappellent que la technique est artisane, et que devenir un maître du théâtre d’ombres prend des années de formation et une vie d’exercices quotidiens, comme un danseur à la barre ou un pianiste sur son clavier.

L’autorisation de représenter les pièces de Karagöz en Turquie remonterait au XVIème siècle mais plusieurs pays s’en arrachent la primeur : Turquie, Grèce ou Egypte ? On dit que la source des deux personnages populaires, Karagöz et Hacivat, viendrait de deux travailleurs qui ayant distrait les ouvriers lors de la construction de la mosquée de Bursa pendant le règne de Orhan, furent exécutés pour le retard des travaux, c’est ainsi qu’ils devinrent des héros populaires.

Saluons le travail de Cengiz Özek qui tourne beaucoup à l’étranger et souvent en Asie, autre territoire de tradition pour le théâtre d’ombres.

 Brigitte Rémer

Programme Chantiers d’Europe – Enfance et Jeunesse – à l’initiative du Théâtre de la Ville. Spectacle présenté au Théâtre Paris-Villette, les 20 et 21 juin 2015.