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L’Arrière-pays

Territoires arabes en archipel : des traversées et des récits, à travers la collection du Centre national des Arts Plastiques, à l’Église des Célestins, Avignon – Commissaire d’exposition Pascale Cassagnau, conservatrice, responsable de la collection audiovisuel, vidéo et nouveaux médias au Cnap –  Dans le cadre du Festival d’Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage

L’exposition rassemble des artistes issus de territoires en guerre ou qui témoignent d’espaces géopolitiques instables. À travers photographies et vidéos ils font récit de leurs déplacements et géographies, de leurs exils et migrations, travaillent sur l’Histoire ensevelie, la mémoire et la transmission, la quête d’un ailleurs. Leurs œuvres oscillent entre documentaire et fiction. Le titre de l’exposition, L’Arrière-pays, est emprunté au poète Yves Bonnefoy, titre éponyme d’un de ses ouvrages : « La forme trouble, irrégulière, mouvante, de l’arrière-pays, émerge, autrement qu’à la surface des choses et au tournant des routes… »

© Safia Benaïm, “La Fièvre”

Dans ce lieu majestueux qu’est l’Église des Célestins, bâtie au XIVème siècle sur la Place des Corps Saints à Avignon – désacralisée, classée au titre des Monuments Historiques et restaurée en 2019 – sont rassemblées les œuvres d’une douzaine d’artistes – Marwa Arsanios (Liban), Taysir Batniji (Palestine), Safia Benhaim (Maroc), Sirine Fattouh (Liban), Ghassan Halwani (Liban), Elika Hedayat (Iran), Bouchra Khalili (Maroc), Lamine Ammar Khodja (Algérie), Randa Maddah (Syrie), Randa Maroufi (Maroc), Mehdi Meddacci (Algérie), Dania Reymond (Algérie), Larissa Sansour (Palestine). Chacun(e) a tracé les limites de son arrière-pays, physique et/ou mental dans une vision diffractée par la brutalité de la réalité. Nous ne pouvons ci-dessous en présenter que quelques-uns, mais tous s’inscrivent dans cette démarche politique et poétique sur des supports diversifiés sur lesquels ils ont choisi de graver leur geste artistique.

Safia Benhaim artiste marocaine a tourné un film intitulé La Fièvre (2015) où elle met en vis-à-vis le réel et un conte fantastique. Elle croise ici le destin d’une petit fille prise de fièvre et qui traverse la ville, avec le retour d’une exilée politique dans son pays sous la forme d’un fantôme, comme une revenante, elle y mêle le présent et le passé. Avec Who is afraid of ideology ? (2017/2019) la cinéaste libanaise, Marwa Arsanios, se place au cœur du dispositif scénique et filme des groupes de femmes réfugiées en lutte au sein de communautés pour l’auto-appropriation de moyens de subsistance. Elle se pose des questions, à haute voix : que signifie être là ? Qu’est-ce qu’un lieu ? Dans Jeux d’enfants (2008) l’artiste iranienne Elika Hedayat a interrogé des membres de sa famille qu’elle a filmés, face caméra, sur les traumatismes laissés par le conflit Iran/Irak, de 1980 à 1988 et la manière dont on cherche à s’évader de la réalité par l’imaginaire et le rêve. Avec La Tempête (2016) Dania Reymond, artiste d’Algérie, médite sur le cinéma à partir de la reconstitution d’une première séance de cinéma dans la classe d’une école de village, pendant la guerre d’Algérie. Le film qu’elle montre parle de cinéma et de la cruauté de la réalité.

Larissa Sansour, “Nation Estate” © brigitte rémer

Avec Another night in Beyrouth (2019) l’artiste libanaise Sirine Fattouh a repris le thème de L’Homme au tambour qu’elle avait filmé une quinzaine d’années auparavant et qui invite au petit matin les habitants à se lever, manger et prier avant la nouvelle journée de jeûne. C’est désormais un vieil homme qui se déplace assis dans le coffre d’une mobylette.  Avec Demande à ton ombre (2012), Lamine Ammar Khodja, artiste algérien, parle de son retour en Algérie en 2011, huit ans après avoir quitté le pays au moment des fortes émeutes populaires des Printemps arabes. Il met ses pas dans ceux d’Aimé Césaire et écrit son retour au pays natal sous forme d’un film faits de collages et de fragments où son histoire croise la grande Histoire. Randa Maddah, artiste syrienne présente 4 fragments vidéo réalisés à différents moments dont le premier en 2012, Light Horizon, est une vidéo-performance tournée sur les ruines d’une maison dans le village d’Ain Fit, sur le plateau du Golan où elle est née. Elle interroge les représentations de la guerre, de la perte et de l’exil, de la révolte, de l’espoir et de la reconstruction.

Taysir Batniji “GH0809” © brigitte rémer

Deux artistes de Palestine sont présents à travers leurs oeuvres : Larissa Sansour avec Nation Estate (2012) réalise un film de science-fiction où les Palestiniens auraient un État auquel elle donne la forme d’un immense gratte-ciel qui contiendrait tout le peuple palestinien, qui vivrait sans guerre et dans l’opulence, le conte est cruel, la parabole tragique. Originaire de Gaza, Taysir Batniji avait cartographié avant la guerre en cours et le génocide, les miradors israéliens et les maisons détruites, et réalisé des séries sur un mode où l’ironie le dispute à l’absurde. Il présente ici deux séries de photographies : l’une, GH0809 (2010) – réalisée selon le principe de la création déléguée et selon un cahier des charges précis – est un polyptique à la manière des annonces d’une agence immobilière, mais ici les maisons sont effondrées, fracassées : « Al Shati – Camp de réfugié, 70 mètres de la mer, 200m2 sur 400m2 de terrain, au rez-de-chaussée, 3 chambres, un salon, cuisine, salle de bains, WC- au premier étage, 4 chambres, cuisine, salle de bains, WC, pour 12 personnes » ou encore : « Quartier de Al-Qirim, à l’Est de Jabalya, à 300 mètres de la route principale, 200m2, rez-de-chaussée, 3 entrées, 3 chambres, salon, cuisine, salle de bains, WC, terrasse façade Est, un étage, vide ou non fini, 150 m2 de jardin, lumineux, situé près des écoles et du puits du quartier, 6 personnes. » La seconde série s’intitule Miradors (2008), elle fut photographiée à sa demande, par un photographe seul autorisé à se rendre hors de Gaza. C’est un polyptique composé de photographies en noir et blanc qui fait l’inventaire des miradors israéliens en ruine, en Cisjordanie, à la manière de la photographie objectiviste allemande. Artiste multidisciplinaire, Taysir Batniji rend compte d’un vécu, de l’incertitude et de la fragilité, il s’est imprégné des courants avant-gardistes comme l’arte povera ou Fluxus et avait présenté en 2022 une remarquable rétrospective de son travail au Musée d’Art Contemporain du Val-de-Marne / le Mac Val sous le titre Quelques bribes arrachés au vide qui se creuse (cf. Ubiquité Culture(s) du 3 janvier 2022). « Ma volonté de témoigner naît souvent d’un besoin, d’un geste proche de la survie » dit-il.

Inscrite dans la thématique principale du Festival d’Avignon, l’exposition L’Arrière-pays nous place au cœur des conflits du Proche et du Moyen-Orient où les artistes, souvent exilés et solidaires font parler leurs pays et par le regard, leurs émotions et réflexions. Avec grands et petits écrans, casques et chaises longues, l’exposition propose un parcours aéré et silencieux plein des fureurs du monde, où les notions de temps et d’espace se perdent. Selon le poète, L’Arrière-pays est ce lieu où « l’invisible et le proche se confondent » comme le montrent les œuvres de ces artistes en quête de vérité, d’espaces et de sens.

Brigitte Rémer, le 4 août 2025

Taysir Batniji “Miradors” © brigitte rémer

Artistes : Marwa Arsanios (Liban), Taysir Batniji (Palestine), Safia Benhaim (Maroc), Sirine Fattouh (Liban), Ghassan Halwani (Liban), Elika Hedayat (Iran), Bouchra Khalili (Maroc), Lamine Ammar Khodja (Algérie), Randa Maddah (Syrie), Randa Maroufi (Maroc), Mehdi Meddacci (Algérie), Dania Reymond (Algérie), Larissa Sansour (Palestine) – Coproduction Centre national des Arts Plastiques (Cnap), Mairie d’Avignon, Festival d’Avignon – Exposition Avignon Terre de Culture 2025 –

Du 3 juillet au 31 août 2025, de 11hà 13h et de 14h à 19h à l’Église ses Célestins / Musée des curiosités, Avignon, dans le cadre du Festival d’Avignon.