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Lacrima

Texte et mise en scène Caroline Guiela Nguyen – Spectacle en français, avec des scènes en langue des signes, tamoul, anglais – Production Théâtre national de Strasbourg, à l’Odéon Théâtre de l’Europe / Ateliers Berthier.

© Jean-Louis Fernandez

C’est un spectacle sombre malgré un point de départ qui s’annonçait lumineux. Il donne trace d’’un métier rare se transmettant de génération à génération, un métier en voie de disparition, celui de dentellière.

Caroline Guiela Nguyen qui en signe le texte et la mise en scène en relate la difficulté, les joies et les peines, la hiérarchie des ateliers et les différentes spécialités au sein même de la profession – brodeuse ou dentellière, première d’atelier qui fait fonction de maître d’œuvre et qui endosse la mise en action et la responsabilité du projet ; le nombre d’heures passées sur un ouvrage  sachant qu’il faut une journée pour réaliser 1,5cm2 de dentelle, les problèmes de santé qu’engendre le métier en termes de respiration et de vue par la concentration demandée, les techniques, la beauté recherchée et pour ceux qui le font, le don de soi au risque de se perdre, comme dans tout métier artistique.

On est dans l’atelier de la maison de couture Beliana, rue du Faubourg Saint-Honoré, remplie d’outils de travail comme les tables de coupe, les rouleaux de tissus et boîtes d’échantillons, les tables de repassage, les mannequins portant de somptueuses robes (une belle scénographie d’Alice Duchange, et des lumière de Mathilde Chamoux et Jérémie Papin) Tout le monde vaque, le milieu semble convivial, et l’atelier fête la bonne nouvelle de la commande qui vient d’arriver : la réalisation de la robe de mariée de la Princesse d’Angleterre – l’auteure s’est inspirée d’un article lu, sur les conditions de secret qui ont entouré la confection de la robe de mariée de la princesse Diana -. On suit le cheminement de cette réalisation, entre Alençon, capitale de la dentelle où Thérèse, dentellière de grande expérience, sera chargée de faire revivre le voile des anciennes reines, Victoria et Elizabeth II, dont les dessins seront reproduits sur la robe ; Mumbaï (Bombay) où l’atelier Shaïna dirigé par Manoj (Vasanth Selvam)  met à disposition son plus grand brodeur de perles, Abdul (Charles Vinoth lrudhayaraj), qu’on voit travailler tantôt par les images filmées, tantôt sur le plateau, dans l’atelier ; Londres, avec les représentants du Victoria et de l’Albert Museum, responsables du voile historique.

Le cahier des charges élaboré par Alexander, conseiller de la Princesse et chargé de la supervision de la robe, à Londres, impose des conditions drastiques, à commencer par un contrat de confidentialité d’une durée de cent ans et une charte d’éthique qu’imposent les marques de luxe européennes, les nombreuses complexités administratives et problèmes de visa, la santé de tous les intervenants qui se pencheront sur l’étoffe et les broderies, le temps de réalisation, le travail nuit et jour. La Princesse intervient parfois en direct, par téléphone et commente ses attentes. Elle n’apparaît pas mais sur l’écran défilent de splendides images de dentelles et broderies.

Marion, première d’atelier chez Beliana qui motive son équipe (Maud Le Grevellec, dans une très belle interprétation) s’est lancée à corps perdu dans l’entreprise et va vite déchanter vu la pression qui pèse sur ses épaules. Plus rien n’existe pour elle que l’atelier. Les semaines passent en recherches incessantes pour servir le projet tandis que sa famille commence à se déliter : son époux, Julien, (Dan Artus), couturier dans l’atelier donc sous ses ordres, perd pied, et après une scène de jalousie et de violence odieuse envers elle, entre dans une grave dépression ; sa fille, censée faire un stage à l’atelier, claque la porte et ne fait que des apparitions catastrophiques (Anaele Jan Kerguistel). Vaillamment, Marion poursuit sa tâche, et s’épuise. Après plusieurs malaises elle est convoquée par la médecine du travail où elle cherche à cacher la réalité de la situation et de son état, on lui propose un accompagnement psychologique. À Mumbaï, une visite médicale est aussi organisée pour regarder les yeux d’Abdul, qu’on a pu observer à plusieurs reprises, penché de très près sur son ouvrage. S’ensuit la logique de la situation : glaucome déclaré, renvoi, amertume, impasse pour le travail, et remplacement.

© Jean-Louis Fernandez

Une émission de radio complète le côté documentaire de cet univers sous l’angle de La santé des dentellières. Par deux fois on en suit l’enregistrement, entrant de plein fouet dans la cruauté du métier : avec les yeux d’abord, on devient souvent aveugle avant 35 ans ; avec l’arthrose, qui arrive très tôt par la répétition des gestes ; avec les poumons, par la concentration qui impose de ne parler ni soupirer, ni même respirer, on vit en apnée. La solidarité devient le maître-mot dans l’atelier, obligeant à la plus grande vigilance : Respire ! devient le leitmotiv… Le travail se passe dans le plus pur silence, à tel point que de nombreuses dentellières, jadis, étaient recrutées chez les sourdes-muettes placées chez les religieuses. Sonia, la plus jeune des dentellières, pleine d’allant et d’optimisme, (Nanii, dans sa belle présence),  fait même savoir que sa mère était de celles-là.

Parallèlement, de Nouvelle Zélande où vivent sa fille et sa petite fille, Thérèse (Liliane Lipau, pleine de justesse), l’une des dernières dentellières d’Alençon, reçoit des appels de détresse. Sa fille essaie de remonter la généalogie familiale pour comprendre pourquoi sa propre fille, Rosalie, explose et se décale de la réalité. Interrogée sur les causes de la mort prématurée de sa sœur, Rose, et sur les antécédents familiaux, Thérèse, totalement absorbée par ce qu’elle fait, est d’abord dans le déni. Plus tard, pressée par sa fille, elle appellera son beau-frère pour comprendre elle-même ce pan de l’histoire familiale dont elle n’avait pas connaissance et passer par-delà le secret de la famille : la jeune femme était morte à vingt-quatre ans après plusieurs années passées dans un asile.

Après un parcours plus sinueux qu’on l’imagine où l’histoire familiale fait faire un pas de côté par rapport au sujet d’origine, le métier de dentellière, on comprend que Lacrima – du sang et des larmes, en fait – parle de l’humain et ne déconnecte pas le privé du professionnel, car il n’y a pas de happy end à ce marathon de perles et broderies. L’enjeu, cette robe de mariée et ce voile destiné à la princesse, est immense et la tension pour sa réalisation, hors de proportion. Au final, par le poids des perles, le voile s’est déformé, malgré la mise en garde de Manoj et Abdul, la commande avait imposée un maximum de perles. Marion, face à l’échec personnel et professionnel, malgré une dernière tentative de travail à la vapeur, y laisse la vie. C’est fini ! annonce-t-elle, avant de se rendre dans la salle de bains sur-doser ses médicaments. Toute tentative d’aide aura été vaine. S’affichent à l’écran des chiffres excentriques marquant le nombre d’heures passées en broderie sur ce projet et le nombre d’heures de travail exécutées sur la robe et le voile par toutes les équipes. Au moment où tout s’envole et où se perd la raison, Marion s’écroule.

© Jean-Louis Fernandez

Avec Caroline Guiela Nguyen – qui a fondé la compagnie des Hommes Approximatifs en 2009 et dirige aujourd’hui le Théâtre National de Strasbourg et son École – le fond de l’air est lourd. Le sujet se traite par l’image, qui transmet des données factuelles, relie les continents et les espaces entre eux pour que le projet vive, montre en gros plans ce qu’est la broderie d’Alençon ; par le plateau, où les acteurs et actrices conduisent l’intrigue avec justesse et jusqu’au drame final, nous invitant à rencontrer ce métier hors norme, et somme toute, cruel. Le côté clair et lumineux du début s’est dissous et la broderie s’est altérée. Reste la beauté du geste et de la transmission.

Brigitte Rémer, le 12 janvier 2025

Avec : Dan Artus – Dinah Bellity – Nastasha Cashman – Michèle Goddet les 7, 14, 15, 21, 22, 28, 29 janvier – Charles Vinoth Irudhayaraj – Anaele Jan Kerguistel – Maud Le Grevellec – Liliane Lipau les 8, 9, 10, 11, 16, 17, 18, 19, 23, 24, 25, 30, 31 janvier, 1er, 2, 4, 5, 6 février 2025 –  Nanii – Rajarajeswari Parisot – Vasanth Selvam – et en vidéo Nadia Bourgeois, Charles Schera, Fleur Sulmont et avec les voix de Louise Marcia Blévins, Béatrice Dedieu, David Geselson, Kathy Packianathan, Jessica Savage-Hanford. Collaboration artistique Paola Secret – scénographie Alice Duchange – costumes Benjamin Moreau – lumière Mathilde Chamoux, Jérémie Papin – son Antoine Richard, en collaboration avec Thibaut Farineau – musiques originales Jean-Baptiste Cognet, Teddy Gauliat-Pitois, Antoine Richard – vidéo Jérémie Scheidler – motion design Marina Masquelier – coiffures, postiches – maquillage Émilie Vuez – casting Lola Diane. Le texte est publié aux éditions Actes Sud.

Du 7 janvier au 6 février 2025, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h, relâches les lundis et les dimanches 12 et 26 janvier – à l’Odéon/Théâtre de l’Europe, 32 Bd Berthier. 75017. Paris – métro : Porte de Clichy – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeon.fr  – En tournée : Lyon, Les Célestins, du 13 au 21 février 2025 – Rennes, Théâtre national de Bretagne, du 26 au 28 février 2025 – Luxembourg, Théâtres de la Ville, les 14 et 15 mars 2025 – Liège, Théâtre de Liège, les 20 et 21 mars 2025 – Madrid, Centro dramatico nacional, du 28 au 30 mars 2025 – Montréal/Canada, Festival TransAmériques, du 22 au 25 mai – Québec/Canada, Carrefour International de Théâtre, du 30 mai au 1er juin 2025.

Fraternité, conte fantastique

© Christophe Raynaud de Lage

Texte Caroline Guiela Nguyen avec l’ensemble de l’équipe artistique – mise en scène Caroline Guiela Nguyen, artiste associée au Théâtre de l’Odéon – compagnie Les Hommes Approximatifs – aux Ateliers Berthier/Odéon Théâtre de l’Europe.

Créé l’été dernier au Festival d’Avignon, Fraternité, conte fantastique est un récit de science-fiction qui parle des absents. Une grande éclipse a anéanti la moitié de la population, les survivants cherchent à entrer en communication avec ceux qu’ils aiment et dont ils espèrent le retour lors d’une prochaine éclipse.

Ils sont douze, de tous âges, à fréquenter le Centre de Soin et de Consolation pour survivre au quotidien et tenter de se réparer. Rachel y assure la recherche scientifique et officie comme agent de la Nasa. Reliée au cosmos, elle en suit sur écran le mouvement. Une cabine a été conçue, permettant à chacun d’envoyer à ses chers disparus des messages audios et vidéos dans l’espace. Après chaque intervention, la vitesse des battements du cœur de celui qui vient de s’exprimer est vérifiée.

Le premier, Seb, entre dans la cabine, pour s’adresser à sa femme. Il n’ose plus même regarder Alice, sa fille, qui ressemble tant à sa mère. L’une, explique le protocole : bienvenue dans la cabine ! Réglez la hauteur de votre siège. Déclinez votre nom, prénom et l’identité de celui ou celle auquel vous vous adressez. Donnez votre message – la durée n’excède pas une minute et demi – puis indiquez, je garde ou j’efface.

Le chagrin n’a pas de pays et chacun s’exprime ici dans sa langue : arabe, bambara, tamoul, vietnamien, anglais, français. L’arabe est traduit en consécutif, sur scène, et l’anglais surtitré ; Treize acteurs venant d’horizons différents, certains professionnels d’autres non, se croisent dans la même souffrance et tous guettent dans un immense espoir, la prochaine éclipse. Quand elle arrive, elle ne rend pas les disparus et le désespoir grandit. Candice, Ceylan, Sarah, Ismène, Habib, Sam, Leïla et les autres sont en synergie et en fraternité, malgré la douleur ils essaient de s’accrocher à l’espérance. Il y a celui qui attend son épouse à en perdre la raison, celui qui parle à son fils puis à son épouse, celle qui espère désespérément sa fille, une autre son frère, il y a celle qui chante le rap dans la cabine, celui qui n’en peut plus, celle qui craque. Dans la cabine se perdent les repères et se joue l’insupportable douleur de l’apostrophe à celle ou celui qui n’est plus, apostrophe qui reste sans réponse. « Ça fait 5 ans, 60 mois, 1865 jours que j’attends, que je suis dans le noir, que ma famille me manque. Et qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? Vous allez faire des plannings ? Des groupes de parole sur l’attente ? Sur l’amour ? Vous allez demander aux gens de laisser un millième message dans cette putain de cabine ?… J’ai mal, je souffre, et je vais vous dire une chose terrible, qui me détruit le cœur… mais notre vie d’avant a disparu, elle ne reviendra jamais et rien, vous m’entendez, rien, ne me consolera jamais de ça. »

Plus cruelle encore est la seconde partie de ce récit d’anticipation. La Nasa ayant perfectionné son système, il est possible et même conseillé afin de ne plus souffrir, d’effacer sa propre mémoire. Ce nouveau protocole proposé demande tout d’abord d’écrire trois de ses souvenirs sur une feuille, qui seront les seuls vestiges du passé. Pour ceux qui acceptent de se brancher et donnent ordre, de manière plus ou moins vacillante, à la machine, la mémoire s’efface en trois temps, aussi vite que s’efface un document sur ordinateur. Mémoire supprimée ! Tous, même les plus réticents, finissent par accepter. Il y a un certain flou autour du mouvement final car 125 ans ont passé et lors d’une seconde éclipse les choses ont bougé.

Ce spectacle est un choc. Comment ne pas être en empathie avec les acteurs et leurs disparus. La catharsis opère à plein et chaque spectateur a tôt fait de s’identifier quand le spectacle parle de l’insupportable absence. L’authenticité des acteurs et leur combat magnifiquement porté avec naturel et humanité est guidé par le geste de la metteuse en scène. Caroline Guiela Nguyen dose savamment le rapport entre la générosité des acteurs professionnels et la spontanéité des non-professionnels qui se fondent en une même démarche, celle d’inverser l’insupportable pour continuer à vivre. Il faudrait tous les citer et ils le sont ci-dessous. Une note particulière pour un espace dramatique particulier, le chanteur lyrique martiniquais, Alix Pétris, qui ponctue le spectacle comme une âme morte.

Caroline Guiela Nguyen a beaucoup d’audace pour affronter un tel sujet qu’elle n’obscurcit pas et traite sans détours. Comme dans Saïgon précédemment, elle invente un lieu et en fonction des improvisations nourries de la diversité des expériences et des géographies, construit le texte. Pour Fraternité, un conte fantastique elle a observé les centres sociaux, l’écriture au plateau qu’elle provoque et réalise avec les acteurs puise autant dans la fiction que dans le réel. Son théâtre est d’action, construit à la manière d’un film, avec séquences et découpage. C’est d’ailleurs un film qu’elle s’apprête à présenter, tourné avec les détenus de la Centrale d’Arles. Son univers singulier, porté par des thèmes comme aujourd’hui l’éloignement et l’absence, et sa démarche artistique affirmée, trouvent un écho dans nos vies, personnelle et collective.

Brigitte Rémer, le 4 octobre 2021

Avec : Dan Artus, Saadi Bahri, Boutaïna El Fekkak, Hoonaz Ghojallu, Maïmouna Keita, Nanii, Elios Noël, Alix Petris, Saaphyra, Vasanth Selvam, Anh Tran Nghia, Hiep Tran Nghia, Mahia Zrouki – collaboration artistique Claire Calvi – scénographie Alice Duchange – costumes Benjamin Moreau – lumière Jérémie Papin – réalisation sonore et musicale Antoine Richard – vidéo Jérémie Scheidler – dramaturgie Hugo Soubise, Manon Worms – musiques originales Teddy Gauliat-Pitois, Antoine Richard – surtitrage Panthéa.

 Du 18 septembre au 17 octobre 2021, mardi au samedi à 20h, dimanche à 15h, relâche exceptionnelle les 28 septembre et 12 octobre – Ateliers Berthier, 1 rue André Suares, 75017. Métro Porte de Clichy – tél. : +33 1 44 85 40 40 – Site www.theatre-odeon.eu.

Saïgon

© Jean-Louis Fernandez

Un spectacle de Caroline Guiela Nguyen, artiste associée à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, présenté aux Ateliers Berthier, en français et en vietnamien, surtitré en français – Créé à la Comédie de Valence pour le Festival Ambivalence(s) et au Festival d’Avignon 2017 – Compagnie Les Hommes Approximatifs.

Paris 1996. Dans la grande salle d’un restaurant vietnamien, un homme, Antoine, a rendez-vous avec sa mère, Linh, vietnamienne, après une longue séparation. Très vite le ton monte. Une discussion-dispute s’engage mettant en lumière le fossé culturel qui les sépare. Dans cette salle, côté cour, un coin karaoké, côté jardin la cuisine, où s’affairent la chaleureuse Marie-Antoinette et la discrète Lam, sa nièce. On est chez les Viêt-Kiêu, les Vietnamiens de l’étranger, ici exilés en France.

Changement de lieu et de contexte : Saïgon 1956. Traces de la vie dans la capitale vietnamienne sous colonisation française, des couples se forment, des histoires se construisent. Avec la défaite des Français à Diên Biên Phu le temps s’accélère, les colons se voient contraints de quitter les lieux très vite, l’indépendance est proclamée. Sous nos yeux, plusieurs vietnamiennes espèrent partir. La dernière soirée vire au tragique, les couples se défont. Nous suivons le destin de Mai et Hao, et celui de Linh et Edouard. Tout le monde se ment pour justifier sa position. Hao, féru de chansons, part tenter sa chance en Europe, abandonnant la jeune Mai, très amoureuse, qui en perd sa raison de vivre. Edouard, un militaire grossier, repousse Linh, puis revient sur sa décision et l’épouse sans conviction, quand elle lui apprend qu’elle est enceinte. Louise, la femme du diplomate, s’égare, hystérique de devoir quitter ses privilèges. Marie-Antoinette cherche des nouvelles de son fils disparu. L’animosité monte entre Français et Vietnamiens, le comportement des Français n’est pas des plus glorieux. Racisme et violences circulent.

Dans le spectacle de Caroline Guiela Nguyen, les temps, les lieux et les langues se télescopent et s’interpénètrent comme des fondus-enchaînés. Le spectacle se construit par des aller-retour entre Paris en 1996 et les flash-back sur Saïgon en 1956, qui, en 1975, deviendra Hô-Chi-Minh-ville. Les revenants, ces visages perdus, apparaissent comme un flux et un reflux, à plusieurs reprises. Les chapitres se succèdent : Les Exilés, L’Absent, Le Retour. D’autres personnages émergent comme Cécile, hébergeuse pour le moins curieuse de Hao, les jeunes d’Hô-Chi-Minh-ville, insouciants et loin de toute nostalgie, quand Hao, quarante ans plus tard retourne visiter son pays et que ressurgit la mémoire, dans des visages d’une autre génération. La boucle se ferme quand à la fin Antoine demande des comptes à sa mère, Linh, au sujet de son père, et que nous découvrons qu’il était ce militaire français, si grossier ; quand Marie-Antoinette – après son grand chagrin dû à la confirmation de la mort de son fils en 1939, quand les Allemands avaient fait sauter l’usine d’armements de Bergerac où il travaillait – trouve l’énergie d’organiser une fête, le jour de l’anniversaire de ce fils absent. Les plaies sont vives, les émotions aussi.

Caroline Guiela Nguyen a préparé ce spectacle pendant plusieurs années, forte du constat de l’absence et du silence. A partir des récits entendus elle a écrit un livre, Saïgon, qui a servi de support à l’élaboration du spectacle, parle de destins brisés, d’exil, de rapports de force liés à la colonisation. Après des études en sociologie et en arts du spectacle, et après une formation en mise en scène à l’école du Théâtre national de Strasbourg, elle a créé sa Compagnie, Les Hommes Approximatifs, en 2009 et monté quelques grands classiques. En 2011 elle présente Elle brûle, variations à partir de Madame Bovary, spectacle qui a fait date. A partir de là, la Compagnie travaille sur ses propres récits, parle du monde d’aujourd’hui, des invisibles, des absents. Le chagrin en 2015, montrait les retrouvailles d’un frère, resté dans le village natal et d’une sœur qui a fait sa vie à Paris, après le décès de leur père, chacun revisitant le passé, les histoires et les liens qui les ont constitués. Mon grand amour, en 2016, entrecroisait trois histoires décentrées, dans trois villes.

Avec Saïgon, Caroline Guiela Nguyen montre la réalité de ce que fut la colonisation française en Indochine – dont l’appellation même d’Indochine traduit la vision occidentale de l’Asie du Sud-Est – qui n’a guère été traitée sur les scènes de théâtre et reste largement méconnue, même si Marguerite Duras est passée par là. Lancé en 1858, le processus d’invasion militaire française se prolongea jusqu’au début du XXe siècle, via les opérations militaires officieuses de pacification qui visaient à éliminer les derniers et nombreux îlots de résistances rurales et populaires. Caroline Guiela Nguyen propose avec finesse et intelligence un regard vietnamien sur l’Histoire, par le biais de destins individuels qui croisent la mémoire collective. Comme toujours elle privilégie l’écriture de plateau et crée une réelle dynamique collective, mêlant acteurs amateurs et professionnels, en l’occurence des acteurs français, viêt-kiêu et vietnamiens rencontrés à Hô-Chi-Minh-ville. La chronique qu’elle propose est remarquable. Elle fait théâtre de la souffrance, des larmes et de l’exil, avec une grande maîtrise. Une longue tournée s’annonce.

Brigitte Rémer, le 5 février 2018

Avec Caroline Arrouas, Dan Artus, Adeline Guillot, Thi Truc Ly Huynh, Hoàng Son Lê, Phú Hau Nguyen, My Chau Nguyen Thi, Pierric Plathier, Thi Thanh Thu Tô, Anh Tran Nghia, Hiep Tran Nghia – Ecriture Caroline Guiela Nguyen, avec l’ensemble de l’équipe artistique – mise en scène Caroline Guiela Nguyen – scénographie Alice Duchange – costumes Benjamin Moreau – lumières Jérémie Papin – création sonore et musicale Antoine Richard – composition Teddy Gauliat Pitois – traduction Duc Duy Nguyen, Thi Thanh Thu Tô.

Jusqu’au 10 février 2018 – Odéon-Théâtre de l’Europe/Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès. 75017 – métro Porte de Clichy – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeon.fr

En tournée : du 21 au 23 février 2018 au CDN de Normandie-Rouen – du 6 au 9 mars 2018 au Théâtre Dijon Bourgogne-CDN – les 13 et 14 mars 2018 à La Comédie de Valence – du 4 au 7 avril 2018 au Théâtre de la Croix Rousse-Lyon – mars 2018 Festival Iberoamericano de Teatro de Bogotá, Colombie – du 13 au 15 avril 2018 à la Schaubühne, Berlin, Allemagne – les 25, 26 avril 2018 au CDN de Besançon – du 15 au 18 mai 2018 au Théâtre National Bretagne, Rennes – du 29 mai au 2 juin 2018 au Centre dramatique national de Tours – les 7 et 8 juin 2018 au Festival Theater Formen, Braunschweig, Allemagne – les 13 et 14 juin 2018 Poly Holland Festival, Amsterdam – juin 2018 Théatre de Pékin, Chine – juin 2018 Oriental Arts Centre de Shangai août 2018 Ingmar Bergman International Theater Festival, Stockholm, Suède – 21 22 septembre 2018 Hô-Chi-Minh-ville, Vietnam.